Dépasser les nitescences


« Nitescences » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Je fus jeté vers le haut, parmi d’immenses silences, bien au-dessus de la nuit noire, restée sans dimension. Je vis de très près une clarté plus que titanesque, où se cachait peut-être une inaccessible nature. Je m’y adsorbai sans résistance, abîmé dans la puissance. Je m’y suis senti incertain, hors du sens commun et des idées. Je me dissolvais assurément en vérité, mais non en substance, dans un tout total. Ce n’était pas là une union de nature, ni une unité d’essence, ‒ plutôt une puissance d’unification de phénomènes, de rencontres, d’allures et de tournures, et une lente stupéfaction de la ferveur. Mais les mots… Entre l’incréé et le créé, la distance restait infranchissable, et la distinction semblait éternelle quoique tangible. D’ailleurs, même un extrême amour, porté à la plus haute des incandescences, n’aurait pas effacé l’abîme qui béait, me dis-je. Jamais quelque fugace conjonction de divins hasards n’engendrerait l’identité de telles natures. D’ailleurs, qu’en aurais-je fait, de cette fusion, de cet amalgame ? Dans quel but? Pour quelle fin ? Je n’en aurais pas eu la moindre idée. La question n’appelait d’ailleurs pas de réponse. Tout était alors essentiellement orienté par un mouvement d’incessantes fulgurances.

Tout au long de cette monumentale nuit, je me sentais, sans comparaison ni mesure, une sorte d’ombre dessinée sur un sable parsemé de signes esseulés. Un soleil exorbitant et hâbleur promettait des explications sur les braises, les cendres et les flammes, mais il se garda bien de sortir de sa fournaise. Je levai les yeux. La montagne était plus haute que la nue. Des ombres s’entassaient au sommet. La certitude grandissait avec la hauteur des points de vue. « Que je sois préservé de ne plus admirer la raison ! » me dis-je in petto. Elle est vraiment sublime, sans doute, convins-je, bien plus tard. Mais, tout comme un myste, si j’en en crois les contes i, je voyais, j’entendais, et je sentais, assurément et lucidement, tout ce que cette célébrée (et parfois décérébrée) raison ne peut décidément pas voir, entendre et sentir. Je connus aussi ce qui la transperce, la crible, la hache et la découpe, en un instant, ainsi que ce qui la domine et l’élance. Il y a, on le sait, parmi les hommes, une sagesse de convenance, assez raisonnable en un sens, mais trop bornée pour ne pas sentir ce qui lui manque absolument. Un horizon étroit lui fait chaque jour le don hideux d’être repue d’évanescents relents. Le myste est sage aussi, mais autrement. Il vole suffisamment haut pour trouver sa vue fort basse. D’où un dédain de lui-même et de cette insuffisance. Il lui faut désormais aller voir ailleurs. L’attendent orages épouvantables, abîmes affreux, obscurités palpitantes, étoiles tremblantes, ailes étendues, ombres tempétueuses, sereines braises, éclats perçants. Il lui faut aller par-delà toutes ces lumières, ces éclairs, au-delà des inconscients obscurs, il lui faut entrer dans ce non-lumineux silence. Il y apprendra des secrets. C’est trop peu d’affirmer que la muette ténèbre brille d’une espèce d’éclat au sein de la plus noire sombreur. Ce n’est rien de dire qu’elle emplit les intelligences qui savent se taire de splendeurs plus belles que la beauté. Sa mutité m’intima d’abandonner les sens et l’intelligence, de laisser là tout le sensible et le compréhensible, les choses qui sont et celles qui ne sont pas. Elle me dit de monter, autant que je le pourrais, vers ce qui se tient par-dessus la connaissance et les essences. Il faut sortir de tout cela et s’exiler loin de soi, s’envoler irrésistiblement, s’élever encore, et peut-être même, s’étant déjà dépouillé de tout, marcher dès lors en présence de l’extase ‒ pour dépasser la suressence et ses nitescences.

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i Myste : « initié aux mystères ». « Durant les rites des mystères qui signifiaient la mort de l’initié et sa renaissance à une vie supérieure, on s’écriait, s’adressant au disciple: «À la mer, ô myste!» et le myste allait se tremper dans l’onde à la fois dissolvante et purificatrice » (M. Senard, Le Zodiaque, Paris, Villain et Belhomme, 1975, p.121).