
Lors d’Imagina 93, j’ai organisé la première liaison mondiale de télévirtualité, avec immersion en 3D de deux personnes situées l’une à Monte-Carlo (le Père Jean-Michel Di Falco, porte-parole de l’épiscopat français), et l’autre à Paris (la conservatrice du musée de Cluny, Mme Vingtain). L’abbaye de Cluny avait été reconstituée en 3D, et les deux visiteurs s’y sont virtuellement rencontrés et y ont déambulé ensemble via leurs clones respectifs. A l’occasion de cette édition d’Imagina, j’eus un entretien avec un journaliste du quotidien Le Monde. La formulation de thèmes évoqués il y a plus de trente ans, pourra paraître au lecteur d’aujourd’hui parfois étrange, ou décalée. Mais sur l’essentiel, les questions soulevées me paraissent encore d’actualité. Parmi les idées exprimées, certaines me semblent mériter de nouveaux développements, notamment à propos de l’essence même des œuvres « virtuelles ». Quant aux problèmes éthiques et philosophiques liés à l’hybridation [alors seulement émergente] entre le réel et le virtuel, ils me semblent être devenus plus brûlants encore.
IMAGINA 93 ENTRETIEN AVEC PHILIPPE QUEAU DIRECTEUR DU SALON
CLONES ET NOUVEAUX SCRIBES
Ni VRP en quincaillerie sophistiquée ni savant fou, Philippe Quéau est directeur de la recherche à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et responsable de la programmation d’Imagina. Ingénieur et philosophe, il a fait le choix de suivre » de l’intérieur » le développement des nouvelles technologies de l’image. En prélude aux débats qui accompagnent le Salon, il définit les enjeux de ces évolutions dans lesquelles il voit plus que des progrès techniques : l’avènement d’un nouveau langage.
Publié le 18 février 1993 à 00h00
– En quoi l’image de synthèse constitue, comme vous l’affirmez, un nouveau langage ?
L’image de synthèse, avec les mondes virtuels qu’elle engendre, représente une rupture radicale dans l’histoire de la représentation. Elle n’est pas seulement un gadget ou un outil de trucage, mais une véritable écriture. Contrairement aux images classiques — peinture, photo, film, vidéo, — elle n’est plus réalisée à partir d’un modèle réel préexistant, mais à partir d’un modèle abstrait, et des équations. L’autre nouveauté est qu’elle n’est plus seulement un objet, une surface, mais peut devenir un lieu, un espace.
– Il existait des représentations imaginaires. En quoi ces images-là sont d’une » autre irréalité » que les chimères ?
Ce n’est pas leur caractère fantastique qui est en question. L’image de synthèse peut effectivement être fantasmagorique, mais aussi tellement conforme à la réalité qu’on ne les distingue plus. La nouveauté est qu’elle appartient en même temps à l’ordre du langage et à l’ordre de l’image, au lisible et au sensible. Dire qu’elle est issue d’une formule mathématique ne signifie plus qu’elle « représente » cette équation, mais qu’elle est constituée par cette formule écrite dans un langage particulier, celui des mathématiques. C’est la première fois qu’un tel phénomène se produit.
– Comment définir la nature de ces images ?
Jusqu’à présent, l’image devait être médiatisée et interprétée par le cerveau humain, transformée par la sensibilité, par les émotions, dans la cas de la peinture ou de la sculpture, ou alors elle résultait d’un rapport mécanique : les photons venaient s’imprimer sur une surface photosensible, dans le cas de la photo, du cinéma ou de la télévision. Dans tous ces cas, elle était produite par quelque chose d’extérieur, et d’une autre nature. Désormais, il s’agit d’un objet hybride, qui est à la fois entièrement de l’image, et entièrement du langage mathématique. L’image et son modèle sont devenus une même substance. Et cela change tout.
– Qu’est-ce que ça change ?
A la différence des anciennes images, une image de synthèse contient toujours plus que ce qu’on en voit. En agissant sur elle, on peut aller voir autre chose que ce qui est visible, on peut en faire le tour ou entrer dedans. L’interactivité ne modifie pas seulement les images comme on déplacerait des pièces sur un échiquier, elle modifie la forme de l’échiquier lui-même, et les règles du jeu, à chaque mouvement. Et l’image de synthèse elle-même, « de sa propre initiative » dans le cadre des lois selon lesquelles elle a été créée, peut évoluer dans des directions totalement imprévisibles. Elle possède une autonomie, qu’annonçait Henri Poincaré lorsqu’il disait « les mathématiques en savent plus que moi ». Cela modifie, entre autres, la manière de poser de très anciennes et graves questions, sur les apparences, l’incarnation, la possibilité et la légitimité de la représentation des hommes et de Dieu. En créant une apparence humaine uniquement faite d’équations mathématiques, on remet en question tous les anciens dualismes : paraître/apparaître, montrer/leurrer, voilement/dévoilement, signe/simulacre, allusion/illusion. On est sorti de l’opposition entre sensible et intelligible.
– Certaines de ces applications ont des usages techniques immédiats. D’autres paraissent chercher une illusion gratuite, et peut-être dangereuse…
C’est notre propre pensée qui est intéressante, le mécanisme d’approfondissement, d’objectivation de notre représentation du monde. Ces images, ces modèles, au fur et à mesure qu’on les affine et qu’on les voit fonctionner, nous renseignent sur notre manière d’appréhender le réel.
– Que vous apprennent-elles ?
Le rapport entre le rationnel et le réel. Jusqu’à présent, les mathématiques et l’informatique se contentaient de gérer ce qui était, a priori, mathématisable, comme la course des planètes, l’économie des nations, etc. Désormais, ces outils peuvent simuler des formes de vie qui ne sont pas le vivant, mais du » quasi vivant « . De la comparaison entre les deux naîtra, peut-être, une meilleure compréhension du vivant.
– Cette interaction prend toute sa force avec le temps réel, qui comporte un danger de perte de contrôle, du fait même de sa rapidité.
En principe, le temps réel est un facteur de démocratie, il permet à tout le monde de disposer en même temps d’une quantité énorme d’informations. Dans les faits, ce n’est pas ce qui se produit, mais c’est une question politique, qui n’a rien à voir avec la technique elle-même. Effectivement, pendant la guerre du Golfe, il y avait une image « vraie », celle filmée à Bagdad par CNN, où l’on ne voyait rien, et une image « fausse », une image synthétisée à partir d’informations multiples, et qui, elle, était très instructive. Mais seul le général Schwartzkopf la recevait dans son QG, et il la gardait pour lui : ce n’est pas le problème de l’image de synthèse ou du temps réel, c’est un problème de censure militaire.
– Mais la manière même dont sont fabriquées ces images de synthèse est critiquable : leur conception obéit à des règles que l’utilisateur ne maîtrise pas, et qui peuvent orienter sa décision.
Théoriquement, la nature intelligible, non émotive, des images de synthèse devrait être au contraire une invitation à la réflexion. J’admets pourtant qu’elles entraînent de nouveaux et terribles dangers, je ne fais pas d’angélisme. Mais ces images ont au moins l’avantage, l’ « honnêteté », de se donner pour ce qu’elles sont ; elles n’ont plus l’innocence apparente des anciennes analogiques, et en ce sens elles sont plus réelles. Les images analogiques conservaient au moins une trace de la réalité. Par exemple, aujourd’hui, les agents boursiers utilisent l’image de synthèse pour figurer sous forme symbolique les cours et leur évolution. Ces rectangles et ces cercles colorés permettent des réactions beaucoup plus rapides des agents de change. Alors qu’autrefois, même si c’était une abstraction, on écrivait encore, par exemple, « café d’Afrique ». Il restait encore un peu de café, et un peu d’Afrique, et une possibilité de connecter une opération sur les cours avec la famine ou la guerre civile qu’elle allait déclencher.
– Les symboles d’aujourd’hui nous éloignent donc encore plus de la réalité.
Je suis d’accord. On ne peut plus comprendre ces images à travers ce qu’elles donnent à voir, mais à travers ce qu’elles donnent à comprendre. Effectivement, elles mêlent de façon dangereuse la compréhension et la fascination, qui s’oppose à cette réflexion. L’une des applications les plus problématiques est la possibilité de créer des clones, qui engendrent un risque de perte de soi. Déjà on se bat à coups d’images, elles sont des armes. Déjà la « puissance de réalité » des reality-shows est énorme. Déjà, seuls les spécialistes peuvent distinguer les prises de vue réelles des trucages dans Terminator 2, où l’on a transformé en données informatiques le corps d’un acteur auquel ensuite on peut faire faire n’importe quoi. Avec les clones, on ira encore beaucoup plus loin, un cap irréversible a été franchi. Le péril de la confusion est énorme. Seuls ceux que j’appelle les « nouveaux scribes » seront capables de la démêler, et il ne faut pas que ce savoir soit confisqué.
– Vous avez évoqué la censure politique, mais s’y ajoutent une censure économique (ces technologies sont extrêmement chères) et une censure du savoir (peu de personnes maîtrisent leurs complexité).
Oui, un nouvel élitisme apparaît, par le contrôle des codes avec lesquels ces images sont faites. C’est pourquoi j’appelle de mes vœux une nouvelle alphabétisation, l’apparition d’un Jules Ferry de ce nouveau langage.
– Comment mettre en œuvre cette alphabétisation de l’image ? Le Gameboy peut-il remplacer le plumier de Jules Ferry ?
Non, le Gameboy n’est pas un plumier, il ne permet pas d’écrire, il est fermé. On ne peut que consommer, alors qu’on pourrait écrire des images avec des matériels relativement accessibles : un PC doté d’une carte graphique. Pour des raisons surtout commerciales, on empêche les accès aux codes, aux programmes, comparables aux intérêts politiques ou stratégiques dans le « secret défense » des images de synthèse militaires. Une éducation de l’image a existé, par exemple à travers les ciné-clubs, dans les années 50-60 : on cherchait à donner à un vaste public les moyens de décoder les images. Il faudrait le faire à nouveau, avec d’autres moyens, il faudrait apprendre à décoder les Gameboys.
– La pédagogie du ciné-club reposait sur un certain rapport entre le public et le film. Elle tentait de baliser le chemin qui reliait le fauteuil à l’écran. Avec les images de synthèse, il n’y a plus de distance, le spectateur (qui ne devrait sans doute plus porter ce nom) est « dans » les images. Cela ne rend-il pas la pédagogie impossible ?
Je crois qu’on peut toujours comprendre, et aider à comprendre. Aujourd’hui, les enfants sont esclaves des jeux électroniques, même quand ils gagnent. Si on leur montrait qu’il suffit de changer un ou deux paramètres pour que la machine gagne tout le temps, ou qu’elle perde tout le temps, cela modifierait la relation entre elle et le joueur.
– A la fin des années 70, on annonçait déjà la généralisation du savoir informatique et, avec la mise en réseau et le câblage vidéo, l’avènement d’une démocratie informatique interactive. On attend toujours…
Il ne s’agit pas que tout le monde devienne programmeur, il faut seulement donner les outils intellectuels pour comprendre le nouveau rapport entre modèle et image. Un certain nombre d’œuvres — par exemple, Elfish, de Vladimir Pokhiko et Alexeï Pajitnov, que nous présentons à Imagina — vont dans ce sens. Dans Elfish, le joueur est dans la position d’un démiurge, devant un aquarium de synthèse en trois dimensions. Les poissons y obéissent à un certain nombre de lois simulant un écosystème complet : loi de déplacement, de nourriture, de reproduction, salinité et température de l’eau, équilibre des espèces en compétition pour la vie. Ces espèces peuvent évoluer, se croiser entre elles. Il s’agit de faire arriver ce microcosme à un maximum d’harmonie et de diversité, il faut gérer ce monde. Si l’on échoue, ce monde meurt, ou devient terne, ou ses habitants ont des comportements monstrueux. A la différence d’une œuvre figée, close, qu’on se contente de regarder, il s’agit d’acquérir une expertise, il faut être un » bon » dieu. C’est un exemple d’œuvre qui ne prend pas sa valeur en diffusant un message prédéterminé par l’artiste, mais qui se déploie, se « réalise » par l’attention qu’on lui porte.
– En quoi est-ce une œuvre d’art ?
Je la compare au bonsaï, qui est à la fois une nature et une œuvre, qui peut se transmettre, qui se cultive, dans les deux sens du mot. On ne peut pas mettre un bonsaï dans un coffre. Le mot « œuvre » est peut-être inadapté, il s’agit en tout cas d’une création, mais qui a besoin d’une intervention. Comme un instrument de musique, qui ne prend son sens que si l’on en joue. Les nouvelles technologies permettent ces rapports-là, pour le meilleur ou pour le pire. Le meilleur, c’est la possibilité d’inventer des mondes infinis ; le pire, c’est d’être pris au piège de la fascination et de se couper du réel.
– La conception des images de synthèse est très semblable aux manipulations génétiques. Ne faudrait-il pas inventer une « bioéthique des images » ?
Plus l’hybridation entre réel et virtuel progresse, plus on a un besoin urgent de jeter les bases d’une éthique de l’image. Au niveau collectif, la notion d’auteur est entièrement remise en question en même temps que celle de propriété de sa propre image, sans parler des possibilités de clones composites, utilisant des éléments appartenant au corps de plusieurs personnes. Il faut inventer un nouveau droit de l’image, avec notamment une nouvelle forme de signature. Au niveau individuel, le problème est de se donner les moyens intellectuels de gérer cette immersion dans l’image tout en s’en tenant à distance. Le danger de se perdre dans ces jeux de représentations jusqu’à la folie est réel. Mais, pour moi, le moment crucial est celui où l’on sort des images : avoir fait cette gymnastique de pensée consistant à gérer simultanément une impression d’immersion physique et de distance intellectuelle sert à mieux comprendre la réalité. C’est un formidable entraînement au doute.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.