Les « yeux » clandestins


« Yeux clandestins » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

L’un des rôles de la créature, vis-à-vis du Créateur des mondes, ne consisterait-il pas à le représenter par son être singulier, et même à le remplacer en quelque sorte, physiquement, charnellement, à tout moment, et en tous lieux, sur cette Terre, comme dans le reste de l’Univers ? Le Créateur, puissance absolument immatérielle (puisqu’il faut bien qu’il le soit pour avoir pu créer la matière), a sans doute, pour cette raison même, besoin de quelques « retours d’informations » de la part de sa création. Ne dépend-il pas des organes sensoriels de ses créatures pour se représenter le voir, l’entendre, le toucher, le goûter et le sentir, mais aussi les myriades d’autres sens (appartenant à toutes les espèces d’êtres, de par le vaste univers) dont il serait vain de tenter de les concevoir, tant ils nous sont distants et inconnus ?

Tous les animaux vivants sur la Terre pourraient être considérés comme des capteurs de sensations, des intégrateurs de leurs multiples sens. Quant aux créatures dites rationnelles, douées d’intellection, elles pourraient être interprétées comme des êtres spécialisés dans la production de « vues » sur le monde, suscitant par là en leur propre conscience des interrogations sur son sens et ses fins dernières, lesquelles pourraient former d’utiles contributions à la conscience divine elle-même, si jamais on pouvait supposer qu’elle en manquât (comme n’hésita pas à le supputer le philosophe F. W. J. Schelling, puis, à sa suite, C.G. Jung).

Lisant récemment une nouvelle de Liu Cixin, intitulée « Avec ses yeuxi », je retrouvai cette même idée, quoique nettement plus romancée, dans le style de la science fiction. Une jeune femme est pilote à bord du vaisseau Crépuscule VI, qui a été chargé d’explorer l’intérieur de la Terre, et plus précisément de s’approcher de la « discontinuité de Gutenberg », c’est-à-dire l’interface entre le manteau et le noyau terrestres, à une profondeur de 3400 à 3500 kilomètres, selon les géophysiciens. Lors de son départ, au milieu d’une boule de feu aussi flamboyante que le soleil, quelque part au beau milieu de la dépression de Tourfan, dans le désert du Xinjiang, Crépuscule VI plonge dans le centre incandescent d’un lac de lave en fusion, en soulevant des vagues magmatiques. Il commence alors sa lente progression vers le noyau terrestre. Après maintes péripéties, dont la dernière est fatale, le vaisseau est maintenant bloqué irrémédiablement dans le tréfonds de la Terre à une profondeur de plus de six mille kilomètres, sans espoir de retour. La jeune pilote est néanmoins, pour quelque temps encore, en liaison neutronique avec la surface. Elle demande qu’on lui accorde une dernière fois l’usage d’un système multisensoriel de téléprésence (appelé les « yeux ») afin de visiter à distance des paysages terrestres dont elle est nostalgique, et notamment de sublimes prairies pleines de fleurs. Elle prend un infini plaisir à les examiner et à les mémoriser une à une, avant de retourner dans la nuit du noyau terrestre. Après avoir joui une dernière fois de ses « yeux », elle envoya un message à l’équipe de support avant que toute communication soit devenue impossible : « Rassurez-vous, je trouverai de quoi occuper mon existence ici [dans son vaisseau bloqué au centre de la terre]. Je m’habitue déjà peu à peu à cette vie, je n’ai plus l’impression d’étroitesse et d’enfermement du début. Je suis entourée par le monde, il me suffit de fermer les yeux pour retourner au milieu de la grande prairie. Je peux encore voir clairement chaque fleur à laquelle j’ai donné un nom… Adieuii. »

J’imaginai alors une transposition métaphysique de cette nouvelle. Je considérai l’idée d’un Dieu créateur des mondes, isolé au centre de Tout, mais incapable de communiquer avec ses créatures, du fait de sa propre transcendance. J’imaginai que le Dieu créateur gardait cependant d’infimes liaisons virtuelles avec ses créatures. C’était d’ailleurs là l’une des raisons de leur présence au monde. Le Dieu avait besoin d’un contact avec la réalité du monde à travers toutes les perceptions sensorielles, cognitives, émotives, psychiques et spirituelles de chacune de ses créatures. Quoique pur esprit, absolument détaché du monde créé, le Dieu, immergé dans son unicité, séparé par sa transcendance et confiné dans sa solitude, avait besoin de toutes ses créatures pour établir un semblant de contact avec l’entièreté de sa création, et pour ainsi soutenir et magnifier la « conscience » de son propre Être. J’en arrivai à la conclusion qu’il était possible de participer un tant soit peu à son effort de « vision » et de « conscience », en lui prêtant volontairement mes propres yeux ainsi que tous mes autres sens. Me mettant en quelque sorte en retrait de mes yeux, de mes oreilles, de ma peau, de mes papilles gustatives et de mes cellules olfactives, je m’en détachai résolument, autant qu’il était possible, et je lui en laissai l’usage. Je me tenais le plus humblement possible en dehors de mon corps, et je lui en laissai la jouissance exclusive. Autant qu’il m’était possible de le faire, je me détachai de moi-même, pour qu’il soit libre de voir ou de ressentir tout ce que je voyais et tout ce que je ressentais à travers mes sens, sans interférences de ma part. J’étais les « yeux » du Dieu, et il était maître d’observer à loisir mon environnement immédiat et ma conscience intérieure. Je me tenais passivement prêt à suivre du regard ce que je pouvais pressentir que le Dieu désirait examiner. Je lui prêtais aussi le faible concours de ma mémoire ou de ma mince intelligence, au cas où il aurait eu besoin de précisions sur le contexte de la réalité momentanée que nous vivions alors, en quelque sorte ensemble, lui comme Dieu suprême créateur des mondes (et pur esprit transcendant), et moi comme témoin immanent, silencieux et écrasé de respect devant cette Présence en moi, furtive, délicate, fugace. J’en arrivai alors à considérer autrement le moindre brin d’herbe, le plus modeste ver de terre, l’hirondelle joyeuse et l’orque profonde. J’en arrivai à imaginer un Dieu total qui se nourrirait en permanence de tous les flux des sens vivants, de tous les sentiments vrais, de toutes les intuitions et de toutes les volontés jaillissant à chaque instant de milliards de milliards d’êtres épars, plus ou moins conscients d’être ainsi habités par ce divin passager clandestin.

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iLiu Cixin. In L’équateur d’Einstein. Nouvelles complètes I. Actes Sud, 2022. p. 53-73

iiIbid. p. 72 (Les italiques sont de mon fait).

Une réflexion sur “Les « yeux » clandestins

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