Minuit sonne-t-il ou l’aube blêmit-elle déjà ?


« Un Million d’Anges » ©Philippe Quéau 2024 ©Art Κέω 2024

Les métaphores me fatiguent. Leur pauvreté (stylistique et rhétorique), leur répétition (paresseuse, voire lymphatique), leurs biais (implicites, et parfois, retors, délibérés), me sont de plus en plus insupportables. Pourtant, elles envahissent les médias, fort complaisants à l’égard des polémistes qui en abusent ad libitum. La demande agonistique de l’époque l’exige sans doute. Une tribune d’Edgar Morin dans Le Monde, parue ce matini, en regorge. Le propos se veut catastrophiste (« nous allons vers de possibles catastrophes »), mais il s’empresse de récuser immédiatement le « Catastrophisme ». Il annonce, après tant d’autres, une « course vers le désastre », et surtout la « crise de l’humanité », qui est d’ailleurs une « polycrise » (à savoir « une crise écologique, économique, politique, sociale, civilisationnelle » laquelle, de plus, « va s’amplifiant »). En conséquence, Morin prône la « résistance » (de l’Esprit, naturellement, il ne s’agit pas encore de prendre les armes), – superbe formule, suivie d’un paragraphe gluant de métaphores convenues, entraînant vers les profondeurs du Mythe, et rappelant le combat éternel entre Éros et Thanatos (« La résistance préparerait les jeunes générations à penser et à agir pour les forces d’union de fraternité, de vie et d’amour que nous pouvons concevoir sous le nom d’Éros, contre les forces de dislocation, de désintégration, de conflit et de mort que nous pouvons concevoir sous les noms de Polemos et Thanatos »).

La première métaphore du texte de Morin (« Il est minuit ») avait déjà été employée en 1939. « S’il est minuit dans le siècle : lorsque Victor Serge a publié le livre qui porte ce titre, en 1939, année du pacte germano-soviétique et du dépeçage de la Pologne, il était effectivement minuit et une nuit irrévocable allait s’épaissir et se prolonger pendant cinq ans. N’est-il pas minuit dans notre siècle ? »

Pourquoi « minuit », et pas trois heures du matin ? La nuit n’est-elle pas déjà bien avancée ? Ou bien, faut-il comprendre que les petites heures de la nuit, qui restent encore à venir, verront des catastrophes bien pires encore que les deux guerres en cours, que Morin décrit ainsi : « Celle d’Ukraine a déjà mobilisé l’aide économique et militaire d’une partie du monde, avec une radicalisation et un risque d’élargissement du conflit. » Quant à l’autre guerre, Morin l’évoque comme n’étant qu’un « foyer »: « Un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Proche-Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023, suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza. Ces carnages, accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes, ont réveillé la question palestinienne endormie. Ils ont montré à la fois l’urgence, la nécessité et l’impossibilité d’une décolonisation de ce qui reste de la Palestine arabe et de la création d’un État palestinien. » Je ne peux m’empêcher de m’étonner, une fois encore, de l’importance de cette date du 7 octobre 2023, constamment répétée dans les médias, comme si tout partait de là, comme si Rabin n’avait jamais été assassiné et les accords d’Oslo sciemment torpillés, comme si le Hamas n’avait pas été délibérément créé et financé par le gouvernement d’Israël, comme si, réellement, la « question palestinienne » s’était « endormie » jusqu’à ce 7 octobre, – nouveau 11 septembre. Il fut pourtant un temps où la « question palestinienne » n’existait pas encore, en tant que telle. En revanche, on se rappelle que Karl Marx a écrit Sur la question juive en 1843, et, cent ans plus tard, Jean-Paul Sartre a publié Réflexions sur la question juiveii. Les questions se suivent et ne se ressemblent pas, ni les réponses que l’histoire leur a apportées. Cela n’échappe pas à Morin, qui a le mérite d’une certaine lucidité sur ce qui pourrait encore arriver, ou ne pas arriver : « Comme nulle pression n’est, ni ne sera, exercée sur Israël pour arriver à une solution à deux pays, on ne peut prévoir qu’une aggravation, voire un élargissement de ce terrible conflit. C’est une leçon tragique de l’histoire : les descendants d’un peuple persécuté pendant des siècles par l’Occident chrétien, puis raciste, peuvent devenir à la fois les persécuteurs et le bastion avancé de l’Occident dans le monde arabe. »

C’est là un problème grave, tragique, même, sans nul doute. Mais il y a beaucoup plus grave encore, malheureusement. C’est l’avenir même de l’humanité qui est aujourd’hui menacé. Menacé par quoi ? Pour commencer, elle est menacée par le progrès des sciences et des techniques. « Le progrès scientifique technique qui se développe de façon prodigieuse dans tous les domaines est la cause des pires régressions de notre siècle. C’est lui qui a permis l’organisation scientifique du camp d’extermination d’Auschwitz ; c’est lui qui a permis la conception et la fabrication des armes les plus destructrices, jusqu’à la première bombe atomique ; c’est lui qui rend les guerres de plus en plus meurtrières ; c’est lui qui, animé par la soif du profit, a créé la crise écologique de la planète. »

Elle est menacée, de surcroît, par la pensée elle-même, en pleine régression. « Notons – ce qui est difficile à concevoir – que le progrès des connaissances, en les multipliant et en les séparant par des barrières disciplinaires, a suscité une régression de la pensée, devenue aveugle. Lié à une domination du calcul dans un monde de plus en plus technocratique, le progrès des connaissances est incapable de concevoir la complexité du réel et notamment des réalités humaines. Ce qui entraîne un retour des dogmatismes et des fanatismes, ainsi qu’une crise de la moralité dans le déferlement des haines et des idolâtries. »

Comment ne pas être d’accord ? Morin est plus que centenaire, mais il a bon pied, bon œil, Dieu merci, et il a le mot juste, la formule qui frappe. Surtout, comme jadis déjà, au temps des bêtes brunes et blondes, il a le bon réflexe, celui de la résistance. « La première et fondamentale résistance est celle de l’esprit. Elle nécessite de résister à l’intimidation de tout mensonge asséné comme vérité, à la contagion de toute ivresse collective. Elle nécessite de ne jamais céder au délire de la responsabilité collective d’un peuple ou d’une ethnie. Elle exige de résister à la haine et au mépris. »

Je suis d’accord avec vous, Monsieur Edgar Morin. Que vos paroles éveillent mille âmes, qu’elles fassent éclore un million d’idées, et qu’elles incitent des légions d’anges (c’est là une métaphore, je le souligne, mais aussi une image, je n’en disconviens pas) à venir en aide à cette pauvre Humanité, en proie à une déshumanisation rampante et accélérée.

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iLa Rédaction du journal Le Monde a publié en ligne, ce lundi 22 janvier 2024, la « tribune » d’Edgar Morin avec ce chapô synthétique : « Multiplication des guerres, réchauffement climatique, essor des régimes autoritaires : le monde court au désastre, mais il nous faut résister à la haine, estime, dans une tribune au « Monde », le sociologue et philosophe. »

iiSur la Question juive est un article de Karl Marx écrit en 1843 et publié en 1844 à Paris sous le titre allemand Zur Judenfrage. L’essai de Jean-Paul Sartre Réflexions sur la question juive a été publié en 1946.

Les robots intelligents croient en la résurrection


Au 2ème siècle de notre ère, l’Empire romain est à son apogée et domine une bonne partie du monde antique. Sur le plan religieux, l’époque est au syncrétisme. De son côté, le christianisme naissant commence à se diffuser autour de la Méditerranée et arrive à Carthage. Mais il a déjà fort à faire avec les sectes gnostiques et diverses hérésies.

Il valait mieux ne pas mélanger religion et politique. L’Empire ne tolérait ni les revendications d’autonomie, ni les religions qui pouvaient les encourager.

La seconde guerre judéo-romaine (132-135), déclenchée par Bar-Kokhba, se termina par l’expulsion des Juifs hors de Judée. Jérusalem fut rasée par Hadrien, et une ville nouvelle fut bâtie sur ses ruines, Ælia Capitolina.

La Judée fut débaptisée et appelée Palestine, du mot « Philistin » dénommant un des peuples autochtones, d’ailleurs cité par la Bible (Gen. 21, 32 ; Gen. 26, 8 ; Ex. 13, 17).

L’empereur Hadrien mourut trois ans après la chute de Jérusalem, en 138, et l’on inscrivit ces vers, dont il est l’auteur, sur sa tombe:

« Animula vagula blandula
Hospes comesque corporis
Quæ nunc abibis in loca
Pallidula rigida nudula
Nec ut soles dabis iocos ».

Ce qui peut se traduire ainsi :

« Petite âme, un peu vague, toute câline,

hôtesse et compagne de mon corps,

toi qui t’en vas maintenant dans des lieux

livides, glacés, nus,

tu ne lanceras plus tes habituelles plaisanteries. »

A peu près à la même époque, Apulée, écrivain et citoyen romain d’origine berbère, né en 123 à Madauros, en Numidie (actuelle Algérie), vint parfaire ses études à Carthage. Apulée devait devenir un orateur et un romancier célèbre, ainsi qu’un philosophe platonicien. Son platonisme l’incitait à croire qu’un contact direct entre les dieux et les hommes était impossible, et qu’il fallait donc qu’il y eût des êtres « intermédiaires » pour permettre des échanges entre eux.

Cela c’était la théorie. Sans doute pour tester les limites de la question du contact entre le divin et l’humain, Apulée a aussi raconté de façon détaillée la relation amoureuse, quant à elle plutôt directe et fusionnelle, du dieu Éros (l’amour divin) et de la princesse Psyché (l’âme humaine), dans un passage de ses célèbres Métamorphoses. Cette rencontre d’Éros et Psyché reçut un accueil extraordinaire et entra derechef dans le panthéon de la littérature mondiale. Elle a depuis été l’objet d’innombrables reprises par des artistes de tous les temps.

Mais les Métamorphoses sont aussi un roman à tiroirs, picaresque, érotique et métaphysique, avec une bonne couche de deuxième et de troisième degrés. Il y a plusieurs niveaux de lecture et de compréhension emmêlés, qui en assurent la modernité depuis presque deux millénaires.

La fin du roman est centrée sur le récit de l’initiation de Lucius aux mystères d’Isis, effectuée à sa demande (et à grands frais) par le grand prêtre Mithras. Lucius ne peut rien nous révéler des mystères de l’initiation, bien entendu.

Seule concession au désir de curiosité des « intelligences profanes », Apulée place dans sa bouche quelques vers un peu cryptiques, juste avant que le héros ne s’avance dans l’édifice sacré, vêtu de douze robes sacerdotales, afin d’être présenté à la foule comme « la statue du soleil ».

Voici ce que Lucius dit alors:

« J’ai touché aux confins de la mort, après avoir franchi le seuil de Proserpine, j’ai été porté à travers tous les éléments, et j’en suis revenu. »i

Et une descente aux Enfers, une.

La descente dans l’Hadès était l’aventure ultime de l’initié. Il y avait déjà eu dans la littérature quelques prestigieux prédécesseurs, comme Orphée, ou dans un autre ordre de référence, moins littéraire et certes moins connu dans le monde gréco-romain, comme la descente de Jésus aux Enfers.

L’époque était friande du voyage au pays des morts. A la même période, vers 170, sous Marc Aurèle, parut d’ailleurs un curieux texte, les Oracles Chaldaïques, se présentant comme un texte théurgique, avec une tonalité beaucoup plus sérieuse.

Il ne faut pas plaisanter avec la mort.

« Ne te penche pas en bas vers le monde aux sombres reflets ; le sous-tend un abîme éternel, informe, ténébreux, sordide, fantomatique, dénué d’Intellect, plein de précipices et de voies tortueuses, sans cesse à rouler une profondeur mutilée ».ii

Mille huit cent quarante cinq ans plus tard, où en sommes-nous ? Faut-il se pencher sur les profondeurs, les explorer ou surtout ne pas en parler ?

Les religions principales du moment offrent une image fort confuse du problème, et semblent d’ailleurs faire davantage partie de ce dernier que d’une quelconque solution.

La culture populaire reste fascinée par la question. Par exemple, dans Battlestar Galactica, les Humains sont en guerre totale contre les Cylons, des robots qui se sont révoltés et qui ont évolué rapidement, se reproduisant notamment sous forme de clones disposant d’un corps biologique, semblable en apparence à celui des êtres humains.

Les Humains sont adeptes d’une religion polythéiste. Ils prient « les dieux de Kobol » et errent dans l’espace à la recherche d’une planète mythique appelée Terre, dont personne ne sait exactement si elle existe ni où elle se trouve. Ils sont guidés par leur Présidente, qui a des visions, et qui sait déjà qu’elle mourra sans voir la Terre promise. Ils sont impitoyablement pourchassés par les Cylons qui ont déjà exterminé la quasi totalité de la race humaine.

Les robots Cylons professent quant à eux, avec une grande énergie, leur foi en un dieu unique, qu’ils appellent « Dieu ». Les Cylons sont fort intelligents. Ils n’ont pas peur de mourir, car ils disent (aux Humains qui les menacent), que si leur corps est détruit, alors leur esprit sera « téléchargé » en ce « Dieu ».

Il y a malgré tout un problème. Les communications intergalactiques peuvent être fort déficientes en cas de crise. Que devient l’esprit d’un Cylon en cours de téléchargement, errant dans l’espace sans avoir pu être capté par un relais de communication ?

Battlestar Galactica. Les Oracles chaldaïques. L’Évangile de Jésus. Les Métamorphoses d’Apulée. L’épitaphe d’Hadrien.

Il y a ceux qui errent sans fin dans la nuit glacée (Hadrien, l’Oracle chaldaïque). Et ceux qui, après être descendu aux Enfers, reviennent du royaume des morts (Orphée, Lucius, Jésus).

Entre ces deux options, les Cylons de Battlestar Galactica, ces robots très intelligents et très croyants, ont résolument choisi la plus prometteuse.

Qu’en conclure ?

i Apulée, Métamorphoses, 11, 23

iiOracles Chaldaïques. Fr. 163 (tr. fr. E. des Places, Belles Lettres, 1996, p. 106).