Théologie du chaos


« L’Un, l’Être et le Néant » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Trois concepts classiques comme le Néant, l’Être et l’Un, ou bien, dans un autre jargon, le Non-être, l’Être et la « Suressence », pourraient parfaitement symboliser les trois principales étapes du parcours de toute âme rationnelle, entre son néant initial et sa putative union avec le « divin », en passant par ce qu’on appelle son « existence ». Avant de naître, l’âme n’était pas. Pendant la vie, l’âme existe et participe ainsi de l’être (que l’on peut définir comme l’existence en général, comme ce qui existe, conçu sous la forme la plus abstraitei). Et, après la mort, du moins si l’on en croit quelques philosophes et certains théologiens, l’âme est invitée à s’unir à l’au-delà de tout être et de toute essence. « Abandonne les sensations, renonce aux opérations intellectuelles, rejette tout ce qui appartient au sensible et à l’intelligible, dépouille-toi totalement du non-être et de l’être, élève-toi ainsi, autant que tu le peux, jusqu’à t’unir dans l’ignorance avec celui qui est au-delà de toute essence et de tout savoir. Car c’est en sortant de toi et de toi-même, de façon irrésistible et parfaite que tu t’élèveras dans une pure extase jusqu’au rayon ténébreux de la divine Suressence, ayant tout abandonné et t’étant dépouillé de toutii. »

La structure triadique du sensible, de l’intelligible et de l’« au-delà de tout savoir », tout comme celle mettant en relation le non-être, l’être et l’« au-delà de toute essence », sont deux exemples de systèmes conceptuels tentant de décrire une réalité en constante métamorphose. On peut supputer que l’un ou l’autre de ces systèmes peuvent en partie expliquer la dynamique à long terme de l’existence dans son évolution jamais stabilisée, et dont on ne peut assurément pas prédire le destin final, ou même seulement déterminer si cette fin existe en effet, ou bien si son évolution est potentiellement « sans fin ». Si un système métaphysique est basé sur au moins trois entités ou essences fondamentales, et non pas sur seulement deux (comme l’être et le néant, l’esprit et la matière, ou le divin et l’humain), l’évolution d’un tel système triadique peut-elle donner lieu à une application de la théorie du « chaosiii » ? Par analogie avec le « problème à trois corpsiv », un système métaphysique qui serait fondé autour de trois pôles conceptuelsv pourrait bien, lui aussi, devoir se comporter de façon imprévisible et même « chaotique », bien loin de l’équilibre statique entre des champs conceptuels a priori délimités et déterminés, tels que ceux que la philosophie classique aime à considérer. Le seul fait que trois entités philosophiques puissent ‘librement’ entrer en interaction, rend le système ainsi formé intrinsèquement instable, et imprévisible dans son évolution ultérieure. C’est là un résultat fort intéressant, que l’on peut utiliser dans des contextes métaphysique, philosophique ou théologique. Il implique notamment que le concept d’un Dieu « omniscient » n’est plus soutenable, dès lors que ce Dieu a décidé de ne plus rester « seul », mais qu’il a volontairement « sacrifié » son « unicité » et sa « solitude » pour donner existence à une réalité triadique, formée de Lui-même (Théos) ainsi que d’autres entités ontologiques, comme celles d’une Création matérielle (Cosmos) et aussi d’une Créature consciente (Anthropos). On doit se résoudre à imaginer le Théos comme étant désormais confronté, en quelque sorte, à la dynamique intrinsèquement chaotique du système à « trois essences » qu’Il a Lui-même décidé de créer. Une autre conséquence de la nature des systèmes métaphysiques à « trois essences » est que celles-ci ont désormais vocation à rester « intriquées ». J’emploie ici la métaphore de l’intrication, qui fait, bien entendu, venir à l’esprit son acception « quantique ». L’intrication quantique est d’ailleurs elle-même d’essence triadique: elle suppose en effet trois entités qui sont en interaction fondamentale : le phénomène quantique à observer, le dispositif expérimental permettant les mesures, et l’observateur qui observe le phénomène et les mesures qui en résultent. Mais est-on fondé à utiliser la métaphore de l’intrication pour l’appliquer à des entités comme le divin, l’humain et la nature ? Et si cette métaphore est a priori possible, est-il licite d’en induire des conséquences respectivement théurgiques, philosophiques, et même, à terme, cosmologiques ? À ce stade, il importe également de définir les types de triades conceptuelles qu’il convient de considérer comme se prêtant à de telles intrications : Theos, Anthropos et Cosmosvi ? Inconscient, Conscience, Matièrevii ? L’Un, l’Être, le Néant? Le Zéro, le Nombre, l’Infiniviii ? J’aimerais proposer ici, à titre d’exercice, une autre triade, purement verbale : « Fonder, Dépasser, Surpasser ». L’être se fonde, l’existence se dépasse, puis elle se surpasse dans la suressence. « Comme l’intellect conduit à l’être, il faut aussi dépasser celui-ci. En effet, l’être n’est pas cause de l’être, comme le feu n’est pas cause du feu, mais il existe quelque chose de beaucoup plus élevé vers lequel il doit monter […] L’âme doit en effet dépasser la divinité même sous ce nom [Dieu], ou même sous chaque nomix. » Il s’agit pour l’âme de monterx toujours plus haut, et cela sans cesse, sans fin. D’ailleurs, dans son essence, en tant qu’elle exerce son intelligence, « l’âme est reliée à Dieu par sa partie supérieure, selon rabbi Moïsexi, et c’est ainsi qu’elle est de la race de Dieuxii. » Il est clair que l’esprit appréhende l’« être » avant de pouvoir connaître le « vrai ». Par cela est montrée la grandeur de l’esprit (et plus encore celle de l’âme sous laquelle ce dernier est subsumé). Par conséquent, il est probablement préférable de chercher la béatitude dans l’acte de l’intelligence plutôt que dans la volonté. Or, dans l’acte même de l’intelligence, dans l’acte de compréhension, toutes les « obscurités » semblent dispersées, dissoutes. Il est donc, peut-être, encore plus préférable de situer la béatitude « dans l’essence nue de l’âmexiii. » Comment définir l’essence « nue » de l’âme ? Il faut commencer par réaliser que l’âme se situe bien au-delà de l’esprit, et en particulier bien au-delà de toutes ses puissances, bien au-dessus, par exemple, de l’intelligence, de la mémoire et de la volonté. « Dans l’essence de l’âme, aucune créature n’y entre jamais, ni Dieu lui-même sous quelque voile que ce soitxiv. » Dieu Lui-même ne peut-il donc entrer dans l’âme ? Mais Maître Eckhart n’évoque-t-il pas aussi « le secret de l’âme, là où Dieu seul pénètre xv» ? Il n’y a pas là de contradiction, me semble-t-il. Dieu n’entre pas dans l’âme « sous un voile », dit Eckhart, mais en revanche il peut y entrer – sans aucun voile… Que seraient les « voiles » divins ? Ces voiles pourraient être ceux du « vrai », du « bien », ou encore du « juste ». Si l’on veut monter vers le plus haut, il faut se dévêtir de tous les oripeaux de la philosophie et de la théologie. Il faut apprendre à penser avec le néant, et aussi à dépasser le néant même. « Le néant lui-même, racine de tous les maux, des privations et des choses multiples, est caché dans l’être même véritable et entierxvi .» Que le néant soit ‘caché’ dans l’être ‘véritable’ explique pourquoi il est intimement intriqué avec la vie et la « Sur-Vie », et voilà aussi pourquoi l’évolution du système triadique du non-être, de l’être et de la sur-essence est (structurellement) imprévisible, et peut-être même chaotique. Il est entendu qu’il faut entendre ici par chaosxvii le présage et l’annonce d’un cosmosxviii à venir, d’une complexité/conscience toujours croissante. Une théologie du chaos ouvre des béances encore inimaginables dans le tissu du néant.

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iCNRTL

iiDenys l’Aréopagite. La Théologie mystique. Trad. M. de Gandillac. Aubier, 1943. Ch. 1, § 1 p. 177

iiiLa théorie du chaos étudie le comportement des systèmes dynamiques sensibles aux conditions initiales. Des modifications infimes de leurs conditions initiales entraînent des évolutions rapidement divergentes, rendant toute prédiction impossible à long terme (phénomène souvent illustré par la métaphore de « l’effet papillon »). Ces systèmes sont en théorie « déterministes », puisqu’ils sont censés suivre des lois déterministes. Mais, précisément parce qu’ils sont déterministes, leur comportement à long terme dépend essentiellement de leurs conditions initiales, lesquelles ne peuvent jamais être connues avec une précision infinie. Ces systèmes sont donc structurellement imprévisibles, car les marges d’erreur liées à l’incertitude sur leurs conditions initiales ne font que s’accroître lors de leur évolution ultérieure.

ivLa loi d’attraction universelle de Newton permet de prédire de façon déterministe l’évolution de seulement deux corps célestes en interaction. Mais si le nombre des corps considérés est supérieur à deux, alors le comportement du système formé par trois (ou plusieurs) corps devient ‘chaotique’, c’est-à-dire mathématiquement imprévisible après un certain temps d’évolution, dépendant de la précision des observations initiales. Le « problème à trois corps » fait partie de ceux étudiés par la théorie du chaos.

vOn trouve des représentations à base ternaire ou triadique dans toutes les cultures. Par exemple, dans la philosophie du vedanta, l’unité intrinsèque du saccidananda est différenciée par trois concepts : Sat, Chit etAnanda (« Être, Conscience, Joie »). La triade du Brahman, de l’Ātman, et de la Māyā, met en relation la réalité suprême, l’âme universelle et le règne des apparences. Le vedanta distingue également en tout homme le corps (śarīra), le ‘mental’ (manas) et l’âme individuelle (jīva). la Trimūrti hindoue est représentée par les trois dieux Brahmā, Viṣṇu et Śiva. En Occident, le concept de Trinité, théorisé par la théologie chrétienne, est symbolisé par la figure ‘trine’ du Père, du Fils et de l’Esprit, les trois « Personnes » consubstantiellement unies en l’Unité divine.

viLe philosophe et théologien, Raimon Panikkar, a forgé le concept de « cosmothéandrie », représentant une structure triadique : Theos, Anthropos et Cosmos (Dieu, l’Homme et l’Univers).

viiDes idées analogues à la triade du « divin », de l’« humain » et de la « nature », ont été explorées au 19e siècle par F.W.J. Schelling dans sa Philosophie de la mythologie, et au 20e siècle par C.-G. Jung avec l’Inconscient (le pôle divin), la Conscience (le pôle humain) et la Matière (le pôle de la nature universelle).

viii« L’intellect peut recevoir toujours plus, et plus [ce qu’il reçoit est] grand, plus [il reçoit] avec facilité. C’est pourquoi il est aussi capable de recevoir l’infini. » Maître Eckhart. La mesure de l’amour. Sermons parisiens. Sermon XXIV, 2. § 247. Trad. Eric Mangin. Seuil, 2009, p.236

ixMaître Eckhart. La mesure de l’amour. Sermons parisiens. Sermon XI, 1. § 112. Trad. Eric Mangin. Seuil, 2009, p.132

xJean Damascène parle de la « montée de l’esprit vers Dieu » ()

xiMoïse Maïmonide. Le Guide des égarés, III, 52, Trad. de l’arabe par Salomon Munk, Verdier, 1979, p. 626 : « Ce roi qui s’attache à l’homme et l’accompagne, c’est l’intellect qui s’épanche et qui est le lien entre nous et Dieu ; et de même que nous le percevons au moyen de cette lumière qu’il épanche sur nous, comme il est dit : ‘Par ta lumière nous voyons la lumière’ (Ps 36,10), de même c’est au moyen de cette lumière qu’il nous observe et c’est par elle qu’il est toujours avec nous, nous enveloppant de son regard : ‘L’homme pourra-t-il se cacher dans une retraite de manière que je ne le voie pas’ (Jér 23,24) ? »

xiiMaître Eckhart. La mesure de l’amour. Sermons parisiens. Sermon XI, 1. § 115. Trad. Eric Mangin. Seuil, 2009, p.134-135

xiiiMaître Eckhart. La mesure de l’amour. Sermons parisiens. Sermon XI, 2. § 120. Trad. Eric Mangin. Seuil, 2009, p.139

xivMaître Eckhart. La mesure de l’amour. Sermons parisiens. Sermon XI, 2. § 121. Trad. Eric Mangin. Seuil, 2009, p.139

xvMaître Eckhart. La mesure de l’amour. Sermons parisiens. Sermon IX § 98. Trad. Eric Mangin. Seuil, 2009, p.123

xviMaître Eckhart. La mesure de l’amour. Sermons parisiens. Sermon VIII § 90. Trad. Eric Mangin. Seuil, 2009, p.118

xviiLe mot grec χάος signifie « ouverture béante, gouffre, abîme ; espace immense et ténébreux qui existait avant l’origine des choses ». Mais, par extension, et c’est là l’acception que je voudrais retenir ici, il signifie : « la durée infinie du temps », et donc l’infinie ouverture des possibles. (Cf. Bailly)

xviiiLe mot grec κόσμος signifie « ordre ; organisation, construction ».

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