La « rencontre »


« Anéantie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Si l’extase d’un homme est faible, il l’exhibe. Au contraire, si son extase est forte, il reste maître de soi et il se tait. Ainsi le rapporte Kalābādhīi, s’appuyant sur quelques témoins particulièrement « fiables » en cette matière. Quiconque parle d’extase en en ayant fait l’expérience, la manifeste avec des mots, et représente ainsi extérieurement ce qui fut senti intérieurement. Cette représentation verbale, extérieure, est-elle pertinente ? Celui qui se tait est sans doute davantage dans le vrai, pourra-t-on penser si l’on est un peu versé dans ces questions. S’il vaut mieux se taire, pourquoi en parler alors ? Que pouvons-nous dire de ce qui ne peut s’exprimer ? D’un autre côté, ne faut-il pas faire a priori confiance à un véritable « témoin », si ce dernier veut témoigner ? Mais comment juger de sa fiabilité, de sa « vérité » ? Ne peut-on jamais qu’être le témoin de soi-même, et ne peut-on qu’adresser son témoignage au tribunal de sa propre conscience ? La « rencontre » (wajd) est-elle un simple sentiment intérieur, une représentation passagère, ou bien est-elle un véritable « choc mentalii », une réalité absolument immersive, submergeant (entièrement ou en partie seulement) la conscience, et, pour un temps, seulement entrevue ? Si cette expérience ne dure qu’un temps, comment son effet peut-il durer toute une vie – et sans doute au-delà ? Des témoins ont dit à ce sujet: « L’extase est liée à ce qui passe ; la connaissance de la sagesse, elle, reste stable et ne passe pas. » Ce dire semble, à première vue, porter une vérité certaine. Tout dépend de ce que l’on appelle ici la « connaissance de la sagesseiii ». Quant à elle, c’est un fait d’observation, l’extase, inévitablement, passe. Mais ce qui ne passe pas est le « goût » que l’on en garde quand on l’a eue. Cela ne signifie pas que l’on veuille nécessairement y goûter encore. Al-Junayd, à ce propos, soulève la question de ce qui se passe après la fin de l’extase : « L’extase remplit de joie celui qui cherche en elle son repos, mais quand Il est présent disparaît l’extase. Mon extase m’avait rempli de joie, mais ce que je trouvais au cœur de l’extase m’a captivé au point de me détourner de la vue même de l’extaseiv. » Dans l’extase donc, l’on trouve le principe du dépassement de l’extase elle-même. Qu’est-ce que ce dépassement signifie ? L’extase révèle, d’une manière ou d’une autre, quelque chose de transcendant. Mais qu’en reste-t-il ? Et quelles en sont les implications ? Qui le dira ? Qui peut réellement en témoigner, avec quelle sincérité, avec quelle acuité ? Ḥallāj, par exemple, ce martyr fameux de la vérité, et dont les dires n’en manquait pas ? Ce qu’il en dit, d’ailleurs, vire au paradoxe, et ouvre d’autres perspectives, qui vont bien au-delà de l’expérience de l’extase. « L’extase ne Le peut atteindre, elle dont la flamme n’est rien autre que le signe d’une irrémédiable impuissance. L’extase ne peut atteindre que des formes périssables et s’efface d’elle-même à l’instant où la vision commence. Je jouissais de l’extase, mais dans le trouble, tantôt j’étais comme ravi, et tantôt comme présent. Ah ! Il anéantit l’extase par un Témoin dont l’Attestation même anéantit l’extase et tout sens exprimablev ! » La « rencontre » anéantit l’extase. La bonne nouvelle, c’est que cet anéantissement n’est que le témoignage d’une autre représentation, et qu’il ne représente pas l’essence même de la rencontre, et de ses suites. La rencontre a bien eu lieu, pourra-t-on se dire, et même si le détail de son souvenir ne peut s’exprimer, elle source la mémoire, elle fonde l’être et surtout son devenir. Dès lors, en puissance, tout commence, à nouveau, toujours. Ici, je note, car cela est trop frappant pour ne pas être souligné, qu’Al-Shiblī emploie des formules étrangement analogues à celles de Ḥallāj : « Je renie mon extase tant qu’elle ne me vient pas de mon témoignage ; et le Témoin de la Vérité anéantit le témoignage de l’extasevi. » Quel est ce « témoin » ? Et de quoi ce témoin témoigne-t-il ? Quelle « vérité » est-elle désignée ainsi ? Pourquoi ce témoin anéantit-il le témoignage de son extase ? A mon avis, le témoin en question est la conscience elle-même. Ce que la conscience « anéantit », c’est la possibilité même de témoigner en vérité de ce dont il lui faudrait, en théorie, pouvoir témoigner. Puisque l’on parle d’« anéantissement », je note qu’un autre ṣūfī encore a associé l’extase à son anéantissement, mais a présenté celui-ci comme un « don »: « Celui qui s’est montré généreux dans l’octroi de l’extase, d’autant plus libéral sera-t-il pour accorder les dons et vertus qui anéantissent l’extase. Lorsqu’Il commença à m’envoyer l’extase, je connus avec certitude que Celui qui en était libéral à mon égard tiendrait jusqu’au bout ses merveilleux engagementsvii. » Je retiens de cela, que l’extase, quelles qu’en soient la puissance, la profondeur, l’étendue et l’élévation, n’est jamais rien qu’un pas de plus sur un chemin sans fin.

__________________________

iCf. Abu Bakr Al-Kalābādhī. Kitāb al-ta‘arruṭ li-madhhab ahl al-taṣawwuf [Livre de la doctrine des Soufis].

iiLouis Massignon. Interférences philosophiques et percées mystiques dans la mystique allāgienne, p. 264

iiiLa connaissance de la sagesse, ou « connaissance sapientiale », est appelée en arabe ma’rifa, et représente dans le soufisme, selon Louis Gardet, la « saisie intellectuelle et savoureuse de Dieu ». La notion de sagesse est donc assimilée à celle de « saveur », ce qui n’est pas sans pertinence étymologique, puisque sagesse, sapience et saveur possèdent la même racine étymologique indo-européenne, SAP- « goûter ».

ivAbu Bakr Al-Kalābādhī. Kitāb al-ta‘arruṭ li-madhhab ahl al-taṣawwuf [Livre de la doctrine des Soufis], ch. 53. Traduction de Louis Gardet. Mystique musulmane, Vrin, 1986, p. 178-179

vCité par Abu Bakr Al-Kalābādhī. Ibid. p. 179

viIbid. p. 180

viiIbid. p. 180

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.