
« Le sacrifice est un hommei ». Il faut prendre cette phrase védique au sens propre et au figuré. Au sens propre, le sacrifice est le sacrifiant en personne, l’homme qui initie la cérémonie sacrificielle, celui qui en paie tous les frais, en principe pour son propre bénéfice. Au sens figuré, et pour que les dieux aient quelque raison d’agréer son sacrifice, l’homme qui sacrifie doit accepter d’offrir mentalement son Soi tout entier en sacrifice. C’est à cette condition qu’il pourra peut-être obtenir un nouveau Soi, un Soi divin, capable de prendre place auprès des Immortels. Mais rien n’est garanti. Il n’y a aucune certitude. Le sacrifice n’est pas une transaction mécanique, suivie automatiquement d’effet. Les dieux restent libres. Ils ne sont pas liés par les sacrifices des hommes. D’ailleurs, « la nature divine ne marque point d’affinité particulière pour le sacrifice ; une foule de récits content la fuite du sacrifice qui veut échapper aux dieux. Pour se dissimuler, il prend tantôt la forme de Viṣṇuii, tantôt de Suparṇa, tantôt d’un cheval, tantôt d’une antilope noire. Les dieux éperdus ne le décident à revenir qu’à force de rites et de prièresiii. » Mais, on l’a dit, le sacrifice est « un homme », et habituellement, un homme ne veut pas mourir. C’est pourquoi, tout comme un homme fuirait sa mort imminente, s’il le pouvait, « le sacrifice s’enfuit loin des dieux, et, devenu une antilope noire, il commença à erreriv. » Pourquoi le sacrifice reviendrait-il près des dieux pour prendre le risque d’être lui-même « sacrifié », au même titre que les innombrables victimes qui ont été effectivement sacrifiées en son nom ? C’est là un problème qui touche à l’essence même du sacrifice, en tant qu’il est au fondement de la relation entre les mondes (divin et humain). Le sacrifice n’est pas divisible, il est par essence un et total. Dans le sacrifice, ce n’est pas seulement le sacrifiant qui doit sacrifier son propre Soi, ni la victime qui sera effectivement sacrifiée en lieu et place du sacrifiant, mais c’est le sacrifice lui-même qui risque d’être sacrifié, tant le désir des dieux est insatiable. C’est précisément pour cette raison que le sacrifice veut « fuir », quand il s’est incarné dans une antilope noire, ou qu’il a pris la forme de Viṣṇu… Tout se passe comme si le sacrifice, une fois mis dans la proximité divine, devait tout emporter dans son mouvement, y compris son sens et son existence même. « Les textes védiques nous disent qu’on tue le sacrifice lui-même dès lors qu’on le déploie. C’est-à-dire quand on passe du projet sacrificiel, qui en tant que projet forme un tout, à sa mise en acte, on le fragmente en séquences temporelles distinctes, et on le tue. Autrement dit, quand on exécute le sacrifice – exécuter au sens d’effectuer ‒ , on exécute, au sens de mettre à mort, non seulement la victime mais l’acte sacrificiel lui-même […] Dans le cas du soma, les choses se compliquent encore du fait que la plante soma est aussi le Soma, nom propre d’un dieu qui est accueilli comme un hôte royal […] les dieux, y compris sans doute Soma lui-même, ne sont immortels que dans la mesure où ils absorbent la substance corporelle d’un dieuv. »
Face à la mort assurée, face à la perspective du sacrifice divin qui est exigé d’elle, l’antilope noire « fuit ». Elle a toujours été sauvage, et donc habituée à fuir les prédateurs, mais là, elle fuit parce qu’elle sait que les dieux sont devenus ses implacables prédateurs et qu’ils veulent la sacrifier. L’antilope sait plus de choses que les dieux à propos du sacrifice, peut-être parce qu’elle est sauvage, ou bien peut-être parce qu’elle vit en permanence avec l’idée de sa mort probable. Elle sait aussi, bien mieux que tous les dieux, qu’elle ne peut pas et ne doit pas être sacrifiée, car elle représente le sacrifice même. La tuer équivaudrait à tuer le sacrifice – à tuer le divin donc. Et l’antilope sait qu’elle ne peut pas laisser les dieux tuer le sacrifice divin, le sacrifice en tant qu’idée et en tant que réalité divines. On peut comprendre que l’homme veuille sacrifier, parce qu’il a toujours chassé et qu’il a souvent tué. Il a reconnu depuis longtemps que l’acte de tuer était un acte irréparable, parce qu’il est lui-même un être mortel, qui de plus est exposé quotidiennement à la perspective d’une mort inévitable, à la chasse, à la guerre, ou à la fin de son âge. L’homme a donc des raisons de vouloir sacrifier en réparation de ses actes irréparables, mais le plus irréparable des actes serait de sacrifier l’antilope noire, ou quelque autre animal sauvage. Car, dans la tradition védique, on ne peut sacrifier que des animaux domestiqués. Pourquoi cette distinction ? Sans doute l’antilope noire représente-elle l’essence même du sacrifice, en tant qu’elle incarne l’innocence absolue d’une créature qui n’a rien à voir avec les hommes, leurs lois, leurs rites, leurs désirs ou leurs peurs… Mais les dieux immortels savent-ils ce que l’antilope noire elle-même sait fort bien ? Qu’est-ce que le sacrifice d’une créature mortelle peut signifier aux yeux d’un dieu immortel ? C’est la raison pour laquelle, en réalité, les dieux n’ont pas d’affinité pour le sacrifice. Les dieux ne comprennent rien à la mort, et moins encore comprennent-ils la nécessité du sacrifice.
Pendant ce temps, tous les jours, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants sont sacrifiés, par le feu, par le sang, par la faim. Il suffit de suivre les actualités. Et tout cela, ultimement, tous ces sacrifices, au nom d’un Dieu Un, impavide, indifférent. Quelle triste et divine comédie.
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iŚatapatha Brāhmaṇa, 3, 1, 4, 23
iiTaittirīya Brāhmaṇa, 6, 2, 4, 2
iiiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmaṇas. 1898, p. 141-142
ivŚatapatha Brāhmaṇa, 1, 1, 4, 1
vCharles Malamoud. La Danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne. Seuil. 2005, p. 146
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