Mers et forêts


On compare souvent le cyberespace à un océan. On parle de « surfer » sur des « mers » d’information, et sur des « vagues » incessantes de nouvelles technologies…

Pourquoi cette omniprésence de la mer, et cette relative absence de la forêt dans les métaphores de la société de l’information ?

Sans doute cela vient-il du rôle historique joué par les océans : ils séparent les continents mais les relient aussi. Dans l’imaginaire collectif, la forêt reste un lieu sombre et profond, peu propice aux échanges entre les hommes.

Il est à noter que, mer ou forêt, la simulation virtuelle de la nature, de ses formes, de ses volumes, de ses lieux, reste une pierre d’achoppement pour les techniques de l’image de synthèse. Certes on obtient de beaux effets de simulation, mais sont-ils satisfaisants ?

Je ne sais si un arbre virtuel pourrait tenir son rang, face à l’arbre chanté par Rainer Maria Rilke dans ses Poèmes français :

 

Arbre qui peut-être

pense au-dedans

Arbre qui se domine

se donnant lentement

la forme qui élimine

les hasards du vent.

 

L’arbre unit la terre au ciel, il relie ses racines avides aux généreux nuages.

L’arbre est à la fois dedans et dehors. Cela suffit à le rendre difficilement représentable virtuellement, dans sa profondeur et son déploiement. Mais l’arbre n’est pas absolument irreprésentable. Malgré toute la difficulté qu’il représente, l’arbre n’est pas le défi ultime du virtuel. Le défi ultime, c’est plutôt la forêt vivante, dans toutes ses dimensions, comme métaphore de la richesse bariolée des sociétés. Notre planète tout entière a besoin de ses forêts, poumons de lumière, tamis lucides. Elle en a plus besoin encore comme de territoires pour le rêve. Il ne faut pas réduire les arbres à des équations chimiques et les forêts à des comptes d’exploitation. Quelle courte vue que de se contenter de rationaliser la vivante nature! Nous avons besoin de libres mers et de murmurantes forêts. Il faut les protéger de nos mortifères métaphores, si pauvres, clichés bus comme lie.

La trop bavarde « Société mondiale de l’Information » veut nous imposer des modèles mentaux et instrumentaux répétitifs et standardisés.

Ne nous laissons pas faire. Prenons le temps de prendre la mer, ou d’errer en forêt. Contrairement aux apparences, ni la vague ni la feuille ne se répètent jamais. De la bruyante canopée aux silencieux enlacements des rhizomes invisibles, d’autres métaphores, moins bleues, mais plus vertes, nous invitent à changer sans cesse de regard sur ces mondes que nous habitons sans les voir.

STIC STAC STOC


(Quasi-fiction)

Tout le monde est fiché désormais sur trois fichiers mondiaux à la fois décentralisés, en apparence, mais  recentralisés en sous-main par quelques chevaux de Troie et de multiples portes de derrière bien placées.

Ces trois fichiers s’appellent STIC, STAC et STOC.

STIC est le Système de Traitement des Infractions Constatées, bien connu des Français. C’est un fichier de la police qui a commencé à faire parler de lui dès le début du siècle, en France, mais qui a connu un succès dépassant largement les frontières.

STAC est le fichier de tous les accès personnels à la Toile mondiale (web, blogs, appels téléphoniques, mobiles, mails, transactions financières, micropaiements, etc…) avec enregistrement de toutes les informations (détails des contacts impliqué, réseau social élargi concerné, contenu de la transaction).

STOC est le fichier de tous les objets présents sur la planète et disposant d’une étiquette numérique. Cette étiquette est un nano-implant. Dans le temps cela s’appelait une étiquette RFID ! Bon,, donc le STOC enregistre les données de tous les objets, macro, micro ou nano, possédant un tag électronique avec GPS miniaturisé intégré, et  permettant de géo-localiser n’importe quoi en temps réel (un stylo, un missile ou une protéine).

Heureusement il y a des zones d’ombres dans ce fichage généralisé : ce sont les « réalités intermédiaires » qui n’ont pas encore été repérées par les fichiers parce qu’elles sont hybrides, mi chèvre, mi-chou. C’est dans ces réalités-là, véritables catacombes du futur que se cachent quelques humanistes poursuivis par Léviathan v2.09 le grand ordonnateur de STIC, STAC, STOC.

Dans ces interstices, ils cherchent à élaborer la théorie politique qui permettra de montrer les mensonges éhontés véhiculés par Léviathan v2.09, et à créer un sursaut dans la population.

La question politique qui se pose en 2043 est celle de la résistance

Mon point de vue : le contrôle total implique la négation de l’individu, puis l’instauration d’un régime tyrannique, qui ne peut survivre que par la violence, et surtout par le mensonge général.

Léviathan v2.09 est un « parti politique mondial », qui a le pouvoir depuis maintenant 13 ans, mais qui est surtout un faux-nez pour un groupe de pression occulte, rassemblant une poignée d’investisseurs extrêmement puissants (ils possèdent le monopole matériel et logiciel sur les trois fichiers mondiaux Stic Stac Stoc et tous leurs usages civils et militaires) et de quelques idéologues ultra… Par là, ils contrôlent l’essentiel de ce qui est publié par les médias commerciaux, mais disposent aussi d’informations privilégiées sur tous les aspects de la vie publique et privée de 99% de la population du G33 (le groupe des 33 pays les plus riches du monde, correspondant à 92% de la richesse mondiale).

 

La fin de l’histoire :

Sous la conduite de Paul Sim, l’un des meneurs du mouvement mondial de résistance, les résistants obtiennent grâce à la coordination mondiale des meilleurs hackers mondiaux les résultats suivants :

– Le fichier STIC est envahi par des virus d’un nouveau type, très discrets mais très subversifs, créant de très nombreuses erreurs indétectables,  le rendant provisoirement inefficace.

– Le fichier STAC est rendu inopérant par la prolifération de pseudonymes aléatoires, rendant le traçage très délicat.

Par ailleurs, le fichier STOC, le plus dangereux et le plus délicat à détourner, fait l’objet d’une campagne de « résistance » mondiale et d’une lutte passive (les gens n’achètent plus les objets taggés, mais des objets garantis « libres de tags », venant notamment de coopératives autonomes) ou active : arrachage ou brouillage des étiquettes RFID.

L’ensemble des internautes du monde entier reçoit le 14 juillet 2029 un rapport montrant la collusion de Léviathan avec les lobbies des 3 fichiers, et surtout les preuves irréfutables de la complicité de Léviathan dans le Krach mondial sur les valeurs boursières du  NEOCLAQ qui a eu lieu 3 mois auparavant.

Une grève mondiale s’ensuit. Le gouvernement Léviathan v2.09 tombe. De nouvelles élections sont programmées….

 

L’introduction

Paul Sim sort de son immeuble-tour  de 105 étages, situé près de Paris dans le « 93 », qui est  devenu un quartier chic et bourgeois . On voit les écrans de contrôle de l’immeuble qui enregistre tous les détails (heure accès ascenseurs, vidéo haute-fidélité des passagers de l’ascenseur, description des objets taggés : vêtements portés par Paul Sim, objets dans le porte-documents, ….)

Pour accéder au Téléport, contrôle facial, biocontrôle et contrôle de la conformité des objets taggés en RFID sont nécessaires.

Soudain, dans le Téléport, deux messages apparaissent  sur tous les portables, sur les écrans muraux, etc …

  1. « Krach sur le NEOCLAQ, la bourse des valeurs techno » et  2. « Chute de 70% du Dolyen par rapport à  l’Eurouble  ».

On apprendra par la suite que ce n’était qu’une fausse rumeur destinée à provoquer un vrai mouvement de panique, pour le plus grand profit de quelques intérêts.

 

Paul Sim se rend à une réunion dans un endroit secret, équipé de puissants systèmes de visioconférence, totalement indétectables par Stac – parce que secrètement hébergés dans des institutions au-dessus de tout soupçon, pour rencontrer virtuellement les chefs de la résistance.

 

Une partie de l’histoire consiste à décrire le monde des « réalités intermédiaires » utilisés par les résistants pour échapper aux contrôle du monde « réel », capable de saisir des images ou des sons, mais pas ce qui est « entre »  eux, dans les interstices du réel-virtuel.

La réalité augmentée est devenue la plus grande « catacombe » virtuelle,  « non-lieu » de prédilection de la résistance mondiale.

Un savoir sans savoir


« Il n’y a pas de dieu qui s’occupe à philosopher, ni qui ait envie d’acquérir le savoir, car il le possède. » Ainsi commence un célèbre paragraphe du Banquet.

Il continue de cette manière. « Pas davantage quiconque possède le savoir ne s’occupera à philosopher. Mais, de leur côté, les ignorants ne s’occupent pas non plus à philosopher et ils n’ont pas envie d’acquérir le savoir; car c’est essentiellement le malheur de l’ignorance, que tel qui n’est ni beau, ni bon, ni intelligent non plus, s’imagine l’être autant qu’il faut. Celui qui ne pense pas être dépourvu n’a donc pas le désir de ce dont il ne croit pas avoir besoin d’être pourvu. – Dans ces conditions, quels sont, Diotime, ceux qui s’occupent à philosopher, puisque ce ne sont ni les savants, ni les ignorants? – Voilà qui est clair, répondit-elle, un enfant même à présent le verrait: ce sont les intermédiaires entre l’une et l’autre espèce, et l’Amour est l’un d’eux. Car la science, sans nul doute, est parmi les choses les plus belles; or l’Amour a le beau pour objet de son amour; par suite, il est nécessaire que l’Amour soit philosophe et, en tant que philosophe, intermédiaire entre le savant et l’ignorant. »

C’est un texte plein de chiasmes et de zeugmes. C’est d’ailleurs là la marque des grands moments d’écriture. Les mots s’y entrechoquent, ils font crépiter les étincelles, comme des silex assemblés. Ces brillances rendent aussi plus marquées les obscurités celées. « L’Amour est l’un d’eux ». D’où vient cette idée bizarre? Qui a donné à Diotime sa vision? Autre zeugme (si! si!):  « L’Amour est philosophe ». Quelle bonne surprise! Comme cela semble paradoxal, stimulant. La suite ne l’est pas moins. « En tant que philosophe, il est intermédiaire entre le savant et l’ignorant ». C’est l’évidence, s’il n’est ni l’un ni l’autre c’est qu’il est entre les deux. Même un enfant le verrait! Mais pourquoi pas au-dessus, ou à côté, ou ailleurs, ou à la fois nulle part et partout, en miettes et en totalités? Les mots permettent beaucoup de choses, les idées plus encore.

Le texte coule de sa source, pourtant son sens n’est pas très sûr, me semble-t-il. Les pièges abondent. Les pistes pullulent. Pourquoi un dieu qui « saurait » ne philosopherait-il pas? Son savoir est-il fixe, à jamais? Les dieux sont-ils figés dans leur « possession » ? Et les ignorants n’ont-ils vraiment pas envie de sortir de leur condition? Bloc pur de savoir contre bloc massif d’ignorance?

L’idée d’intermédiaire porte en elle la fin des catégories, du moins leur désagrégation ou leur fusion. C’est déjà aussi en germe (bien avant l’heure) une sorte de « fin des récits », idée ô combien « post-moderne ». L’idée de la fusion et du mélange est introduite comme métaphore du savoir philosophique – savoir propre qu’il faut soigneusement distinguer du savoir scientifique. Ce dernier est rangé parmi « les choses les plus belles ». Alors que la philosophie, comme intermédiaire, est toujours entre la beauté et la laideur, entre le savoir et l’ignorance. C’est un savoir qui se sait sans savoir. Toujours en décalage donc.

Mais de quoi ce décalage, ce retrait, cet écart, cette distance, sont-elles le nom? Je propose de reprendre l’idée du clinamen, que Lucrèce et son propre maître, le grand Epicure ont popularisée. Sans toutefois l’éclairer beaucoup, tant elle est profonde.

Un savoir sans savoir. Une avancée sans avancée. Et un saut de côté.