Fruits du Zen


Un maître zen du XIIe siècle, Ou-tsou, s’adressa un jour à ses élèves : « Hier, je suis tombé sur un thème que j’ai pensé pouvoir vous communiquer aujourd’hui. Mais un vieil homme tel que moi oublie facilement, et ce thème m’est complètement sorti de la mémoire ; je ne peux vraiment pas m’en souvenir. » Ou-tsou resta silencieux un instant, puis s’écria enfin : « J’oublie, j’oublie, je ne peux pas m’en souvenir ! » Il reprit cependant : « Je sais qu’il y a dans l’un des Sûtras un mantra connu sous le nom du Roi de la bonne mémoire. Ceux qui ont mauvaise mémoire peuvent le réciter, et ce qu’ils ont oublié reviendra. Eh bien ! Je dois essayer. » Il récita alors le mantra : Om-o-lo-lok-kéi-svāha. Alors battant des mains et riant de tout cœur, il s’écria : « Je me souviens ! Je me souviens ! C’était ceci : quand vous cherchez le Bouddha, vous ne pouvez pas le voir ; quand vous cherchez le Patriarche, vous ne pouvez pas le trouver. Le melon musqué est doux jusque dans sa tige, le melon amer est amer jusque dans sa racine. » Puis il descendit de sa chaire sans rien ajouter.i

Lecteur, puis-je m’en tenir là, sans rien ajouter non plus? Non !

Une autre histoire me revient d’ailleurs en mémoire. Un maître zen, Chou-chan, vivant au Xe siècle, brandit un jour un bâton devant ses disciples : « N’appelez pas ça un bâton, dit-il, car alors vous faites une affirmation ; ne niez pas que cela soit un bâton ; car alors vous faites une négation. En dehors de l’affirmation et de la négation, parlez, parlez ! »

Suivant ce conseil, je n’affirmerai rien ici, non plus, ni ne nierai quoi que ce soit. En revanche, je vais un peu parler, ou plutôt écrire un bref commentaire sur cette histoire de melons.

D’abord, il semblait qu’il s’agissait d’une question de mémoire. La vieillesse est cruelle, et peut faire perdre la mémoire. Mais on peut perdre la mémoire pour d’autres raisons que la seule vieillesse, par exemple quand des protéines amyloïdes viennent s’agréger en plaques et inhibent le fonctionnement des neurones. Je ne crois pas cependant qu’Ou-tsou souffrait de la maladie d’Alzheimer. Ou alors, sous une forme très rare, qui affecterait l’identité même, l’essence (de l’esprit). Est-ce envisageable ? Cette terrible maladie affecte-t-elle seulement la mémoire, ou tue-t-elle l’âme aussi ? Question difficile à trancher. Les facultés de médecine sont bien silencieuses à cet égard. Elles sont aussi fort mutiques quant aux remèdes.

En revanche, dans le cas d’Ou-tsou, le remède était tout trouvé : un mantra, et hop ! Om-o-lo-lok-khéi-svāha… Qu’est-ce que cela veut dire ? Je n’en ai pas trouvé de traduction autorisée. Sans doute la première syllabe est-elle le fameux oṃ (qui désigne le brahman). Le svāha final est une formule classique, que l’on trouve dans beaucoup de mantras, et signifie littéralement « bien dit ! », ce qui équivaut à une sorte d’amen ! Au milieu du mantra, on peut supposer que la syllabe lok appartient au mot loká, « lieu », et « l’Univers ». Quant à la syllabe khe, elle pourrait s’interpréter comme le locatif du mot kha, qui signifie « trou, cavité » mais aussi « espace vide, air, éther ». Le mantra prononcé par Ou-tsou pourrait alors vouloir dire, par exemple : « La réalité suprême (oṃ, le brahman) et l’Univers (loká) sont ‘dans le vide’ (khe). Amen ! ».

La notion de ‘vide’ fait partie des préoccupations des maîtres zen. Un moine demanda à Li-chan : « Toutes choses se réduisent au vide, mais à quoi se réduit le vide ? » Li-chan répondit : « La langue est trop courte pour vous l’expliquer. – Pourquoi est-elle trop courte ? – A l’intérieur et à l’extérieur, elle est d’une seule et même nature, répondit le maître.ii Doit-on en déduire que le vrai sens des choses relève d’une autre nature que celle que la langue peut exprimer, une nature qui n’est extérieure ni intérieure, mais littéralement transcendante ? Cela se pourrait bien. Mais revenons à la perte de mémoire d’Ou-tsou et à son possible rapport au vide.

Le mantra récité à point nommé par Ou-tsou serait une façon de conjurer les effets de ses « trous de mémoire » en lui rappelant que la texture même du monde, ainsi que l’essence du brahman, sont elles aussi pleines de ‘vide’, pleines de trous. Perdre la mémoire serait seulement, dans cette optique-là, une façon de rendre véritablement hommage à l’ordre du monde, et d’honorer en esprit l’essence de la divinité, et de reconnaître le ‘vide’ de cette essence. Le christianisme ne dit pas autre chose : « Heureux les pauvres en esprit »iii. Cette ligne d’interprétation n’est pas à négliger, mais elle ne rend pas entièrement compte de ce qu’Ou-tsou a en tête, me semble-t-il. Maintenant que le mantra fait son effet, Ou-tsou se rappelle ce qu’il avait à dire. « Quand vous cherchez le Bouddha, vous ne pouvez pas le voir ; quand vous cherchez le Patriarche, vous ne pouvez pas le trouver. » Il semble donc inutile de chercher. Quoi qu’on fasse, on échoue. On ne peut rien ‘voir’, ni rien ‘trouver’. Ou alors y aurait-il un autre sens, plus caché ? Peut-être faut-il chercher (le Bouddha) pour enfin voir qu’il n’y a rien à ‘voir’ (en lui) ? Peut-être faut-il chercher (le Patriarche) pour enfin trouver qu’il n’y a rien à ‘trouver’ (en lui) ? Cela serait en assez bonne conformité avec l’enseignement du bouddhisme… Mais peut-on se contenter de cette interprétation, un peu facile ? Non, on ne le peut pas. La preuve, c’est qu’Ou-tsou lui-même éprouve le besoin de conclure sa parabole, non sans une certaine virtuosité, par l’étrange allégorie des deux melons, le musqué et l’amer. Le melon ‘musqué’, appelé aussi en français melon ‘cantaloup’, et en latin cucumis melo, se dit ‘muskmelon’ en anglais. Ce melon là n’a rien à voir avec Elon Musk, naturellement. Quant au melon amer, ou ‘margose’, son nom botanique est Momordica charantia. De quoi ces deux sortes de melons sont-ils ici la métaphore ? On pourrait avancer que, de par la disposition du texte, le melon musqué représente le ‘Bouddha’, et que l’amer représente le ‘Patriarche’. Mais qui est ce ‘Patriarche’ ? Peut-être est-il « l’Ancien des Jours » ? Et donc le Dieu créateur, selon le judaïsme ancien ? Étymologiquement, le mot ‘patriarche’ vient du grec πατὴρ, père, et ἄρχειν, commander, et signifie donc le « père qui commande » . Mais on pourrait aussi préférer à ἄρχειν le mot ἀρχή, « principe, origine, fondement ». Dans ce cas le sens originel du mot ‘patriarche’ ferait référence au principe fondamental qui est à l’origine de toute la création, – le principe même de l’engendrement de toute la Réalité. Dans ce cas, le concept même de ‘Patriarche’ paraîtrait contrevenir aux dogmes fondamentaux du bouddhisme, et pourrait sembler incarner une sorte d’antonyme du Bouddha. D’ailleurs, Ou-tsou semble mettre en scène une sorte de contraste ou même d’opposition entre le ‘doux’ Bouddha et le Patriarche ‘amer’, tout en y ajoutant une nuance supplémentaire : « Le melon musqué est doux jusque dans sa tige, le melon amer est amer jusque dans sa racine. » Qu’est-ce que signifient ces références à la ‘tige’ et à la ‘racine’ ? Cela signifie que le melon musqué, ou le Bouddha, si l’on accepte l’analogie, communique son essence, son ‘musc’ et sa ‘douceur’, à tout ce qu’il produit et engendre. En revanche, l’amertume du melon amer, celle du ‘Patriarche’, provient de ses racines, elle est en lui depuis l’origine.

Le Bouddha engendre la ‘douceur’, elle est en son essence, et il la communique à tout ce qui sort de lui, jusque dans la fin des temps .

Au contraire, le Patriarche exsude son essentielle amertume, qui, depuis l’Origine, saveur âcre, amère, se tient déjà là, en son sein.

Qu’attendre d’un maître zen ? Aucune affirmation, aucune négation, cela est sûr. On peut seulement, fuyant les phrases toutes faites, les entendre parler, parler, et puis se taire.

Nous pouvons aussi, quant à nous, à leur suite, nous taire, ou bien parler.

Ou bien nous pouvons aussi continuer à faire notre marché aux idées, en quête de melons bien mûrs, – ou de pêches bien dures.

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iD.T. Suzuki. Essais sur le bouddhisme zen, Première série. Trad. Jean Herbert. Albin Michel, 2023, p. 338

iiIbid. note 1, p. 320

iiiMt 5,3

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