
La liturgie védique, telle que décrite dans les Saṃhitā, les Brāhmaṇa, les Āraṇyaka et les Upaniṣad, semble saturée de paroles, de récitations et de chants. « Le sacrifice est parole » disent les Brāhmaṇai. En effet la parole, sous toutes ses formes, y abonde. Des suites de phrases brèves, elliptiques, appelées yajus, et tirées des recueils appelés Saṃhitāii, sont constamment récitées, psalmodiées, chantées ou murmurées, sur tous les tons. Elles sont prononcées tantôt à voix basse (upâṃśuiii) tantôt à voix haute (uccaih). Pourtant, dans cet océan de sons, le silence occupe une place singulièreiv. Par exemple, le brahmán, qui supervise le culte, reste toujours silencieux, même s’il lui arrive de faire des « récitations chuchotées » (japa) dans de rares occasions. Le traité le plus ancien de la tradition grammaticale du sanskrit, le Taittirīya-Prātiśākhya, hiérarchise ainsi les différentes manières d’énoncer les textes : l’inaudible (upāṃśuv), le murmuré (dhvāna : presque inaudible, mais avec une articulation distincte des voyelles et des consonnes), l’audible (prononciation à mi-voix), le sonore (émission vocale mesurée, mais laissant percevoir la sonorité des phonèmes), enfin la pleine voix, dans les tons grave, moyen, ou aigu (voix de poitrine, voix de gorge, voix de tête)vi. Le Traité recense encore trois autres modes d’expression qui se situent au-dessous du murmure inaudible : le mode « à voix retenue ou réservée » (vāgyatā), le mode « en pensée » (manasā) et le mode « en silence » (tūṣṇīm). Tous les actes liturgiques, en effet, ne sont pas accompagnés de paroles ou d’incantations, notamment les actes réputés avoir un caractère particulièrement sacré ou dangereux.
Il y a encore une autre qualité de silence, qui apparaît entre, ou à la suite d’une longue série d’actes liturgiques, les derniers d’entre eux étant alors effectués « en silence ». La plupart du temps, ces actes silencieux s’adressent alors implicitement à Prajāpati, le Dieu suprême, créateur des mondes. On dit en effet de lui : « Le silence appartient à Prajāpativii». Les hymnes à Prajāpati témoignent de l’impossibilité de le nommer : « À qui (kasmai) offrirons-nous le sacrifice ? » Le silence est l’horizon de cette interrogation. Nommer Dieu serait le réduire ; se taire, c’est laisser place à son mystère.Selon les Brāhmaṇa, il faut en effet distinguer le domaine des choses « exprimées » (nirukta) et le domaine des choses « inexprimables » (anirukta), parce qu’elle sont indéfinissables, incertaines (anaddhâ). Par exemple, relèvent de l’anirukta : la durée de la vie, l’avenir, le souffle, la pensée (manas), ou encore le silence (de la pensée) qui est sa véritable « expression ». La pensée s’oppose donc nettement à la parole. De fait, la pensée et la parole constituent les deux voix principale (et aussi les deux voies) du sacrifice. Une sorte de dialectique interne les lie. « Quand on se tait, le souffle dévore la parole » dit l’Aitareya-Āranyakaviii. Et dans le Traité des Vingt-cinq (Pancavimśa) Brāhmaṇa, il est rappelé que « ce qu’on n’atteint pas par la parole, on l’atteint par la penséeix ».
Prajâpati, en tant que Dieu suprême et Seigneur de la Création, est quant à lui l’inexprimable par excellence et comme tel dévolu au silence. Il concentre en sa personne tout ce qui dépasse le limité, le sensible. C’est aussi qu’il représente le brāhman (au neutre), ce symbole des énigmes, nimbées de silence. Le brāhman neutre est lui aussi « inexprimable », et il en découle que le prêtre appelé brahmán (au masculin), et censé porté le brāhman, est aussi l’officiant qui reste la plupart du temps silencieux pendant le sacrifice védique. Son attitude fondamentale est donc le silence : «Il n’opère, ne chante ni ne récitex ». Le brahmánse définit par la pensée, comme les autres officiants par la parole : « Il est la pensée du sacrificexi ». Le sacrifice passe d’un officiant à l’autre en suivant celui qui porte la parole, mais il passe au brahmán « dans les intervalles où les officiants font pausexii ». « En vérité le prêtre brahmán du sacrifice est le mentalxiii ». En « retenant sa voix » l’officiant enferme le sacrifice en lui-même et il se l’approprie. « Lorsqu’il crie ‘Svaha ! Svaha !’ ‒ le ‘Svaha’ étant le sacrifice ‒ il s’approprie ainsi le sacrifice. Ici et maintenant, il restreint sa parole ; le sacrifice étant la parole : il s’approprie ainsi le sacrifice. Il l’empêche d’être disperséxiv ». En se retenant de parler, il l’empêche de fuir, mais dès qu’il prononce une parole étrangère au sacrifice, celui-ci s’envole et s’enfuit : « Lorsqu’il retient sa parole ‒ la parole étant un sacrifice ‒ il s’approprie ainsi le sacrifice. Mais si, après s’être retenu de parler, il émet un son [étranger au sacrifice], alors le sacrifice, libéré, s’envole. Dans ce cas, qu’il murmure un rik ou un yajus adressé à Viṣṇu, car Viṣṇu est le sacrifice ; ainsi, il s’empare à nouveau du sacrifice ; et c’est là l’expiation de cette [transgression]xv. » Il revient au brahmān, par son silence, d’empêcher le sacrifice d’être divisé, « s’il prononçait une parole, il diviserait le sacrificexvi », et d’être gaspillé : « Si celui vers qui s’approche le sacrifice prononce une parole inconvenante, il gaspille le sacrifice, comme on renverse un vase empli d’eauxvii ».
Le sanskrit possède autre mot que tūṣṇīm pour dire « silence » : mauna. Et ce mot ‒ mauna ‒désigne aussi « la condition de l’étudiant du brāhman, qui est ce qu’on appelle ‘le silence’ ; et, par la seule condition d’étudiant du brāhman on découvre le Soi et on médite sur luixviii », selon la Chāndogya-Upaniṣad. Une autre Upaniṣad associe implicitement le silence au « quatrième état » de la conscience (turīyaxix), qui se situe au-delà de la veille, du rêve et du sommeil profond. Le silence n’est pas simplement une absence de son, mais un mode d’être qui ouvre à la réalité suprême. Il est le plus haut enseignement (mauna-vyākhyāna), car il enseigne sans mots ce que le langage ne peut dévoiler. Il est le symbole de l’intuition directe (aparokṣa jñāna) du brāhman. Les mots divisent, analysent, décrivent ; le silence unit, rassemble et plonge dans l’indifférencié. Surtout, le silence se révèle comme principe divin : d’ailleurs, à l’origine, le monde est silence, et c’est sans ce silence que surgit la Parole (vāc). Mais la Parole ne s’autonomise pas : elle reste comme enchâssée dans le silence, et elle est toujours liée à lui, comme l’écume à la surface de l’océan. Le silence n’est pas le signe d’une absence, mais d’une plénitude infinie et obscure. Il est la mère de la Parole, son abîme originaire et sa lumière nourricière, il incarne l’espace où le sacré se laisse approcher sans jamais se laisser posséder.
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iLes Brāhmaṇa, ब्राह्मण , sont des explications rituelles du brāhman fondamental, contenant des commentaires de prose sur les textes védiques .
iiSaṃhitā (संहिता) « recueil, collection ». Ce mot désigne des recueils de textes de mantras des quatre Védas. Ces mantras peuvent servir lors de rituels, se retrouver dans des poèmes ou dans des hymnes. Des chants védiques différents découlent de ces mantras ; le samhitapatha est une récitation continue.
iiiPrononciation « inaudible, mais comportant une articulation des phonèmes »
ivLe silence, dans le Veda, est à la fois un intervalle (ce qui prépare ou conclut la parole), une puissance (śakti), et un mystère (rahasya) qui conduit du plan de l’audition et de l’intelligible au plan incommensurable du brāhman. Les textes des Brāhmaṇa insistent : l’efficacité du sacrifice ne dépend pas seulement du contenu sonore, mais aussi des intervalles, pauses et suspensions. Un mot mal placé, un temps de silence non respecté, et le rite perd sa force. Ainsi, le silence n’est pas une absence, mais une composante intégrée, une note invisible dans la partition liturgique. Le silence précède la parole comme l’indistinct (avyākṛta) précède le manifesté. Dans le Śatapatha Brāhmaṇa, le silence est associé au non-dit primordial, à partir duquel le Verbe (vāc) se déploie. Toute récitation naît donc d’un silence qui est son fondement invisible.
vLittéralement “en attendant le soma”. Nom de la prière de la liturgie védique qui est murmurée de façon inaudible avant l’arrivée du soma.
viTaittirīya-Prātiśākhya 23, 3, cité par L. Renou. L’Inde fondamentale. Paris, 1978
viiŚatapatha-Brāhmaṇa IV 6, 1, 5
viiiAitareya-Āranyaka III 1,6 :« Lorsque l’on parle ou que l’on répète, le souffle est dans la parole, la parole dévore ensuite le souffle. Lorsque l’on se tait ou que l’on dort, la parole est dans le souffle, le souffle dévore la parole. Ils s’avalent l’un l’autre. La parole est la mère, le souffle le fils. »
ixPancavimśa-Brâhmana IV 9, 10 : « Ce qu’ils [les participants de la sattra] n’atteignent pas par la voix, ils [les Chantres] le leur font atteindre par l’esprit. »
xŚatapatha-Brāhmaṇa V 5, 5, 16 : « Trois pièces d’or de cent manas chacune constituent le droit de sacrifice pour cette offrande. Il les présente au brahmān ; car le brahmān ne fait rien (à la différence de l’adhvaryu), il ne chante pas (à la différence de l’udgatṛ), il ne récite pas (à la différence du hotṛ), et pourtant il est un objet de respect. Et avec l’or, ils ne font rien, et pourtant c’est un objet de respect : c’est pourquoi il offre au brahmān trois pièces d’or de cent manas chacune. »
xiKaushītaki-Brāhmaṇa VI, 11
xiiṢaḍviṃça–Brāhmaṇa I 6, 6
xiiiBṛhadāraṇyaka-upaniṣad III 1,6
xivŚatapatha-Brāhmaṇa III 1, 3, 27
xvŚatapatha-Brāhmaṇa III 2, 1, 38
xvi Taittirīya-Saṃhitā VI 1, 4, 3
xviiŚatapatha-Brāhmaṇa I 5, 2, 15
xviiiChāndogya-Upaniṣad VIII 5, 2
xix« Le Quatrième état est sans mesure. Non lié à l’acte, il est ce en quoi le monde se résorbe, il est bienveillant, non-duel. Ainsi ce Soi est le son Oṃ. Il entre par le Soi dans le Soi ». Māṇḍūkya– upaniṣad 12.Trad. Aliette Degrâces. La traductrice note que cette « résorption » mène à un « dépassement », « elle restitue le Oṃ dans sa pleine unité, dans le non-son, dans le silence. »
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