Théologie du nuage


« Nuée nue » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Des nuages en général ‒ comment en dire l’obscur, l’irradiant, l’éclair, l’éclat tonnant, et même l’envie de pluie ?… Du point de vue théorique, l’Inconnaissance n’échappe pas non plus à la météorologie nuageuse, dont on observe souvent les effets, à défaut d’en comprendre les pourquoi. L’auteur inconnu de ce spécifique Nuage-là, celui de l’inconnaissancei, a affirmé que l’œuvre véritablement créatrice (c’est-à-dire divine) est toujours passive et surnaturelle. Mais l’âme active et naturelle ne peut se réduire à la seule initiative de quelque Deus (qui se tiendrait loin au-dessus des nuages). Si cela était, cela reviendrait à éteindre en l’homme l’esprit. Or cela ne se peut. Pour l’esprit, le nuage de l’inconnaissance symbolise le manque, l’oubli de toute activité cognitive et le délaissement des lumières surnaturelles. La vie mystique ne consiste pas en une claire considération de quelque objet qui se situerait dans le monde, très loin au-dessous du divin; elle ne consiste pas non plus en un mouvement aiguisé de l’intelligence, en une curiosité affilée de l’esprit ou en une vagabonde imagination. Tout ce à quoi l’on pense reste toujours au-dessus de soi pendant tout le temps où on y pense. En revanche, plus valables en tant que tels et plus plaisants du point de vue des hauteurs, sont cet aveugle élan d’amour, cette pulsion vers l’abîme et le mystère, cet empressement secret à entrer en pleine connaissance dans l’inconnaissance. La raison en est que l’amour peut en cette vie tout atteindre, s’il aime vraiment ce qu’il dit vouloir aimer. La science, quant à elle, n’atteint jamais rien, car elle n’aime rien. Elle explique, ratiocine, calcule, accumule, mais n’atteint jamais à l’essence des choses, et moins encore à l’être que cette essence censément représente.

Le nuage d’inconnaissance est un symbole propre à exprimer l’expérience mystique dans son dénuement. C’est un nuage qui s’interpose entre l’âme et le divin, et qui rappelle la « divine obscurité » jadis reconnue par le pseudo Denys l’Aréopagite. Il offre aussi des points remarquables de similitude avec la « nuit obscure » de Jean de la Croix. Mais les nuits se ressemblent-elles toutes ? Elles diffèrent au moins par leur durée. La nuit, le temps s’étire. Or, pour atteindre à plus haut que soi, la brièveté et même l’instantanéité de très courts élans semble nécessaire… La vision qui transcende est en effet l’opération la plus brève de toutes celles que puisse imaginer l’homme. Jamais cette vison ne dure en réalité, en son essence, plus qu’un atomeii, c’est-à-dire la plus petite partie possible du temps. Cet atome est la juste mesure de notre faible volonté, et de notre impuissance intellective. Mais même ce rien de temps suffit. Un brusque mouvement de l’âme, comme inattendu, la propulse, et alors elle s’élance vivement vers l’ailleurs, vers l’abîme, vers la nuit, vers l’Obscur. De même, une étincelle, dans le feu crépitant, s’enfuie et s’enfouit dans la suie. Il est abasourdissant de compter les mouvements qu’en un seul jour de temps, une âme peut faire, si elle a été véritablement disposée à se mouvoir hors d’elle-même. Or, précisément, il suffit d’un seul de ces ténus mouvements pour qu’elle se mette soudain, et irrémédiablement, à oublier toute choses créées. Cet élan-là suffit pour la projeter vers tout ce qui est plus haut, plus profond, plus caché qu’elle. Je voudrais pouvoir plier et empaqueter cet élan dans un seul mot, afin de mieux m’y tenir. Ce mot, naturellement, comme souvent les mots courants, devrait être bref : « Dieu », « amour », par exemple. Cela pourrait être aussi n’être qu’une syllabe, comme aum. Ayant rempli d’un mot son âme et sa bouche, il nous est conseillé de le souffler de façon redoublée sur l’impalpable, éthéré et intangible nuage d’inconnaissance, déjà cité, et qui se trouve, on l’a déjà dit, entre l’âme et tout ce qu’elle n’est pas. Pour le disperser aux quatre vents ? Non, non. Il est espéré qu’ainsi l’on puisse rabattre toute manière de pensée sous un monceau d’oubli, une nuée d’indifférence, une brume d’inattention. Or cet oubli, cette indifférence, cette inattention, ne doivent pas occulter une autre nuée encore, qui cette fois s’interpose entre l’âme et le monde. Cette nouvelle nuée est singulièrement sombre et doublement nue. D’abord, nue d’une nudité intérieure, d’une nudité totale quant à la connaissance de la transcendance, qu’aucune vision ou révélation (quelque immense et profonde qu’elles soient) ne peuvent déplier ou expliquer ; et ensuite, nue d’un dénuement intégral par rapport à toutes choses, tissée d’un oubli total de soi-même et des autres. A mieux y réfléchir, il s’agit d’une triple nudité, en fait : les deux nudités citées sont elles-mêmes à nouveau mises à nu, comme des ombres dans la nuit, lorsque rien ne s’oppose plus à voir leur essentielle nudité comme n’étant encore qu’une sorte de vêtement.

Dans ces nudités et ces dénudations successives, il faut voir le travail et l’effort qui reviennent à l’âme, et qui visent à perdre toute idée et tout sentiment de son être propre. Car ce n’est point ce qu’elle est, ni ce qu’elle a été qui importe, mais ce qu’elle a désir d’être.

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iLe Nuage d’Inconnaissance, Traduction Armel Guerne, Cahiers du Sud, Documents Spirituels 6, 1953.

iiAtome, ou athome : environ 1/6 de seconde. L’heure, au moyen âge, se divisait en 60 ostenta, dont chacun comptait 376 atomi.

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