La science dépassée


Les sciences sont devenues politiques de part en part, asservies aux intérêts qui les font vivre. Elles doutent entièrement d’elles-mêmes, mais continuent de produire des résultats à la demande. L’autorité des bailleurs de fonds efface toute critique possible ; il s’agit de continuer d’avancer à tout prix, de continuer de produire des données circonscrites, de produire des solutions à des problèmes créés par des solutions antérieures. La science s’auto-dévore, s’auto-critique en permanence depuis les Lumières, mais elle reste bien incapable de critiquer la civilisation même dont elle est issue. La science n’a aucune perception claire d’elle-même, ni de ses fins. Elle est un outil docile, dubitatif et désenchanté au service d’une fin qu’elle ignore, mais dont elle contribue à miner l’aboutissement par ses insuffisances, et par ses succès mêmes. Les provinces ultra-spécialisées de la science se limitent les unes les autres par leurs complexités irréconciliables, et sont instrumentalisées en permanence par les intérêts économiques et politiques. Elles contribuent à l’opacité générale, au déficit de compréhension, malgré leurs successives et fracassantes innovations. Bien loin de briser les tabous des croyances anciennes, elles incarnent désormais les nouveaux tabous, ceux qui servent les maîtres du moment. Les pistes qu’elles ouvrent, les portes qu’elles entrebâillent sont aussi nombreuses que celles qu’elles ferment, qu’elles ignorent, et qui pourtant…

Qu’est-ce que la science peut dire au sujet de l’imprévisible ? Qu’est-ce que la rationalité peut déduire à propos de données et de perspectives irrationnelles ? Qu’est-ce que l’hyper-spécialisation peut tirer d’un état général des choses ? De quoi serait faite une science hyper-spécialisée du général, de l’avenir et de l’interdisciplinaire?

La critique du monde est nécessaire, plus que jamais, mais il n’est pas certain que la science puisse jouer un rôle fiable en cette matière surplombante, irrationnelle, intuitive et inaboutie, par construction. La modernité fut largement basée sur les sciences, on le sait assez. La post-modernité devra apprendre à dépasser la science moderne en inventant des formes impensables de collaboration entre des zones éloignées du cerveau, de la culture et de l’expérience humaine. Sceptique parce que nécessairement critique, la science manque de foi, sauf en elle-même bien entendu. Le renversement méta-moderne aura besoin d’une science plus fine, plus subtile, plus profonde, plus modeste, et plus ambitieuse. La science méta-moderne doit d’abord se mettre à la recherche des conditions de ses propres ruptures, par le moyen de la critique épistémologique et de la sociologie du savoir. Il faudra bien voir que les « données », les « faits » ne sont que des accumulations de réponses étroites à des questions mal posées. La critique, le doute, la mise en question radicale devront s’appliquer aux conditions mêmes de l’exercice du pouvoir scientifique, et à ses liens structurels avec l’état des choses, avec l’état du monde. La science est plus que jamais nécessaire mais notoirement non suffisante. Qu’elle démontre sa capacité à se réformer, ou bien elle disparaîtra à son tour dans les oubliettes de l’histoire.

L’ère écrasée


Nous sommes les témoins d’une mutation mondiale qui affecte progressivement toutes les formes de l’ancienne civilisation industrielle, en voie de disparition. Celle-ci avait provoqué, dès le début du 19ème siècle, un exode rural massif et prolongé. Depuis, l’urbanisation n’a cessé de transformer la texture même des sociétés industrialisées. Aujourd’hui, l’urbanisation s’accélère, prenant une dimension planétaire. On observe dans les vastes zones urbaines et suburbaines un clivage tranché entre les actifs, encore pourvus d’emplois – dont le nombre et la qualité déclinent, et un nombre croissant de chômeurs, ayant perdu pratiquement tout espoir de retrouver jamais du travail, inemployables dans des sociétés à l’économie post-industrielle.

Ce chômage structurel précarise de plus en plus massivement les conditions d’existence de multitudes d’individus isolés, mis au rebut par le marché du travail et dévalués par une société qui a complètement changé de paradigme en quelques dizaines d’années. Qui peut lutter contre le profond dysfonctionnement du système économique et social; qui peut aller contre des tendances lourdes, séculaires ? Le « politique »?

Ce mouvement de fond est loin d’avoir fini sa course dévastatrice. Il va être poussé au bout de sa logique, jusqu’à l’extrême. La post-modernité sera toujours plus destructrice de ce que furent les fondements de la modernité, à savoir les idéaux de liberté individuelle et d’égalité de base entre les membres d’une même société. De nouvelles formes de féodalités et de barbaries apparaissent déjà aux marges des zones les plus riches et les plus développées. Demain, cette néo-féodalisation et cette néo-barbarie se mondialiseront, sous la férule de maffias impitoyables, de toutes sortes d’obédiences, et aux méthodes analogues : la cruauté, le mépris absolu de l’humain, et la prise en main progressive de toutes les formes de pouvoir, économique, financier, politique, institutionnel et médiatique.

Dans ces nouvelles sortes de sociétés, des multitudes de solitudes, sans liens, sans foi, sans prêtres, sans classes, sans partis, erreront à la recherche d’une survie possible. Ces foules immenses d’individus stochastiques ne feront plus partie de ce qu’on appelle encore la « société ». La vie sociale sera réservée pour quelque temps encore, à ceux qui tiennent le haut du pavé. Les exclus du système auront-ils les moyens de se regrouper, de former des alliances ? Les mouvements révolutionnaires du XXème siècle trouveront-ils des héritiers parmi les déshérités du XXIème siècle ? Tout est possible, et certes, rien n’est sûr. Tout peut arriver, et toujours l’impensable arrive. Il suffit d’attendre. Pour le moment, la post-modernité continue sa course folle. Le capital ne cesse de se concentrer. L’individu ne cesse de s’isoler. Les formes sociales historiques se dissolvent. Les liens traditionnels s’évanouissent. Les savoirs, les normes, les croyances se perdent. Le désenchantement s’imbrique dans la texture des âmes. A cela s’ajoutent, sous prétexte de « sécurité », des formes de contrôle social de plus en plus totalitaires dans leur visée ultime, et déjà violentes, déshumanisantes, et demain, généralisées, du berceau à la tombe.

Dans des sociétés acculturées, sans mémoire, sans repères, sans projet, sans avenir, la barbarie transculturelle, transnationale, peut prospérer. Les institutions du passé continuent encore de vivoter sur leur lancée, tentant de préserver, malgré toutes les contradictions, leur façade collective. Elles signalent par leur vestiges, une ère en passe de disparaître à jamais. L’horizon des sociétés se rétrécit sans cesse, au propre et au figuré. Il n’y a plus que de l’enfer au bout des voyages. Narguant les frontières, un système général d’insécurité se met globalement en place, sur fond de pauvreté, de fanatisme, de chômage systémique. On forme des générations entières, inemployables, impertinentes, inutilisables. Les jeunesses du monde sont précarisées. Leurs diplômes sont dévalorisés. Leurs perspectives ne cessent de se restreindre. Les formations proposées sont de plus en plus anachroniques, sans prise sur une réalité insaisissable, mais restent des filtres puissants, omniprésents, de sélection par le vide, d’exclusion à l’usure, et de réification par l’absurde. On forme les jeunes foules à une sorte de néo-analphabétisme, où rien n’est vraiment su, et rien ne sert vraiment. La post-modernité ne porte rien sinon le signe répété de sa fin, de son déclin. C’est une ère caractérisée par la perte des formes historiques de pensée, des modes d’existence. Remplacées par rien. L’époque tâtonne. Aveugle et sans bras, elle sautille sur ses petites jambes. Tout se mélange. La culture et la nature s’indifférencient dans l’entropie générale, dans le brouillage de toutes les logiques. Le seul principe suprême confirme la radicalité du fossé, désormais ontologique, celui qui ne cesse de s’approfondir entre la grande richesse et toutes les pauvretés, les innombrables figures de l’homme écrasé.