Présence de la blessure


« Présence de la blessure » ©Philippe Quéau (Art Κέω), 2025

Le surnaturel dépasse la compréhension que nous pouvons en avoir, quelque soin et quelque diligence que nous y apportions. Mais on peut tenter au moins de nommer quelques-unes de ses manifestationsi ‒ le ravissement, l’enlèvement, l’envol, le transport, et la blessure.

Le ravissement implique une suspension des sens, et une union progressive de l’esprit avec ce qui pourtant le dépasse entièrement. Il se fait d’autant plus présent qu’il dure plus longtemps. Peu à peu, il coupe les liens entre l’âme et le corps ; on ne peut plus parler ni ouvrir les yeux. Le corps est laissé à lui-même, loin en arrière. Se produisent alors des effets dont la force est toujours plus grande, au point que l’on risque d’en mourir. L’énergie même de la vie s’en va je ne sais où. Ce ravissement peut être particulièrement profond (dans ces matières, il y a du plus ou du moins). Le corps reste debout ou couché, selon la position où il était quand le ravissement survient. Quelquefois il reste raide comme un bâton, ou bien il s’agite en cadence, comme en transe. L’âme emploie tellement toutes ses puissances à jouir de tout ce qu’elle voit, qu’elle semble oublier d’animer le corps, et qu’elle paraît l’abandonner totalement. Aussi, pour peu que cet état dure ‒ et parfois pendant des heures ‒ tous les membres du corps en ressentent les effets. Mais le corps est fort et tient l’effort. Durant tout ce temps, l’âme décèle sans cesse de nouvelles grandeurs et des puissances qu’elle ne pouvait absolument pas soupçonner. Les effets en sont admirables. Elle entre dans un entier oubli d’elle-même, tout en possédant une très haute conscience de ce qu’elle discerne au-delà d’elle-même… L’accompagne aussi une vive lumière quant à son impuissance propre à concourir aux mouvements mêmes de son ravissement. Elle y voit sa faiblesse insigne, mais elle constate aussi sa capacité inexplicable à affronter l’infiniment inconnu.

Dans le ravissement, l’âme meurt peu à peu à tout ce qui lui est extérieur. Elle perd aussi l’usage de sa mémoire et de sa volonté pour ne vivre seulement que dans sa partie la plus élevée ‒ sa vive intuition. Par contraste, lors de l’enlèvement (de l’esprit), certaines connaissances viennent derechef en son sein le plus intime. Ces connaissances fondent sur lui avec une telle promptitude, avec une telle puissance, qu’il lui semble que sa partie la plus élevée, l’intuition même, se sépare de lui. L’enlèvement de l’esprit a donc un effet beaucoup plus fort que le ravissement de l’âme. Outre qu’il l’embrase de plus grands désirs, le pouvoir de la grandeur qu’il recherche éclate davantage à sa vue. L’âme enlevée se sent portée à se dépasser toujours plus. Elle cherche avec plus de détermination ce qu’elle sait pourtant la dépasser infiniment.

Alors s’initie l’envol. L’envol est un je ne sais quoi, qui monte du plus profond de l’âme et transcende absolument l’esprit. L’âme et l’esprit ne sont en réalité qu’une même substance ‒ comme le sont le feu qui flamboie et sa flamme la plus haute. Un ardent brasier, en brûlant, lance des étincelles qui s’élèvent dans le ciel. La flamme monte autant qu’elle peut, mais elle reste de même nature que le feu qui la nourrit. Mais plus haut, infiniment plus haut, vole la lumière même qui s’en dégage. A la cime de la flamme de l’âme vient une lumière extrêmement vive et délicate, et véritablement, cette lumière est une sorte de vol, une façon de danse. Cette hirondelle vivante s’échappe dans la lumière, en dehors des lenteurs de l’air et de la prison des sens ; elle file comme un photon hors de la nuit des mondes. Délivré, l’esprit est désormais en puissance de jouir de son infinie liberté.

Quant au transport, c’est un irrésistible désir dont l’âme se sent soudainement saisie. Il naît du souvenir subit qui l’étreint quand elle se sent si loin de ce qu’elle cherche, quand elle se sent si seule, et sans sa fin. Elle se trouve dans une profonde solitude et dans un abandon universel ; le monde entier lui pèse. Il n’y a pas un seul être auprès de qui elle puisse trouver quelque compagnie. Le souvenir qui la saisit est si pénétrant et si fort, qu’en un instant l’âme se trouve projetée hors d’elle-même. Elle aspire à ce qu’elle ne peut atteindre, mais elle voit en même temps qu’il lui est impossible d’atteindre ce à quoi elle aspire si elle ne meurt. Elle meurt donc du désir de mourir, à tel point qu’elle est réellement en danger de mort ‒ elle sait cela, mais n’en est pas effrayée. Elle se voit comme suspendue entre la vie et la mort. Elle ne sait que faire, ni où aller. Alors, par un mode étrange et ineffable, elle reçoit une certaine connaissance, ou plutôt elle perçoit comme l’ombre d’une intuition. Elle découvre dans sa nuit toute l’étendue de ce tout qu’elle va perdre, si elle reste séparée de ce qu’elle pourrait encore connaître. Elle ressent le désir d’une grande tendresse d’amour, elle désire mettre enfin fin à son infini exil. Dans cette situation, l’âme reste assez libre pour considérer dans le même temps, et dans la même unité, la nécessité de vivre et celle de l’exil.

Il faut parler maintenant de la blessure. En son exil, il arrive que l’âme se sente aussi véritablement blessée que si on lui passait une lance en travers. Sa blessure lui cause une douleur si vive qu’elle en gémit, et si délicieuse qu’elle voudrait en être perpétuellement pénétrée. Cette douleur ne se trouve pas dans les sens, et cette blessure n’est pas corporelle. On ne la sent qu’au fond de l’âme, sans que le corps n’en soit atteint. La blessure vient et vit dans le fond le plus intime de l’être. En suppurent des désirs si vifs et délicats, qu’ils sont au-dessus de toute expression.

Je me souviens enfin d’un autre état encore qui consiste en une certaine sorte de présence : ce n’est là nullement une vision. Dans cet état, toutes les fois qu’une personne veut se mettre en présence de la présence même, elle la trouve aussitôt présente en soi.

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iJe m’appuierai ici, pour ce faire, sur la Relation de Thérèse d’Avila destinée à Rodrigue Alvarez (datée de 1575).

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