
Du courage avant toute chose. Il ne faut pas craindre la peur. La terreur ne représente rien, pour qui entreprend ce long voyage, dans l’obscurité d’abord presque totale, en se détachant de son corps, apparemment, et aussi de toutes choses terrestresi. Ensuite, il faut être plus que fort, il faut être dur comme du basalte, forgé dans des volcans premiers. Il va falloir affronter un tel feu, qu’une âme tendre brûlerait d’emblée avant d’avoir seulement senti l’évanouissement instantané de son néantii. C’est alors que commence l’exode. Trois choses sont nécessaires : la connaissance de la grandeur, la connaissance de la bassesse et le mépris pour toutes les chosesiii. Le danger est extrême – la mort rode, elle est palpable, proche, inflexible. Mais on ne la redoute pas, on la désire, telle une luciole le feu. Il ne faut pourtant pas mourir, mais s’il le fallait on le voudrait. Ce serait une erreur fatale, que de succomber à quelque appel trompeur, intempestif, venu d’ailleurs. En théorie, on la désirerait alors de toute son cœur, mais quelle erreur ! La solitude même ne me délivrerait pas de cette tentationiv. La mort est à portée de main mais elle se cache. Elle tarde. Où se tapit-elle ? Elle se tient au centre de l’œil, comme un glaucome, qui voudrait grandir, et tout dévorer de son ombre. Ou comme un feu, qui tout embraseraitv. Mais mon âme est un monde. Le croirez-vous ? C’est même un monde plus vaste que l’univers. Cela semble impossible. Pourtant il en est ainsi. Elle est si vaste qu’elle contient même le Tout ‒ le Tout qui contient tout. Ce Tout-là ne fait que commencer ; sa totalité est à jamais inaccomplie. Il est toujours tout en tous, et tous nous en faisons partie, nous l’habitons, dans ses demeures innombrablesvi. Innombrables, mais non indénombrables. Parmi elles, il y a la septième, qui vaut le voyage. De quoi est faite cette ‘septième demeure’ ? Il y a là un souvenir extrêmement ancien, inscrit dans les gènes humains depuis bien avant le Paléolithique. L’homme-oiseau, le chamane de Lascaux, y fit séjour. Et Inanna, la Divinité sumérienne de l’amour, de la guerre et de la sagesse, y descendit jadis, il y a six mille ans, à Sumer. Le récit du voyage d’Inanna sous terre raconte sa quête dans l’abysse primordial, au royaume de Kur, où règne la mort. Elle franchit successivement sept portes, fortement gardées, et se dépouilla à chaque fois d’une pièce de ses habits, pour enfin arriver nue devant la Divinité de la Mort. Hénoch, quant à lui, on ne sait jusqu’à quel ciel il allavii. Élie, non plus, on ne sait ce qu’il en vitviii. Jonas en revanche plongea au fond de l’Abîmeix. Paul fut ravi au ‘troisième cielx’. Seulement le troisième ? Pourquoi pas le ‘septièmexi’, ou le ‘septante-septième’, ou le ‘sept milliardième’ ? Qu’importe le nombre. L’ivresse est infinie, on veut sans cesse avancer dans la profondeur, s’immiscer dans la hauteur. Les cieux sont des métaphores de l’indéfinissable. Comme le sont les abysseset les abîmes. Le grec « abyssos » (άβυσσος) signifie littéralement « sans fond ». Le terme est repris en latin et devient « abyssus », puis à la forme superlative « abyssimus », d’où en français « abysme » puis « abîme ». En sumérien, abysse se dit abzu, mot étymologiquement composé des cunéiformes AB 𒀊 ‘océan cosmique’ et ZU 𒍪, ‘connaître’. L’abzu est la demeure de la Divinité Enki. Le Dieu Enki sera nommé plus tard Aya dans les langues sémitiques antiques, comme l’akkadien, – nom qui n’est pas sans analogie avec le nom hébreu יָהּ Yahxii. Au début de la Genèse, il est dit que des ténèbres couvraient « la face de l’Abîmexiii ». Le psalmiste, plongé en son tréfonds, implore : « Des abysses de la Terre remonte-moixiv ! » Jonas se remémore: « l’Abîme m’entouraitxv ». Dans le mysticisme allemand, diverses variantes du concept d’abîme ont été dénotées grâce à la flexibilité des prépositions : Abgrunt, Ungrund, Urgrund… Maître Eckhart, Jacob Boehme, et plus tard, Schelling, Hegel et Heidegger ont décliné l’idée d’abîme, entre non-fond ou fond « sans-fond » et fond primordial. Maître Eckhart, au début du 14e siècle, a développé une théologie négative de l’Abgrunt. L’âme humaine peut retrouver en elle les traces de son origine, et y découvrit son essence, son fond originel ‒ en allemand Grunt (dans sa graphie médiévale,) et plus tard Grund. En ce fond primordial, qui n’est justement pas un fond (Grunt) mais qui est réellement « Sans-Fond » (Ab-Grunt), elle peut s’efforcer de percevoir l’infinité de ce qui est sans fond. Pour Jacob Böhme aussi, l’Abîme est l’image apophatique de l’origine. Il définit celle-ci négativement comme ce qui « n’a ni fond, ni commencement, ni lieu ». Elle est comme ce qui est « un Rienxvi », un Ungrund (« Sans-fond »), là où existe une volonté elle-même « sans-fond, incompréhensible, sans nature et sans créature, […] qui est comme un Rien et pourtant un Tout, […] qui se saisit et se trouve en soi-même et qui enfante Dieu de Dieuxvii .» Mais comment sait-on que l’abîme est un abîme « sans fond » ? Il faut y descendre et aller voir l’absence de tout fond. C’est la tâche du poète ou du mystique. Rilke, par exemple, tenta par les mots une quête abyssalexviii, dont tout philosophe du langage (comme Heidegger par exemple) peut après coup apprécier l’effort, mais dont le mystique sent l’intrinsèque inanité. Il faut être Jankélévitch pour supputer une position intermédiaire et arguer : « Dieu est une sorte de rien abyssal, et pourtant la vérité ne s’abîme pas dans cet abîme, ni ne s’écroule dans ce précipicexix ». Thérèse, elle, n’a aucune crainte de l’abîme ou du précipice. Elle y rencontre non pas « un » Dieu, mais trois Personnes, « dans un étonnement qui augmente de jour en jour ». Elle voit clairement qu’« elles sont dans l’intérieur de son âme, dans l’endroit le plus intérieur, et comme dans un abîme très profond […] Elle ne saurait dire ce qu’est cet abîme si profond, mais c’est là qu’elle sent en elle-même cette divine compagniexx. » Mais que voit-elle exactement ? Le divin maître dans sa forme trinitaire ? Dieu lui-même ? Et qu’y fait-il ? Les visions de Thérèse, à dire vrai, évoluent considérablement, selon les époques. « Elle n’avait jamais vu le divin maître se montrer ainsi dans l’intérieur de son âme. Il faut savoir que les visions des demeures précédentes diffèrent beaucoup de cette dernière demeure ; de plus, entre les fiançailles et le mariage spirituel, il y a la même différence qu’ici-bas entre de simples fiancés et de vrais époux […] Cette mystérieuse union se fait au centre le plus intérieur de l’âme, qui doit être l’endroit où Dieu lui-même habite. Aucune porte là, dont il ait besoin pour entrer […] Le divin maître apparaît au centre de l’âme, non par une vision imaginaire mais par une vision intellectuelle plus délicate encorexxi. »xxi L’image du mariage, par contraste avec celle de « simples fiançailles », est puissamment évocatrice. Le mariage mystique doit être entièrement consommé. Alors « L’âme, ou mieux l’esprit de l’âmexxii devient une même chose avec Dieu. Afin de montrer combien il nous aime, Dieu, qui est esprit lui aussi, a voulu faire connaître à quelques âmes, jusqu’où va cet amour […] il daigne s’unir de telle sorte à une faible créature, qu’à l’exemple de ceux que le sacrement de mariage unit d’un lien indissoluble, il ne veut plus se séparer d’elle. Après les fiançailles spirituelles, il n’en est pas ainsi, plus d’une fois on se sépare. De même, après l’union, car bien que l’union consiste à réunir deux choses en une seule, et définitive, ces deux choses peuvent être disjointes et aller chacune de leur côté […] Dans le mariage spirituel, au contraire, l’âme demeure toujours avec Dieu dans le centre dont j’ai déjà parléxxiii. » Dans la mythologie grecque, Zeus s’unit à Héra, et la métaphore poétique qui en rend compte est celle de la pluie qui féconde la terre. Une métaphore analogue est employée par la mystique d’Avila. Mais pour elle, la pluie s’unit non à la terre, mais à l’eau vive. « L’union du mariage spirituel est plus intime : c’est comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière, ou une fontaine, s’y confond tellement avec l’autre eau qu’on ne peut plus ni séparer ni distinguer l’eau de la terre et l’eau du ciel ; c’est encore comme un petit ruisseau qui entrerait dans la mer et s’y perdrait entièrementxxiv. » L’image de l’humble ru qui finit par se fondre dans la mer me fait penser à un poème de Swinburne, dédié à Proserpine, déesse de la Mort. Les eaux lasses, libérées d’un trop grand amour de la vie, de l’espoir et de la peur, coulent lentement, mais assurément, vers la merxxv.
L’eau s’unit à l’eau, comme le ru à la mer, – et la mer en Avila n’est pas la mort, c’est la vie.
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iThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.261 : « Pensez-vous que ce soit peu de choses et qu’il faille peu de courage lorsque l’âme se voit privée de ses sens et se croit séparée de son corps, sans comprendre ce qu’elle devient ? Il faut que Dieu accorde à l’âme une si haute faveur, lui donne encore le courage nécessaire. »
ii« Je ne suis point tendre, et j’ai, au contraire, le cœur si dur que cela me cause quelque fois de la peine. » Ibid. p.268
iii« Le démon ne saurait lui donner les trois choses que je vais dire, et qu’elle possède à un très haut degré. La première, une connaissance de Dieu qui, à mesure qu’il se découvre, nous communique une idée plus haute de sa grandeur. La seconde, la connaissance de nous-même et un sentiment d’humilité, à la seule pensée qu’une créature, qui n’est que bassesse en comparaison de l’auteur de tant de merveilles, ait osé l’offenser et soit encore assez hardie pour le regarder. La troisième, un souverain mépris pour toutes les choses de la terre. » Ibid. p. 260
iv« Sa vie est un dur tourment quoique mêlé de délices, et elle soupire très vivement après la mort. Aussi demande-t-elle à Dieu, avec des larmes fréquentes, de la retirer de cet exil. Tout ce qu’elle voit la fatigue ; elle ne trouve de soulagement que dans la solitude. » Ibid. p. 262
v« Ici, l’âme se trouve embrasée d’un tel amour, que très souvent, à la moindre parole qui lui rappelle que la mort tarde à venir, soudain, sans savoir ni d’où ni comment, il lui vient un coup, et comme une flèche de feu […] La blessure est pénétrante. Et cette blessure, à mon avis, n’est point faite à l’endroit où nous ressentons les douleurs ordinaires, mais au plus profond et au plus intime de l’âme, à l’endroit où le rayon de feu, en un instant, réduit en poussière tout ce qu’il rencontre de notre terrestre nature. » Ibid. p. 322-323
vi« Nous devons, mes filles, nous représenter l’âme, non pas comme un coin du monde étroit et resserré, mais comme un mode intérieur, où se trouvent ces nombreuses et resplendissantes demeures que je vous ai fait voir ; il le faut bien, puisqu’il y a dans cette âme une demeure pour Dieu lui-même. » Ibid. p. 339
viiGn, 5,24
viii2 R 2,11
ixJon 2,6
x2 Cor 12,2
xi« Il veut, avant le mariage spirituel, la faire entrer dans cette septième demeure qui est la sienne. Car le Ciel n’est pas son seul séjour, il en a aussi un dans l’âme, séjour où il demeure lui seul et que l’on peut nommer un autre ciel. » Thérèse d’Avila. Op.cit. p. 337
xiiYah est l’un des noms bibliques de YHVH. Il est composé des deux premières lettres יה du Tétragramme יהוה, et il s’emploie dans l’expression הַלְלוּ-יָהּ Allélou Yah ! (Ps 113 ; Ps 118)
xiiiGn 1,2 : עַל-פְּנֵי תְהוֹם, ‘al-pnéï tehom
xivPs 71,20
xvJon 2,6
xviJ. Böhme, De la signature des choses (De signatura rerum, oder Von der Geburt und Bezeichnung aller Wesen, 1622), VI, 8.
xviiJacob Böhme 1623, cité par König, 2006, p. 52
xviii« Rainer Maria Rilke est-il un poète en temps de détresse ? Quel est le rapport de son dire poétique avec l’indigence de l’époque ? Jusqu’où descend-il dans l’abîme ? Jusqu’où le poète parvient-il, une fois posé qu’il va aussi loin qu’il le peut ? » Martin Heidegger. « Pourquoi des poètes ? » in Chemins qui ne mènent nulle part, traduction Wolfgang Brokmeier, Gallimard, Paris, 1986, p. 329.
xixV. Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1966.
xxThérèse d’Avila. Le château intérieur. Trad. de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Rivages Poche. 1998, p.341
xxiIbid. p. 346
xxiiUne expression comparable à « l’esprit de l’âme » se trouve dans le Zohar, qui parle du « souffle du souffle ». Le Zohar explique que la Sagesse ou Ḥokhmah, est symbolisée par la première lettre du Tétragramme, c´est-à-dire la lettre Yodי , et qu’elle est aussi appelée le « souffle du souffle ». Voir mon article https://metaxu.org/2020/10/11/la-sagesse-et-י/
xxiiiIbid. p.347-348
xxivIbid. p. 349
xxv« From too much love of living
From hope and fear set free,
We thank with brief thanksgiving
Whatever gods may be
That no life lives for ever;
That dead men rise up never;
That even the weariest river
Winds somewhere safe to sea. »
Algernon Charles Swinburne. The Garden of Proserpine

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