La parole parle


Seizième jour

La présence du mystère se trahit parfois en se redoublant. En s’appliquant à lui-même le mot se met en abîme, la parole se dévoile en se voilant, et révèle la présence du gouffre. Pour expliquer cette idée un peu obscure, je voudrais utiliser des extraits émanant de textes appartenant à deux traditions différentes: la Kena-Upanişad et la Bible.

La Kena-Upanişad :

« Par qui est poussée la parole que l’on dit ? L’œil et l’oreille, quel dieu les attelle ?

Car il est l’oreille de l’oreille, le mental du mental, la parole de la parole et aussi le souffle du souffle, l’œil de l’œil. » – (KU, 1, 1-2)

L’homme est « habité » par la parole ; il ne parle pas, mais il est « parlé » par elle. Il n’est pas le maître de sa parole mais l’instrument de celle-ci. C’est en fait le Dieu qui parle dans la parole, c’est le Dieu qui écoute dans l’oreille, c’est le Dieu qui souffle dans le souffle. C’est seulement de Brahman que l’on dit qu’il est, lui, la « parole parlante ». C’est Brahman seul qui possède le pouvoir des mots, les mots qui crient, les mots qui chantent, les mots qui psalmodient et qui officient le sacrifice.

La Bible présente aussi un Dieu qui crée par sa Parole. De la Parole même émane donc une Parole créatrice, et une création parlante. La tradition hébraïque proclame d’un côté l’unicité absolue de Dieu, mais elle reconnaît néanmoins une cause seconde, une Parole qui se détache de Dieu, qui naît de lui, et qui agit dans le monde. Voici plusieurs exemples de ce phénomène, attesté par des citations de prophètes hébreux, collectées par Eusèbe de Césarée.

Moïse parle explicitement de deux Seigneurs quand il dit : « L’Éternel fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu; d’auprès de l’Éternel, du haut des cieux. » (Gen. 19,24)

Le texte hébreu est le suivant :

כד וַיהוָה, הִמְטִיר עַלסְדֹם וְעַלעֲמֹרָהגָּפְרִית וָאֵשׁמֵאֵת יְהוָה, מִןהַשָּׁמָיִם

On note la répétition du tétragramme YHVH comme agent initial de l’action, et comme partenaire actif. On remarque aussi l’usage de l’expression מֵאֵת יְהוָה, « d’auprès de YHVH ». Le Seigneur YHVH fait pleuvoir le feu et le souffre, et ce Seigneur vient « d’auprès » le Seigneur YHVH et du « plus haut des cieux ».

On retrouve ce dédoublement ailleurs. Le roi David psalmodie :

« Le Seigneur (YHVH) a dit à mon Seigneur (Adonaï): Siège à ma droite » Ps. 110 (109) – 1

Comment comprendre que le Seigneur (Adonaï) siège à la droite de lui-même (YHVH)? Et si ce n’est pas lui-même, qui est donc ce Seigneur (Adonaï), qui est à la droite du Seigneur (YHVH), et qui abat les rois, fait justice des nations, et qui est « prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisedech » ?

Le même David dit encore:

« Par la parole de YHVH les cieux ont été faits, par le souffle de sa bouche, toute leur armée. » Ps 33(32)-6

Il y a bien la bouche de Dieu, mais aussi son Souffle et sa Parole. Parole et Souffle sont-ils clos dans l’unicité divine, ou sont-ils capables de prendre prise sur le monde, de prendre sens pour l’homme?

David présente enfin cette même Parole comme étant le sauveur de ceux qui ont besoin de lui quand il dit :

« Il a envoyé sa Parole, et il les a guéris » Ps 106(107)-20.

Pour conclure ici ce billet, qui ne fait qu’ouvrir et effleurer une immense discussion, je voudrais seulement noter l’analogie structurelle du rôle de la « parole » divine au sein de deux grandes traditions spirituelles. Ces traditions éloignées se rejoignent pour affirmer que le Dieu parle, que cette parole est divine, et qu’elle habite et sauve les hommes qui la parlent.

La banalité de l’exception


Je suis frappé, en ce moment de mondialisation apparente, par la montée des nationalismes, des régionalismes, des tribalismes, et des sectarismes religieux de tous acabits. Plus le monde interagit, sous toutes les formes, et dans un certain désordre il est vrai, plus il semble que les crispations identitaires se multiplient.

Ce n’est pas un phénomène complètement nouveau. Les Russes du 19ème siècle avaient tendance à mépriser « l’Occident » européen pour lui préférer le mythe grand-russe d’une « Eurasie » dominant le monde, et dont Moscou serait la Rome éternelle. Piotr Tchadaïev écrivait en 1836 dans sa « Première Lettre Philosophique » : « Nous n’appartenons ni l’Ouest ni à l’Est ». Pouchkine, Gogol, Dostoïevski ou Tolstoï cherchèrent tous à leur manière à déterminer l’identité russe, qui ne pouvait être ni européenne ni asiatique, mais quelque chose de spécifique assurément, appelée alors « eurasiatique » par ces nationalistes russes. Cet ancien rêve d’une Eurasie russe est soigneusement entretenu, aujourd’hui encore, par les sbires au pouvoir, toujours à la recherche d’une idéologie populiste et nationaliste qui puisse plonger le peuple russe dans l’oubli de leurs propres turpitudes. Il ne faut pas chercher plus loin les soubassements profonds de l’annexion de la Crimée et des troubles fomentés en Ukraine, et hier, de la philosophie des opérations en Tchétchénie ou en Géorgie. Vladimir Poutine, cet homme de grande culture, et formé aux meilleures écoles, n’hésite pas à citer Nicolas Berdiaev, auteur de L’Idée russe. Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe et début du XXe siècle, pour appuyer la défense de ses thèses. Les médias russes, bien connus pour leur capacité critique et leur indépendance d’esprit, et l’Église orthodoxe, toujours encline au césaro-papisme, abondent en ce sens, laissant entendre que l’Occident veut en effet « humilier » la Russie, avec l’aide de quelques oligarques traîtres à leur patrie, d’ONGs financées par la CIA, d’homosexuels, et de Pussy Riot.

Mais n’oublions pas que ces quelques territoires ne sont après tout qu’une toute petite partie du rêve grand-russe. Il s’agit seulement, pourrait-on dire, d’une sorte d’escarmouche préparatoire, en attendant de plus coriaces guerres pour le contrôle des immenses richesses de l’Extrême-Orient ou des fonds marins de l’Arctique. Au delà de ces vicissitudes, ce qui dure, ce qui est pérenne, c’est bien le discours de l’exception russe, de sa destinée éternelle.

Mais tout cela, l’exception, le destin, la nation, le peuple, est d’une grande banalité, et n’a vraiment rien d’exceptionnel. Il est facile de retrouver les accents de revendications similaires à l’exception identitaire sous toutes les latitudes, en Chine, en Inde, au Japon, aux États-Unis, et dans bien d’autres lieux encore, mais aussi parmi nombre d’adeptes de telle ou telle religion, qui font parfois coïncider exception religieuse et exception nationale.

Au Japon, la mythologie religieuse du shinto l’atteste, nous sommes au « pays des dieux ». Toute cette terre bénie des dieux est imprégnée de leur présence immanente. L’Archipel nippon émergea comme première terre hors de l’océan originel, de par la volonté divine. La terre japonaise est donc sacrée. Cette idéologie de l’élection divine avec son corollaire impérial fit quelques dégâts au 20ème siècle, on s’en souvient. Mais si le pays a bien dû en rabattre depuis, vu les circonstances, les extrémistes continuent sans faiblir à revendiquer l’exception nippone. Des philosophes de l’Ecole de Kyoto comme Nishida Kitaro ou Tetsurō Watsuji brodent sur la supériorité inhérente de la pensée japonaise dont les capacités intuitives dépasseraient naturellement la pensée logique censée être le mode de pensée de l’Occident. C’est un peu court, certes, mais cela passe étonnamment bien. Le retour du Japon sur la grande scène du monde fait partie du programme du premier ministre, Shinzo Abe, qui n’hésite pas à jouer sans mesure de la corde du nationalisme, notamment contre ses grands voisins, la Chine et la Russie. L’heure de la revanche sur les navires noirs du commandant Perry aurait-elle enfin sonné ?

Loin d’être une exception, la pensée profondément réactionnaire de l’exception revient aujourd’hui à la mode, cent ans après 1914 et le premier déchaînement mondial de haines nationales contre d’autres haines nationales. Cette boucherie gigantesque semble ne pas avoir suffi. On est toujours prêt à repartir en guerre contre l’autre, contre le différent, contre le non-soi. De quels carnages futurs le 21ème siècle sera-t-il le témoin ? Des territoires immenses pourraient bientôt sombrer dans l’infinie barbarie des guerres civiles. Des hommes politiques, récemment élus, dans des pays qui ne sont pas petits, comme l’Inde, tiennent des discours de haine nationaliste et religieuse, et se font élire grâce à eux. Narendra Modi, premier ministre de l’Inde depuis mai 2014, membre du BJP, en reprend les thèmes anti-musulmans. Les plus extrémistes de cette mouvance, désormais au pouvoir, veulent reconstruire le temple de Rama sur le site de la moquée de Babur à Ayodhya (Uttar Pradesh). En décembre 1992, cette mosquée a été rasée par des activistes hindous encadrés par le VHP et le RSS, provoquant des émeutes communautaires ayant coûté la vie à des milliers d’individus dans tout le pays. On ne peut s’empêcher de penser à l’analogie avec les extrémistes juifs qui veulent reconstruire pour la troisième fois le Temple de Jérusalem à l’emplacement du Mont du Temple, à la place du Dôme du Rocher (ou mosquée Al Aqsa). En janvier 2014, plusieurs colons israéliens ont envahi la mosquée Al Aqsa sous escorte policière, avec à leurs têtes Yehuda Glick, ancien président de l’Institut du Temple (actuellement en charge de la fondation du patrimoine de l’Institut du Temple), une organisation israélienne visant à reconstruire le temple, détruit par Titus en 70 ap. J.-C..

Pour revenir à l’Inde, la situation semble suffisamment préoccupante pour qu’un tribunal états-unien situé à New York ait demandé, en septembre 2014, à Narendra Modi de répondre du chef d’accusation de « tentative de génocide » en relation avec les émeutes anti-musulmanes de 2002.

Je suis certain que cette remontrance, venant d’un haut lieu du droit international, va calmer les ardeurs anti-musulmanes de ce dirigeant bien élu, mais mal luné. Dans un récent article, Pankaj Mishra, auteur entre autres de From the Ruins of the Empire, semble cependant d’un avis différent. Il qualifie l’idéologie du BJP et du RSS de « vaste désolation spirituelle et de crise intellectuelle profonde ». De riches hommes d’affaires indiens viennent en aide à M. Modi, comme Rajiv Malhotra, qui (c’est une manie!) vante à son tour la vision du monde « intuitive » des Indiens et sa supériorité intrinsèque sur la logique occidentale. Des intellectuels et écrivains, fort reconnus en « Occident », n’hésitent pas à apporter leur soutien. Ainsi V.S. Naipaul, qui avait déclaré en 1976 : « L’Inde est une civilisation blessée », a salué la destruction de la mosquée de Babur en 1992, et a qualifié cet événement de « réveil national ».

Au mois d’octobre 2014, le chef du RSS, parti de l’ultra-nationalisme hindou, a exigé que tous les citoyens indiens soient désormais identifiés comme « hindous », car l’Inde est une « nation hindoue », et il a appelé lors d’une intervention télévisée à s’en prendre aux « infiltrés musulmans ». Il a demandé également le boycott des produits chinois, pour faire bonne mesure.

Les médias de cour parlent beaucoup ces temps derniers des guerres au Moyen Orient, et de la montée en puissance du terrorisme islamiste. La menace est grave, imminente, profonde. Soit. Mais qu’il me soit permis de dire ici que le nationalisme islamiste n’est que l’une des manifestations d’un mal beaucoup plus profond, beaucoup plus subversif, beaucoup plus menaçant pour la paix dans le monde, à savoir l’irruption tous azimuths de la revendication des identités clamant leur « exception », leur « élection », leur « unique essence », leur « spécifique culture », leur « génie ».

Il semble qu’il n’y ait rien de plus banal aujourd’hui que de revendiquer l’exception et l’élection.

Tout cela finira mal.