Il y a 30 ans, le « virtuel »…


« Maison vole » 1983. Réal. André Martin et Philippe Quéau. (Premier film français entièrement réalisé en images de synthèse 3D).

Lors d’Imagina 93, j’ai organisé la première liaison mondiale de télévirtualité, avec immersion en 3D de deux personnes situées l’une à Monte-Carlo (le Père Jean-Michel Di Falco, porte-parole de l’épiscopat français), et l’autre à Paris (la conservatrice du musée de Cluny, Mme Vingtain). L’abbaye de Cluny avait été reconstituée en 3D, et les deux visiteurs s’y sont virtuellement rencontrés et y ont déambulé ensemble via leurs clones respectifs. A l’occasion de cette édition d’Imagina, j’eus un entretien avec un journaliste du quotidien Le Monde. La formulation de thèmes évoqués il y a plus de trente ans, pourra paraître au lecteur d’aujourd’hui parfois étrange, ou décalée. Mais sur l’essentiel, les questions soulevées me paraissent encore d’actualité. Parmi les idées exprimées, certaines me semblent mériter de nouveaux développements, notamment à propos de l’essence même des œuvres « virtuelles ». Quant aux problèmes éthiques et philosophiques liés à l’hybridation [alors seulement émergente] entre le réel et le virtuel, ils me semblent être devenus plus brûlants encore.

IMAGINA 93 ENTRETIEN AVEC PHILIPPE QUEAU DIRECTEUR DU SALON

CLONES ET NOUVEAUX SCRIBES

Ni VRP en quincaillerie sophistiquée ni savant fou, Philippe Quéau est directeur de la recherche à l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et responsable de la programmation d’Imagina. Ingénieur et philosophe, il a fait le choix de suivre  » de l’intérieur  » le développement des nouvelles technologies de l’image. En prélude aux débats qui accompagnent le Salon, il définit les enjeux de ces évolutions dans lesquelles il voit plus que des progrès techniques : l’avènement d’un nouveau langage.

Le Monde

Publié le 18 février 1993 à 00h00

– En quoi l’image de synthèse constitue, comme vous l’affirmez, un nouveau langage ?

L’image de synthèse, avec les mondes virtuels qu’elle engendre, représente une rupture radicale dans l’histoire de la représentation. Elle n’est pas seulement un gadget ou un outil de trucage, mais une véritable écriture. Contrairement aux images classiques — peinture, photo, film, vidéo, — elle n’est plus réalisée à partir d’un modèle réel préexistant, mais à partir d’un modèle abstrait, et des équations. L’autre nouveauté est qu’elle n’est plus seulement un objet, une surface, mais peut devenir un lieu, un espace.

– Il existait des représentations imaginaires. En quoi ces images-là sont d’une  » autre irréalité  » que les chimères ?

Ce n’est pas leur caractère fantastique qui est en question. L’image de synthèse peut effectivement être fantasmagorique, mais aussi tellement conforme à la réalité qu’on ne les distingue plus. La nouveauté est qu’elle appartient en même temps à l’ordre du langage et à l’ordre de l’image, au lisible et au sensible. Dire qu’elle est issue d’une formule mathématique ne signifie plus qu’elle « représente » cette équation, mais qu’elle est constituée par cette formule écrite dans un langage particulier, celui des mathématiques. C’est la première fois qu’un tel phénomène se produit.

– Comment définir la nature de ces images ?

Jusqu’à présent, l’image devait être médiatisée et interprétée par le cerveau humain, transformée par la sensibilité, par les émotions, dans la cas de la peinture ou de la sculpture, ou alors elle résultait d’un rapport mécanique : les photons venaient s’imprimer sur une surface photosensible, dans le cas de la photo, du cinéma ou de la télévision. Dans tous ces cas, elle était produite par quelque chose d’extérieur, et d’une autre nature. Désormais, il s’agit d’un objet hybride, qui est à la fois entièrement de l’image, et entièrement du langage mathématique. L’image et son modèle sont devenus une même substance. Et cela change tout.

– Qu’est-ce que ça change ?

A la différence des anciennes images, une image de synthèse contient toujours plus que ce qu’on en voit. En agissant sur elle, on peut aller voir autre chose que ce qui est visible, on peut en faire le tour ou entrer dedans. L’interactivité ne modifie pas seulement les images comme on déplacerait des pièces sur un échiquier, elle modifie la forme de l’échiquier lui-même, et les règles du jeu, à chaque mouvement. Et l’image de synthèse elle-même, « de sa propre initiative » dans le cadre des lois selon lesquelles elle a été créée, peut évoluer dans des directions totalement imprévisibles. Elle possède une autonomie, qu’annonçait Henri Poincaré lorsqu’il disait « les mathématiques en savent plus que moi ». Cela modifie, entre autres, la manière de poser de très anciennes et graves questions, sur les apparences, l’incarnation, la possibilité et la légitimité de la représentation des hommes et de Dieu. En créant une apparence humaine uniquement faite d’équations mathématiques, on remet en question tous les anciens dualismes : paraître/apparaître, montrer/leurrer, voilement/dévoilement, signe/simulacre, allusion/illusion. On est sorti de l’opposition entre sensible et intelligible.

– Certaines de ces applications ont des usages techniques immédiats. D’autres paraissent chercher une illusion gratuite, et peut-être dangereuse…

C’est notre propre pensée qui est intéressante, le mécanisme d’approfondissement, d’objectivation de notre représentation du monde. Ces images, ces modèles, au fur et à mesure qu’on les affine et qu’on les voit fonctionner, nous renseignent sur notre manière d’appréhender le réel.

– Que vous apprennent-elles ?

Le rapport entre le rationnel et le réel. Jusqu’à présent, les mathématiques et l’informatique se contentaient de gérer ce qui était, a priori, mathématisable, comme la course des planètes, l’économie des nations, etc. Désormais, ces outils peuvent simuler des formes de vie qui ne sont pas le vivant, mais du  » quasi vivant « . De la comparaison entre les deux naîtra, peut-être, une meilleure compréhension du vivant.

– Cette interaction prend toute sa force avec le temps réel, qui comporte un danger de perte de contrôle, du fait même de sa rapidité.

En principe, le temps réel est un facteur de démocratie, il permet à tout le monde de disposer en même temps d’une quantité énorme d’informations. Dans les faits, ce n’est pas ce qui se produit, mais c’est une question politique, qui n’a rien à voir avec la technique elle-même. Effectivement, pendant la guerre du Golfe, il y avait une image « vraie », celle filmée à Bagdad par CNN, où l’on ne voyait rien, et une image « fausse », une image synthétisée à partir d’informations multiples, et qui, elle, était très instructive. Mais seul le général Schwartzkopf la recevait dans son QG, et il la gardait pour lui : ce n’est pas le problème de l’image de synthèse ou du temps réel, c’est un problème de censure militaire.

– Mais la manière même dont sont fabriquées ces images de synthèse est critiquable : leur conception obéit à des règles que l’utilisateur ne maîtrise pas, et qui peuvent orienter sa décision.

Théoriquement, la nature intelligible, non émotive, des images de synthèse devrait être au contraire une invitation à la réflexion. J’admets pourtant qu’elles entraînent de nouveaux et terribles dangers, je ne fais pas d’angélisme. Mais ces images ont au moins l’avantage, l’ « honnêteté », de se donner pour ce qu’elles sont ; elles n’ont plus l’innocence apparente des anciennes analogiques, et en ce sens elles sont plus réelles. Les images analogiques conservaient au moins une trace de la réalité. Par exemple, aujourd’hui, les agents boursiers utilisent l’image de synthèse pour figurer sous forme symbolique les cours et leur évolution. Ces rectangles et ces cercles colorés permettent des réactions beaucoup plus rapides des agents de change. Alors qu’autrefois, même si c’était une abstraction, on écrivait encore, par exemple, « café d’Afrique ». Il restait encore un peu de café, et un peu d’Afrique, et une possibilité de connecter une opération sur les cours avec la famine ou la guerre civile qu’elle allait déclencher.

– Les symboles d’aujourd’hui nous éloignent donc encore plus de la réalité.

Je suis d’accord. On ne peut plus comprendre ces images à travers ce qu’elles donnent à voir, mais à travers ce qu’elles donnent à comprendre. Effectivement, elles mêlent de façon dangereuse la compréhension et la fascination, qui s’oppose à cette réflexion. L’une des applications les plus problématiques est la possibilité de créer des clones, qui engendrent un risque de perte de soi. Déjà on se bat à coups d’images, elles sont des armes. Déjà la « puissance de réalité » des reality-shows est énorme. Déjà, seuls les spécialistes peuvent distinguer les prises de vue réelles des trucages dans Terminator 2, où l’on a transformé en données informatiques le corps d’un acteur auquel ensuite on peut faire faire n’importe quoi. Avec les clones, on ira encore beaucoup plus loin, un cap irréversible a été franchi. Le péril de la confusion est énorme. Seuls ceux que j’appelle les « nouveaux scribes » seront capables de la démêler, et il ne faut pas que ce savoir soit confisqué.

– Vous avez évoqué la censure politique, mais s’y ajoutent une censure économique (ces technologies sont extrêmement chères) et une censure du savoir (peu de personnes maîtrisent leurs complexité).

Oui, un nouvel élitisme apparaît, par le contrôle des codes avec lesquels ces images sont faites. C’est pourquoi j’appelle de mes vœux une nouvelle alphabétisation, l’apparition d’un Jules Ferry de ce nouveau langage.

– Comment mettre en œuvre cette alphabétisation de l’image ? Le Gameboy peut-il remplacer le plumier de Jules Ferry ?

Non, le Gameboy n’est pas un plumier, il ne permet pas d’écrire, il est fermé. On ne peut que consommer, alors qu’on pourrait écrire des images avec des matériels relativement accessibles : un PC doté d’une carte graphique. Pour des raisons surtout commerciales, on empêche les accès aux codes, aux programmes, comparables aux intérêts politiques ou stratégiques dans le « secret défense » des images de synthèse militaires. Une éducation de l’image a existé, par exemple à travers les ciné-clubs, dans les années 50-60 : on cherchait à donner à un vaste public les moyens de décoder les images. Il faudrait le faire à nouveau, avec d’autres moyens, il faudrait apprendre à décoder les Gameboys.

– La pédagogie du ciné-club reposait sur un certain rapport entre le public et le film. Elle tentait de baliser le chemin qui reliait le fauteuil à l’écran. Avec les images de synthèse, il n’y a plus de distance, le spectateur (qui ne devrait sans doute plus porter ce nom) est « dans » les images. Cela ne rend-il pas la pédagogie impossible ?

Je crois qu’on peut toujours comprendre, et aider à comprendre. Aujourd’hui, les enfants sont esclaves des jeux électroniques, même quand ils gagnent. Si on leur montrait qu’il suffit de changer un ou deux paramètres pour que la machine gagne tout le temps, ou qu’elle perde tout le temps, cela modifierait la relation entre elle et le joueur.

– A la fin des années 70, on annonçait déjà la généralisation du savoir informatique et, avec la mise en réseau et le câblage vidéo, l’avènement d’une démocratie informatique interactive. On attend toujours…

Il ne s’agit pas que tout le monde devienne programmeur, il faut seulement donner les outils intellectuels pour comprendre le nouveau rapport entre modèle et image. Un certain nombre d’œuvres — par exemple, Elfish, de Vladimir Pokhiko et Alexeï Pajitnov, que nous présentons à Imagina — vont dans ce sens. Dans Elfish, le joueur est dans la position d’un démiurge, devant un aquarium de synthèse en trois dimensions. Les poissons y obéissent à un certain nombre de lois simulant un écosystème complet : loi de déplacement, de nourriture, de reproduction, salinité et température de l’eau, équilibre des espèces en compétition pour la vie. Ces espèces peuvent évoluer, se croiser entre elles. Il s’agit de faire arriver ce microcosme à un maximum d’harmonie et de diversité, il faut gérer ce monde. Si l’on échoue, ce monde meurt, ou devient terne, ou ses habitants ont des comportements monstrueux. A la différence d’une œuvre figée, close, qu’on se contente de regarder, il s’agit d’acquérir une expertise, il faut être un  » bon  » dieu. C’est un exemple d’œuvre qui ne prend pas sa valeur en diffusant un message prédéterminé par l’artiste, mais qui se déploie, se « réalise » par l’attention qu’on lui porte.

– En quoi est-ce une œuvre d’art ?

Je la compare au bonsaï, qui est à la fois une nature et une œuvre, qui peut se transmettre, qui se cultive, dans les deux sens du mot. On ne peut pas mettre un bonsaï dans un coffre. Le mot « œuvre » est peut-être inadapté, il s’agit en tout cas d’une création, mais qui a besoin d’une intervention. Comme un instrument de musique, qui ne prend son sens que si l’on en joue. Les nouvelles technologies permettent ces rapports-là, pour le meilleur ou pour le pire. Le meilleur, c’est la possibilité d’inventer des mondes infinis ; le pire, c’est d’être pris au piège de la fascination et de se couper du réel.

– La conception des images de synthèse est très semblable aux manipulations génétiques. Ne faudrait-il pas inventer une « bioéthique des images  » ?

Plus l’hybridation entre réel et virtuel progresse, plus on a un besoin urgent de jeter les bases d’une éthique de l’image. Au niveau collectif, la notion d’auteur est entièrement remise en question en même temps que celle de propriété de sa propre image, sans parler des possibilités de clones composites, utilisant des éléments appartenant au corps de plusieurs personnes. Il faut inventer un nouveau droit de l’image, avec notamment une nouvelle forme de signature. Au niveau individuel, le problème est de se donner les moyens intellectuels de gérer cette immersion dans l’image tout en s’en tenant à distance. Le danger de se perdre dans ces jeux de représentations jusqu’à la folie est réel. Mais, pour moi, le moment crucial est celui où l’on sort des images : avoir fait cette gymnastique de pensée consistant à gérer simultanément une impression d’immersion physique et de distance intellectuelle sert à mieux comprendre la réalité. C’est un formidable entraînement au doute.

L’art de toutes les images possibles


On sentait qu’un espace de possibles s’ouvrait, malgré de fortes contraintes techniques et stylistiques. Très vite des court-métrages comme celui de Ed Emshwiller, Sunstone (1979) produit au New York Institute of Technology offraient à l’imagination des pistes nouvelles. A l’INA, le département de la Recherche prospective que je venais d’intégrer continuait des recherches dans le domaine de ce que nous avions appelé les « nouvelles images », sur la lancée du fameux Service de la recherche de l’ORTF dirigé par Pierre Schaeffer.

En 1980 j’ai organisé à Arc et Senans un premier séminaire sur le traitement et la synthèse d’image appliqués à la création audiovisuelle. L’année suivante, en 1981, André Martin et moi-même lançons la première édition du Forum des Nouvelles Images de Monte-Carlo, qui sera plus tard renommé « IMAGINA ». En 1983 nous co-réalisons Maison Vole, le premier court métrage français entièrement synthétique (images 3D et musique), coproduit par l’INA et la Sogitec. A IMAGINA, nous commencions de présenter lors des Pris Pixel-INA les meilleures productions mondiales réalisées en images de synthèse. Sera par exemple présenté en 1984 Bio Sensor de Takashi Fukumoto et Hitoshi Nishimura (Toyolinks / Osaka University, Japon, 1984), qui surprenait le public averti par son usage inédit du ray-tracing 3D, compte tenu des temps de calcul extrêmement longs habituellement dévolus à cette technique de rendu. Puis en 1985 furent présentés Tony de Peltrie de Pierre Lachapelle, Philippe Bergeron, Pierre Robidoux et Daniel Langlois (Université de Montréal, Canada, 1985) et Sexy Robot de Rober Abel (Los Angeles, USA, 1985) qui tentaient avec succès de mimer respectivement l’expression de sentiments et d’émotions sur le visage d’un pianiste ou d’une certaine sensualité se dégageant d’une créature d’acier chromé.

Le mouvement était lancé. Quand en 1986 John Lasseter présenta Luxo Junior , toute la communauté des spécialistes en image de synthèse comprit que désormais le cinéma d’animation avait effectivement à sa disposition une nouvelle technique puissante, innovante et capable d’ouvrir des perspectives nouvelles.

Nous avions le sentiment de vivre collectivement une épopée, d’être les témoins du début d’une nouvelle époque. Nous assistions chaque année à de multiples « premières », comme autant d’entrées du train en gare de La Ciotat. L’esprit pionnier régnait. Dans mes souvenirs, je retrouve des théières emblématiques, des couchers de soleil synthétiques, des sourires de synthèse, des danses métamorphiques, de nouveaux effets de matières. Nous étions sans cesse à la recherche d’un réalisme croissant. Il y avait aussi les défis du temps réel. Puis arriva le « virtuel », avec les notions d’immersion dans l’image, puis d’hybridation réel/virtuel, et de « réalité augmentée ».

Je pourrais énumérer les anecdotes, mais cela ne rendrait pas compte d’un sentiment plus puissant, plus pérenne, qui m’habitait alors.

Les « nouvelles images » et le « virtuel » incarnaient l’idée qu’un nouveau régime de la représentation (et partant d’un nouveau régime épistémique) s’ouvrait, en rupture complète avec les millénaires passés de la très riche histoire de l’image.

Nous étions de nouveaux venus, mais nous voyions soudain tout un espace de possibles.

Des métaphores globales venaient à l’esprit: le numérique était une « nouvelle imprimerie ». Le virtuel, c’était une « nouvelle réalité », le cyberespace, une « nouvelle Amérique ». Rien de tout cela n’était trop emphatique. En fait, avec le recul des trois dernières décennies, il faut constater que beaucoup a effectivement été réalisé, même si bien plus encore reste à faire. Et aujourd’hui, des perspectives complètement incroyables s’ouvrent avec la convergence NBIC.

Les concepts-clé.

Je crois utile de résumer, de manière peut-être un peu abstraite, en quoi a consisté conceptuellement cette révolution de l’image. Le numérique représente l’apparition d’une source totalement nouvelle d’image après la main (peinture, sculpture) et la lumière (photo, vidéo). Nous sommes loin d’en avoir compris toutes les profondes implications, nous limitant la plupart du temps à mimer numériquement les outils classiques de représentation. L’impact du numérique sur la représentation reste à explorer, tant il est vaste. Il est même fondateur d’une nouvelle épistémologie de la simulation et des « expériences de pensée ». Algorithmes, modèles, langages formels, jadis réservés à la pensée abstraite (sciences mathématiques, physiques) peuvent désormais déverser leur puissance propre dans l’espace du visible, ainsi que dans l’espace immatériel du « virtuel ». Auparavant séparés (comme dans deux régions du cerveau) le langage et l’image, le « lisible » et le visible convergent.

Avec le 3D, il ne s’agissait plus de faire seulement des « images » (dites 2D) mais des « modèles », et donc de nouveaux types de générateurs d’images avec toutes leurs capacités propres. Autrement dit, la modélisation 3D ne produit pas seulement une image, ou des séquences définies d’images, mais des « modèles » qui peuvent engendrer un flot infini d’images suivant la manière dont on actualise les modèles, par exemple en tournant autour, ou bien en les métamorphosant par différents procédés.

Le virtuel introduit un nouveau rapport entre le corps et l’image. L’immersion du corps dans l’image et son interaction avec elle ouvre des pistes inédites (synesthésies, interactions haptiques). On peut créer des mondes virtuels potentiellement aussi complexes que ce que nous croyons comprendre des mondes réels.

Avec la télé-virtualité, nous avons la fusion du virtuel et des télécommunications. Nous fêtons cette année le 20ème anniversaire d’une première mondiale, la rencontre télé-virtuelle que j’ai organisé avec l’aide de VidéoLab, entre deux personnes situées physiquement l’une à Paris, l’autre à Monte-Carlo, mais se retrouvant virtuellement dans une simulation 3D en temps réel de l’abbatiale de Cluny, lors d’IMAGINA 1993. Désormais ce concept peut être décliné sur les plus grandes distances (sondes spatiales, ou encore drones tactiques) ou au niveau des nanostructures (nano-présence).

Le virtuel peut aussi s’hybrider selon de très nombreuses modalités avec le réel. On peut parler de réalités augmentées (par le virtuel), ou à l’inverse de virtualités augmentées (par la réalité). Enfin, il faut rappeler que c’est à IMAGINA que les premières applications d’Internet furent présentées au public français.

Toutes ces ruptures n’ont pas encore donné pleinement leur mesure. Sans doute, plusieurs décennies seront encore nécessaires pour que se révèlent l’étendue de ces nouveaux paradigmes. Mais on peut donner une brève idée de la profondeur philosophique des questions ouvertes.

Par exemple, on aller aussi loin que possible dans les « expériences de pensée » à base de simulation, donnant ainsi un nouveau statut à ces « réalités intelligibles », qui coexisteront avec la réalité proprement dite, pour aider à la comprendre et à la transformer. Il y a aussi la complexité qui reste presque entièrement à explorer des rapports intriqués entre images, modèles et paradigmes. Il y a les infinies possibilités de ce que j’ai appelé l’art intermédiaire ,à base de quasi-vies, et d’entités logico-mathématiques autonomes, se reproduisant et évoluant de façon quasi-épigénétique.

Ce qui n’a pas encore été accompli.

Il est inutile de revenir sur les grands succès du cinéma hollywoodien. Qu’il suffise dire que c’est Pixar qui a fini par avaler Disney et non le contraire. Qui l’eût cru en 1983 ?. John Lasseter domine désormais le Box office du « cartoon » avec son style lisse et léché. Des films comme Avatar (2009) de James Cameron ou Epic (2013) de Chris Wedge prouvent abondamment que la technique 3D est parfaitement maitrisée, et qu’elle rapporte de plus des sommes colossales. Mais où sont les Velasquez, les Vinci, les Rembrandt, les Monet, les Van Gogh  du 3D? Même question à propos des jeux virtuels. Ils sont partout. Mais où sont les Rodin, les Le Nôtre, les Claude Nicolas Ledoux, les Le Corbusier, les sculpteurs, les architectes, les urbanistes, les jardiniers du virtuel?

A ce sujet je voudrais évoquer la figure que fut André Martin, ce collègue et cet ami trop tôt disparu, qui a tant contribué à l’identification de la spécificité du cinéma d’animation, et qui fut aussi l’un des fondateurs du festival d’Annecy et de l’AFCA.

Dans un texte de 1952, Dessin animé et pesanteur, cité par Pierre Hébert, il critique violemment l’ensemble de la production américaine de dessin animé depuis l’apparition du cinéma sonore. «Pendant ses vingt premières années le Dessin animé a esquivé les voies essentielles et peu commodes qu’avaient montrées les précurseurs et préféré les situations plus sûres et moelleuses». Quels étaient ces précurseurs ? Aussi divers qu’Émile Reynaud, l’inventeur du Praxinoscope (1876) et du Théâtre optique (1892), puis Émile Cohl, Walt Disney, Paul Grimault. Commentant le travail de Grimault et Trnka, il écrit : «Dans l’animation il y a âme. Entre le personnage et l’animateur il n’y a pas seulement l’effort fourni pour lui donner mouvement. Quelque chose reste de la chaleur qui a accompagné l’évolution du personnage ; ligne amoureuse de sa dérive qui rend la nuance d’un clin d’œil…». Tout le secret de l’animation réside « entre » les images, comme le dira plus tard Norman McLaren, que Martin découvrit avec Blinkity Blank (1955), film étonnant, directement gravé sur chaque photogramme et dont plus de la moitié est composé d’images noires, pour le plus grand bénéfice du rythme et de la dynamique… Se révélait alors pour Martin «l’art immense du Film d’Animation, et de la prise de vue Image par image qui sauvent le meilleur du cinéma et dont le Cartoon tel qu’on le connaît n’est qu’une minuscule et étroite application.»

Quinze ans plus tard, dans un texte de 1967, la déception de Martin est d’autant plus patente, amère: «Je pense que l’animation aujourd’hui est en décadence, car elle ne parvient plus à dominer les écritures plastiques, les procédés de manipulation. (…) Tout ce mouvement se développe aux dépens ou même franchement contre ce qui était l’animation : le contrôle de mouvements complexes et décisifs, dans plusieurs dimensions. Ces valeurs allaient de la vitesse aux qualités des déformations, des déplacements, des vibrations visuelles. Pour moi, l’animation perd toute sa vie instrumentale et son dynamisme en empruntant à l’affiche, à l’illustration, à la peinture sa force de communication et en entrant dans le volant accéléré de la consommation des styles.»

Ce co-fondateur du Festival d’Annecy n’hésitait pas à dire alors : «Les festivals d’animation vont devenir des temples solennels du goût et de la nouveauté graphique affectée. Pour le moment ce n’est plus la peine de penser à l’animation, de la chanter, de l’annoncer, de l’attendre.» Mais en réalité c’est précisément ce qu’il attendait : l’avènement d’une utopie créative. «Des ordres de construction nouveaux, répondant aux lois de l’image par image, des styles imprévisibles sont encore possibles qui permettront au cinéma, même de prise vue directe, de prétendre aux plus hautes déterminations lyriques et expressives. (…) Le Cinéma est né avec une vocation discursive bien plus importante, originale et toujours actuelle, que son aptitude à enregistrer et reproduire automatiquement le mouvement.» Et il concluait : «L’invention du cinéma déjà inventé ne va plus finir.» Le Cinéma doit être considéré comme « l’Art de toutes les images possibles.» Qu’aurait-il pensé de Cars ou d’Avatar ?

Arts et convergences

Pouvons-nous espérer une nouvelle écriture de l’image ? Un nouvel art ? Une nouvelle « époque » stylistique? Un « art intermédiaire » des images, avec des processus de génération et d’auto-engendrement quasi-vivants ? La réalisation de mondes virtuels aussi profonds que des gouffres, aussi larges que des galaxies, et dans lesquels on pourrait trouver des histoires, des récits, des rêves, allant bien au-delà de Google Glass et des lunettes 3D à 2€? Quelles sont les chances d’ouvrir des voies radicales, impensées?

Après la convergence télématique annoncée dans les années 1970 et maintenant réalisée, qu’en est-il de la nouvelle convergence NBIC, nano-bio-info-cognitive ? Que pouvons-nous en attendre sur le plan de la création ?

Sur le plan de la création cognitive et conceptuelle, on peut affirmer qu’elle est déjà largement affectée par la convergence NBIC. Il est à noter que la simulation (en 3D) est désormais un superbe outil de travail cognitif allant bien au-delà des performances en temps réel des « simulateurs de vol ». L’art de la simulation et des expériences de pensée, déjà évoquées, est désormais partie prenante des progrès de la biologie de synthèse et de la biologie informatique. En effet le rôle fonctionnel des repliements 3D des séquences génomiques et des sites 3D protéiniques peut être étudié en détail. La simulation 3D permet d’étudier les micro-variations temporelles et les oscillations des nanostructures. La simulation peut être mise à profit pour tenter de saisir toute la complexité des enchevêtrements fonctionnels des réactions biochimiques, ou de quelques réseaux systémiques que ce soient.

Le rôle épistémique des techniques du virtuel comme outils de simulation cognitive et de prédiction heuristique dans le cadre de la biologie ou des nanosciences est l’un des éléments les plus prometteurs de la « convergence NBIC ». Mais quid de l’impact sur la création artistique ?

Futurs ?

La Biologie de synthèse permet d’envisager à terme la synthèse des processus vitaux, et donc possiblement la synthèse de la vie. On parle déjà de « Xéno-biologie ». On peut synthétiser des brins fonctionnels d’ADN, mais ce qui est plus ébouriffant ce sont les perspectives de synthétiser des formes de vie complétement orthogonales par rapport à la vie telle que nous la connaissons. On passerait de l’ADN à l’AXN, c’est-à-dire à des formes de vie basées sur des acides xéno-nucléiques, avec d’autres types d’acides aminés. Il y a aussi l’idée de l’émergence de l’Homme v. 2.0, l’ « Homme augmenté », capable de modifier en toute conscience son propre patrimoine génétique. Tout ceci est encore de la science-fiction, mais les bio-briques se mettent en place. Nul doute qu’un art NBIC pourra accompagner ce grand mouvement de convergence. Rien à voir avec l’image de synthèse des années 1980-2020, bien sûr, mais peut-être serons-nous témoins de l’émergence de formes inouïes de création, d’un art du trans-humanisme ou du post-humanisme ?

Vers un nouvel art total

Par exemple je voudrais évoquer l’artiste trans-génique Eduardo Kac qui a fait beaucoup parler de lui avec son GFP Bunny, un lapin fluorescent, modifié génétiquement. Le travail de Kac, aussi connu pour ses œuvres télématiques, a pris un développement nouveau avec Le Huitième Jour.. C’est une œuvre transgénique qui inclut dans un système écologique artificiel, physiquement clos mais ouvert sur le Web, des créatures bio-luminescentes comme des plantes, des amibes, des poissons et des souris. Dans l’installation Genesis, Kac incite les participants à provoquer des mutations génétiques, proposant « un perfide et déstabilisant jeu par Internet ». Voilà bien un nouvel avatar moderne du rêve de “l’art total” (Gesamtkunstwerk)! Une nouvelle grande fusion artistique est à notre portée. Les amibes et le cerveau, les bio-bots et le Web, les « participants » et « l’environnement » sont invités à fusionner.

Bref retour sur le passé des « nouvelles images » et quelques perspectives futures.

Mes premiers contacts avec les « images par ordinateur » remontent aux années 70. A l’époque le film de Peter Foldès La faim (1973), prix du jury à Cannes en 1974, était emblématique de certaines possibilités de transformation, de métamorphose et d’animation de dessins 2D.

A titre d’exercice de pensée, je propose « l’augmentation » du Lapin GFP de Kac. GFP veut dire Green Fluorescent Protein. On peut prévoir l’arrivée prochaine de protéines fluorescentes RFP et BFP, c’est-à-dire rouges et bleues. Créons alors un lapin dont un poil sur trois sera fluorescent rouge, vert ou bleu, selon le principe bien connu de la télévision en couleur. En combinant de plus les gènes du caméléon, du grillon et de la luciole avec les gènes de ce lapin rouge-vert-bleu, il sera aisé de créer le lapin-télévision. Les images fluorescentes pourront changer, comme pour un caméléon, avec une fréquence légèrement supérieure à la stridence du grillon, et avec une luminosité plusieurs fois supérieure à celle de la luciole. Bientôt, on pourra donc regarder Metropolis ou Autant en emporte le vent sur des lapins.

Allons plus loin encore.

L’idée suivante serait de faire de l’humanité une œuvre d’art totale. Pourquoi ne pas injecter les gènes du lapin télévision dans le patrimoine génétique humain ? Il n’y aurait plus de roux, de blonds ou de bruns, mais des chevelures en haute définition, où l’on pourrait afficher ses photos de vacance, entrecoupées de publicités.

Généralisons encore. Nous savons maintenant que la NSA peut en matière de secondes accéder n’importe quel ordinateur, n’importe où et n’importe quand. Je propose de donner à quelque artiste le loisir d’avoir accès disons une fois par an, pour le Carnaval ou la saint Valentin, à ce clavier universel. Sur les milliards de mobiles et d’ordinateurs, une symphonie visuelle mondiale, faite d’extraits de comptes bancaires, ou d’emails d’amour, pourraient exceptionnellement sortir des archives secrètes, et apparaître au grand jour. Alors les drones se mettront à filmer le monde selon des saccades programmées pour en faire surgir une sorte de suc, d’essence immatérielle, qui dirait quelque chose de l’âme mondiale, en voie de transformation.