
Lisant Élisée Reclus, je visualise des paysages d’idées, des images incises, variées. Dans la rade de Rio-Hacha, la mer est « jaune de méduses », de nombreuses tortues franches y « naviguent de concert », des cormorans (appelés busos) « plongent gauchement », tandis que des bandes de tangatangas, « se perchant sur le dos d’oiseaux massifs attendent qu’ils aient saisi une proie pour la leur ravir ». Souvent dans l’eau de la rade, apparaît le monstre marin. « Donnez-moi dix sous, pour que j’aille saluer le requin » disent les gamins aux spectateurs sur le bord de la plage. « Puis ils nagent jusqu’auprès de l’animal, se glissent sous son ventre et lui appliquent un coup de pied : le monstre s’enfuit avec toute la rapidité de ses nageoires.»i
Puis, sans transition, c’est là le génie de l’anthologie, je passe au basque, non pas le pays, ou la pelote, mais la langue, l’Eskuara, telle que Reclus la voit (par les yeux de Chaho): « La grammaire euskarienne se distingue entre toutes par une admirable simplicité et par une régularité invariable qui n’admet aucune exception à ses règles ; on peut dire qu’elle réalise l’idéal de la perfection philosophique du langage. Tous les noms euskariens sont conjugables, ce qui revient à dire qu’il y a en euskarien autant de verbes que de mots, richesse qu’aucune langue connue ne partage avec cet idiome. En outre, tous les mots, quels qu’ils soient, peuvent être conjugués synthétiquement de la manière la plus régulière et la plus complète. La langue euskarienne conjugue tous ses noms avec le verbe être-avoir, et non seulement les noms, mais les adverbes de lieu ; et non seulement ces adverbes, mais leurs diminutifs, approximatifs, augmentatifs, et, comme on compte ceux-ci par douzaines, cela fait pour chaque adverbe une douzaine de conjugaisons différentes. Dans cette langue, toute lettre, toute syllabe, est comme les touches sonores d’un clavier : chacune d’elles rend un son intellectuel, une note, et joue son rôle dans l’harmonie de la pensée. Les combinaisons entre les verbes, leurs sujets et leurs régimes, sont presque innombrables ; mais leur parfaite régularité rend ces formes multiples très faciles à apprendre. Ainsi, on compte 1045 formes pour le présent de l’indicatif du verbe être-avoir, ce qui donne plus de 10 000 formes pour le verbe entier, et cependant pas un enfant basque ne commet d’erreur dans son langage. Le mécanisme de la langue basque, ses inversions, ses désinences grammaticales, facilitent singulièrement la versification. »ii
Plus de mille formes pour le seul présent de l’indicatif d’un seul verbe ! Un verbe qui, d’ailleurs, semble n’être ni ‘être’ ni ‘avoir’, mais les deux, et qui en fusionne souverainement, mystérieusement, les doubles (et apparemment compatibles) profondeurs. Enfin une langue qui ne se contente pas seulement d’être ou d’avoir, mais qui, ne voulant manquer de rien, les additionne, les réunit, les conjoint et les conjugue !
Piqué de curiosité, je lâche mon Reclus pour me précipiter sur deux ou trois grammaires basques, réunies à la hâte.
J’apprends que parmi les traits caractéristiques de l’Eskuara, il y a ses racines, qui sont le plus souvent monosyllabiques, et présentent rarement plus de deux syllabes. Elles sont tellement simples, ces racines, qu’elles épuisent toutes les combinaisons de lettres entre un petit nombre de syllabes. Ainsi : jan, manger ; jin, venir ; jun, aller ; jo, frapper ; jos, lier… Il y a aussi son système extrêmement élaboré de suffixes et de terminaisons, modifiant souplement la signification des mots. Ainsi l’idée exprimée par le mot handi, ‘grand’, se modifie de près de soixante manières différentes.
Ainsi ce mot ‘gigantesque’ : Handicheghiňituarenekoarenareki, « avec celui de celui, qui appartient à celui qui a été fait tant soit petit peu trop grand » (mot, il est vrai un peu charabia, forgé par A.Th. d’Abadie et J. Augustin Chaho, Études grammaticales sur la langue euskarienne, Paris, Arthus Bertrand Libraire, 1836, p.178).
L’Eskuara appartient à la famille des idiomes polysynthétiques, si riche et si variée, et dont on trouve des exemples remarquables chez les peuples d’Amérique. Pour s’en faire une idée on pourra lire un article de ce Blog, consacré à la langue et à la grammaire ojibwé, « Des personnes ‘autres qu’humaines’ ».
En langue Eskuara, l’article est aussi un suffixe qui particularise et s’ajoute au verbe comme au nom. Ainsi, l’Eskualdun (le locuteur basque) dira seme, fils ; semea, le fils ; hor, là ; horra, voilà ; ez, non ; eza, est-ce que non ? ; bai, oui ; baia, oui interrogatif. Notons que ce mot baiane peut s’écrire dans aucune autre langue sans un signe de ponctuation, mais que le basque se passe de ce signe interrogatif.
Niz, je suis ; niza, suis-je ?; nizana, ‘le qui suis’, ou suivant la phraséologie française, ‘celui qui suis’. On voit que cet a final joue toujours le même rôle, celui d’isoler ou de préciser l’idée.
Moïse, sur le mont Horeb, si YHVH eût été basque, eut entendu « nizana niz »…
L’Eskuara n’admet pas de pronom, à moins qu’on ne veuille consacrer toute une partie du discours pour déterminer les rapports entre les interlocuteurs, en utilisant alors un petit nombre de noms de relation. Les pronoms possessifs en Eskuara seraient, en latin, des génitifs. Ni, moi ; nere, de moi ou mien ; nerea, le mien, etc. Le ‘qui’ et le ‘que’ relatifs s’expriment dans le verbe, soit par une modification totale, soit par affixe en postposition. « Je suis celui qui suis », nizana niz ; « que je suis », nizala ; « que je sois », nadin, etc.
La langue Eskuara possède deux mots qui résument tout particulièrement le génie de son système verbal et doublent son domaine.
Le premier, ari, exprime la modification active dans ce qu’elle peut avoir de plus général, de plus vague et de plus indéterminéiii. Il fait office de participe présent ou de gérondif :
Ari nadin, que je sois étant ou faisant
Ari niz, je suis étant ou faisant
Arikoniz, je serai étant ou faisant
Ariren niz, je serai étant ou faisant
Aritzearekin tout en étant faisant
Le second, eraz, est un factitif (‘faire que’) ; il exprime l’impulsion communiquée vers toute espèce de modification active.
Ces deux mots, ari et eraz, peuvent se combiner :
Ari eraz dezadan, que je fasse être faisant
Ari erasten dut, je le fais être faisant
Ari erasi dut, je l’ai fait être faisant
Ari erasiko dut, je le ferai être faisant
Cette puissance de nuances me fait soudainement rêver à de tout autres métaphysiques que celle de Descartes ! Non plus simplement « je pense donc je suis », mais des formes infiniment plus complexes comme : « Que je me fasse pensant que je sois étant en pensée de me faire être étant… » !
Il y a surtout ce verbe « être-avoir » qui m’intrigue. Les grammaires basques disent que le verbe se rend de deux manières, 1° par des verbes conjugués, par ex. det, j’ai ; dezu, tu as, etc ; et 2° par des noms verbaux accompagnés d’un auxiliaire. On ne dit pas ‘je vois, je marche’, mais : ‘je l’ai en vue, je suis dans le marcher, ou, dans l’action de marcher’. Ainsi ikusten det, je le vois (je l’ai en vue) s’analyse de la manière suivante : ikuste, substantif verbal, voir ; n, suffixe correspondant à : en, dans ; ikusten, ‘dans le voir’ (en vue) ; det, auxiliaire, je l’ai.
Des grammaires distinguent deux verbes auxiliaires, le verbe euki, ‘eu’ (avoir) et le verbe izan, ‘été’ (être). Le verbe izan est très irrégulier. L’impératif contient quatre radicaux, zaren, ‘sois’ ; den ou biz, ‘qu’il soit’ ; izan adi, ‘qu’il soit’. Cependant, selon un grammairien, l’Abbé Inchauspe, en réalité « il n’y a qu’un verbe et une conjugaison ». Pour d’autres grammairiens, les verbes euki, ‘eu’ et izan, ‘été’, sont essentiellement différents, par leur radical, par leur conjugaison, et par leur signification. Mais l’Abbé Inchauspe diffère: « il n’y a qu’un verbe ; ce verbe a deux voix ; la voix intransitive et la voix transitive. » Cela signifierait qu’il n’y a qu’un seul radical, modifié de manière à exprimer respectivement l’ être et l’avoir. Mais ses contradicteurs, mettant en regard les deux présents de l’indicatif, estiment que ce n’est pas la bonne interprétation: dut, j’ai naiz, je suis, puis les autres personnes: duk / aiz; du / da; dugu / gera; duzute / zerate; dute / dira…
A qui donner raison ? Il faudrait aller plus avant, plus profondément. Chaque lettre compte. C’est toute une architecture de nuances précisées, empilées, lettre par lettre… Dut est formé de d, qui est la caractéristique du pronom accusatif ‘le’ ; u, est le radical ; t, est la caractéristique du pronom nominatif ‘je’ (quand il est suffixé). Naiz est formé de n, caractéristique du pronom nominatif ‘je’ (quand il est préfixé), et ai est ici le radical.
J’avoue que j’en perds mon latin.
Parmi les partisans de l’existence de ce mot valise ‘avoir-être’ , n’appartenant qu’à l’Eskuara, il y a M. Archu qui traduit le nom verbal izatea par « avoir et être » et det par « j’ai, et je suis »iv. Selon lui, « j’ai » est la traduction littérale ; « je suis » est la traduction mot à mot de izatea… Mais quelle est la différence entre ‘traduction littérale’ et ‘traduction mot à mot’ ? De plus comment peut-on traduire ‘mot à mot’ un seul mot, – izatea ?
Tous ces mystères me dépassent et me ravissent…
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iElisée Reclus, in Libre nature. Ed. Héros-Limite, 2022, p.38-39
iiAugustin Chaho, cité par Elisée Reclus, in Libre nature. Ed. Héros-Limite, 2022, p.43-44
iiiA.Th. d’Abadie et J. Augustin Chaho, Études grammaticales sur la langue euskarienne, Paris, Arthus Bertrand Libraire, 1836, p.179
ivCité in W.J. Van Eys. Essai de grammaire de la langue basque. Amsterdam, 1867, p.56-57, Note 1
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