
A la fin de sa vie, en 45 av. J.-C., en pleine guerre civile à Rome, entre César et Pompée, et alors qu’il portait le deuil de sa fille Tullia, Cicéron écrivit un traité philosophique sur la « nature des dieux », De Natura Deorum. Ce livre fut dédié à Brutus, celui-là même qui devait assassiner César, et qui était un ami et un disciple de Cicéron. Il traite des idées des trois principales écoles philosophiques alors en vogue : le stoïcisme, l’épicurisme et l’académisme. Le personnage de Velleius y défend la doctrine d’Épicure, celui de Balbus expose celle des stoïciens, et Cotta adopte les positions de la Nouvelle Académie, dont Cicéron était le plus proche.
Selon la théorie épicurienne, les dieux existent, mais sont des êtres composés d’atomes, qui vivent dans le vide (l’éther intersidéral), sans se soucier du monde ni des hommes. Selon Velleius, ce point de vue est conforme à la raison et à la piété, et il a l’avantage d’écarter toutes les superstitions religieuses. Cotta réfute cette thèse et montre qu’elle est incompatible avec la nature divine, parce qu’elle nie toute intervention des dieux dans les affaires humaines. « Que peut-il y avoir de plus clair et de plus évident que lorsqu’on a levé les yeux vers le ciel et qu’on a contemplé les choses célestes, il existe quelque puissance divine d’une intelligence souveraine qui gouverne ces chosesi ? » Elle contredit de plus les témoignages de la tradition et de la divination, et elle conduit à l’athéisme.
Quant à la doctrine stoïcienne, elle affirme que les dieux sont des êtres parfaits, intelligents et bienveillants; ils gouvernent l’univers et jouent leur partition dans le monde des humains. L’existence de la providence divine peut se déduire de l’évidence de l’ordre et de la beauté du cosmos, de l’accord général des opinions des peuples à son sujet, de la nature rationnelle de l’esprit de l’homme, mais aussi de l’histoire des prodiges et du témoignages des oracles. « Ainsi tout ce qui existe en dehors du monde a été créé pour une autre chose : ces fruits que produit la terre pour les animaux ; les animaux pour l’homme ; le cheval pour être monté ; le bœuf pour labourer ; le chien pour chasser ou garder ; mais l’homme lui-même est né pour contempler le monde et l’imiter – non pas parfaitement mais il en est une certaine partieii. » Cotta, là encore, se fait critique, et il met en évidence les contradictions, les faiblesses et même les absurdités des stoïciens. Il réfute l’idée de la pluralité des dieux, le choix de leurs représentations sous figure humaine, leur action sur le monde et leur prétendue bienveillance envers les hommes. Il dénonce les incohérences d’une providence qui permet le mal et l’injustice, qui favorise les méchants et néglige les vertueux. Il rejette les preuves tirées de la tradition et de la divination, qu’il juge vaines et trompeuses. « Il arrive même souvent que l’autorité de ceux qui se disent maîtres nuit à ceux qui veulent apprendre ; car ils cessent d’exercer leur propre jugement et tiennent pour vrai ce qu’ils voient approuvé par celui qu’ils estimentiii. »
Cicéron ne conclut pas son livre de façon tranchée. Face aux dogmatismes philosophiques, il désire surtout mettre en valeur le « scepticisme » de la Nouvelle Académie. Les principes de celle-ci (acatalepsieiv radicale, suspension du jugement, penchant vers le « vraisemblable ») invitent à suspendre le jugement face aux opinions contradictoires et à prôner avant tout la liberté de pensée. Cicéron ne nie pas l’existence des dieux, mais il remet en cause leur intervention dans les affaires humaines ainsi que leur connaissance de l’avenir.
Le scepticisme de Cicéron, au moins autant que le pyrrhonisme de Sextus Empiricusv et les thèses des philosophes sceptiques, compilées par Diogène Laërce, ont largement influencé les penseurs de la Renaissance, Érasme, Montaigne, Charron, Mersenne, Gassendi, Descartes, Spinozavi. Soit. Mais peut-on rester sceptique aujourd’hui ? Je pense qu’il faut adopter une attitude sceptique, mais surtout à l’égard du scepticisme lui-même. Nous entrons en effet dans une ère de dangers et d’urgences, une ère qui s’annonce mortifère, et calamiteuse, à l’échelle de l’humanité entière. Le monde va à la catastrophe, si rien n’est fait pour le changer. Or, fort peu se fait en fait, semble-t-il. Tout reste à faire, et presque tout doit être « changé », – sauf la liberté de penser, qui elle, ne doit pas être abolie, mais au contraire défendue, encouragée, et même mise au pinacle, et cela quoi qu’il en coûte. Or, les néo-fascismes, les extrémismes de tous bords, montent partout en puissance, en Europe et dans le monde, et ils ont précisément une détestation absolue de la liberté de penser (autrement qu’eux). C’est de ces mouvements fascistoïdes en pleine croissance que vient le danger le plus mortel. Danger contre lequel l’IA elle-même ne pourra rien, car, n’en doutons pas, l’IA sera « programmée » pour soutenir et propager les idées qui vont (provisoirement) donner l’illusion qu’elles vont vaincre, ne serait-ce que parce que l’IA pompe la plupart de ses « idées » des textes et des images dont on la gave.
Le monde entre, c’est l’évidence, dans une période sombre, très sombre. Il n’est plus temps de rester « sceptique ». Il va falloir faire preuve d’une foi irréductible, en l’avenir de la pensée. Et de l’action.
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i« Quid enim potest esse tam apertum tamque perspicuum, cum caelum suspeximus caelestiaque contemplati sumus, quam esse aliquod numen praestantissimae mentis, quo haec regantur? » De Natura Deorum I.2
ii« Sic praeter mundum cetera omnia aliorum causa esse generata, ut eas fruges atque fructus quos terra gignit animantium causa, animantes autem hominum, ut ecum vehendi causa arandi bovem venandi et custodiendi canem ; ipse autem homo ortus est ad mundum contemplandum et imitandum –nullo modo perfectus, sed est quaedam particula perfecti. » (II.8)
iii« Quin etiam obest plerumque iis, qui discere uolunt, auctoritas eorum, qui se docere profitentur; desinunt enim suum iudicium adhibere, id habent ratum, quod ab eo, quem probant, iudicatum uident. » (III.4)
ivDoctrine philosophique qui faisait profession de douter de tout.
vSextus Empiricus.Esquisses pyrrhoniennes (Πυρρώνειοι ὑποτύπωσεις)
viRichard H. Popkin.Histoire du scepticisme d’Erasme à Spinoza. 1995
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