La vie vivante


« Suressence » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Vie vivante : pourquoi cette redondance, ce pléonasme ? Faut-il distinguer les vies « vivantes » des vies « mortes », comme, en différentes époques de l’histoire du monde, on a séparé les « âmes vivantes » des « âmes mortes » ? N’a-t-on pas, d’ailleurs, éprouvé jadis le besoin de dire du Dieu lui-même qu’il était « vivant », alors que, d’évidence, il est la Vie, et qu’il donne la vie ? La langue hébraïque a laissé en héritage à ce propos quelques précieuses et intraduisibles formules : El ḥayi, El ḥayyaïii, Elohim ḥayyimiii, et Ḥay Adonaïiv, qui disent toutes : « Dieu vivant », selon diverses et fines nuances.

S’il y a plusieurs façons de nommer le « Dieu vivant », la vie vivante semble la seule manière de signifier qu’elle est le fond secret de l’homme, le lieu d’où jaillissent toutes les forces de vie, de génération et de régénération, la puissance des aspirations, les désirs des étreintes, des joies, des enthousiasmes. La vie vivante dit qu’elle vit de sa propre vie, au plus profond de la profondeur, au cœur de l’essence de l’âme. Que signifie « l’essence de l’âme » ? Dans une âme, son essence est en même temps sa forme et sa matière. Elle est ce qui en elle donne et se donne, et aussi ce qui en elle reçoit. L’essence est le lieu où l’âme créée reçoit son être, le lieu où, après avoir reçu l’être, elle pourra, d’aventure, rencontrer ce qui lui donne l’être. L’essence de l’âme n’est pas chose statique, elle n’est pas « une forme » (εἶδος), comme l’appelle Aristote. Elle est essentiellement dynamique, toujours en puissance de devenir, de devenir « autre », ou « plus » ; elle est essentiellement « vie », mouvement vivant vers la vie, vers toujours plus de vie, et peut-être même vers quelque autre « vraie vie », quelque autre « vie vraiment vivante », ou, pour parler par métaphore, quelque vie culminant éminemment dans l’union amoureuse avec l’Amour même, l’Amour qui fait vivre et qui donne la vie — éternellement, comme disent les mythes.

Parmi tous les vivants, il y en a certains qui sentent vivre en eux-mêmes non pas seulement la vie commune, la vie générale, mais cette vie vivante-là, cette vie où se trouvent conjoints sans contradiction ni exclusion quelques extrêmes, le créé et l’incréé, le néant et l’Être, l’acte et la puissance. La vie vivante ne vit pas dans le seul plan de la nature, dans le plan de la seule existence, elle vit au plan de l’essence. Autrement dit, elle vit dans le nu de la nature, ou encore dans l’intime de la surnature, elle vit cachée sous une nudité absolue, déshabillée de tous les vêtements du visible, de tous les voiles du phénomène. Du point de vue de la vie tout court, la vie vivante est ce qui en est à la source, elle est à l’origine, car elle vient avant toute vie. Sans la vie vivante, il y aurait seulement de la mort mourante, ou du néant anéanti. La vie vivante, qui a été et est de tout temps dans l’origine, a sans doute surgi nue d’un abîme de gloire première. Mais qui peut en parler ? Désormais, et c’est ce qui importe, elle s’écoule à travers toutes les puissances. Elle unit, par-delà les temps, à travers les mondes, tous ceux qui vivent et tout ce qui vit. Personne ne peut la voir, ni d’où elle vient, ni où elle va. Mais des poètes ont témoigné que l’on peut un peu imaginer la vie vivante, à condition d’être devenu mort à soi-même, d’être né à nouveau, de s’être plongé dans l’eau libre des sources anciennes et toujours jeunes, suivant d’ahan leur flot sans fin, leur cours « vers d’autres nébuleusesv ». Pour le poète comme pour le prophète, la vie vivante se vit sans intermédiaire, elle leur est lumière et vérité. À sa cime même, qui est aussi celle de l’âme, cette étincelle la plus élevée qui soit, elle élève l’esprit, elle l’éduque à l’abîme et au vertige, elle l’incite à contempler l’insondable, à scruter le fond sans fond (mais non sans saveur). Elle l’invite à oser le saut, à passer au-delà de la lumière et de l’ombre, de la vérité et de la ressemblance, de l’être et de la mort, du miroir et de l’image, du vouloir et du désœuvrement. Mais, sur ce seuil, un effrayant et sauvage sentiment de perte imminente peut saisir l’esprit impréparé, comme un incendie mondial de l’âme, un brasier final dévolu à tous ceux qui aiment et se consument. L’âme qui aime se dresse et chancelle encore devant ce qui la brûle et ce qui la liquéfie. Elle veut sauter dans l’abysse. Elle veut céder au vide avide. La clarté sombre du néant l’aveugle. Sa raison a cédé. Ses sens aussi. Elle vole alors, vie vivante, de cime en cime, d’étincelles fugaces en flambées incandescentes, de brûlures dures en brûlures tendres — elle vole et défaille, elle fond et s’écoule, elle monte et aspire. Elle s’anéantit en trop étant. Elle se dissout dans les cendres. Fine poussière, impalpable pollen, elle passe et trépasse, allant toujours plus au-delà. Au-delà ? Il me faut maintenant recourir au moyen-néerlandais pour préciser le sens de cet adverbe galvaudé. Pour bien comprendre ce que le mot au-delà révèle, je crois nécessaire, après Ruusbroec, de recourir à l’usage du préfixe ont-, qui vient projeter les verbes (moyen-néerlandais) dans la sur-essence de leur sens. Ontsincken : s’immerger, s’enfoncer, s’engloutir « au-delà ». Onthogen : être élevé « au-delà ». Ontgaen : s’échapper « au-delà ». Ontvlieten : s’écouler « au-delà ». Ontgheesten : expirer « au-delà »vi. Dans cet « au-delà »-là, règnent le vide et la nudité, et s’y réalise l’union à l’état pur avec l’un. On touche l’un, et l’un nous touche. Nous sentons l’un dans son infinie différence, mais l’un ne nous laisse pas demeurer en nous-mêmes. Impossible pourtant d’aller plus au-delà encore, au-delà de nous-même et au-delà de l’un. Et pourtant il le faut, il faut vraiment passer au-delà de l’au-delà. Ont-onthogen… Ont-ontgaen… Certes, l’océan de l’un n’est pas une source tranquille, une fontaine paisible. Il bouillonne, il écume, il tempête. Il se vêt d’abysses et d’orages. Il retourne tous ses abîmes, comme un paysan son champ. Malgré tout, il nous faut nous élancer. Alors on fuse, on saillit, on se rue, on fond vers tout cet un qui nous fixe — insaisissable souffle et soudain zéphyr, évanescent. Mais nous sommes, quant à nous, « saisis » — par l’incommensurable immensité de notre étrangeté, par l’infinie différence se projetant hors de ces lieux abyssaux. Nous ne pouvons pourtant pas perdre notre être, et même si d’aventure, nous pouvions passer totalement au-delà de ce gouffre, et au-delà de cet au-delà même (ont-ontsincken), nous demeurerions toujours tout autre que l’un. Et tout autre qu’« un », en demeurant vie vivante. « Même si l’âme désire se fondre et s’anéantir dans l’amour, elle doit subsister éternellement et ne peut périr […] L’âme qui aime est particulièrement goulue et avide […] Elle devra donc éternellement aspirer et s’élancer, et demeurer assoiffée et affamée. Plus elle aspire et s’élance, plus elle sent que lui fait défaut l’opulence de Dieu. C’est ce qu’on appelle : s’élancer et défaillirvii. » Si elle restait unie dans l’amour, elle serait alors Dieu lui-même dans sa nature, elle serait alors Dieu mais elle serait aussi anéantie en elle-même, et à elle-même, ce qui ne manque pas d’être contradictoireviii… Comment, en effet, lui serait-elle encore « unie », si elle redevenait « néant » ? Il y a là le mystère de la vie mourant dans l’abîme de l’amour, se perdant dans les ténèbres sans fond de l’inconscience, et il y a aussi le mystère de la mort s’en allant, nouvellement vivante, vers quelque sur-essence. Nous vivons notre essence et, parfois, dans l’amour, mais nous mourrons aussi dans l’essence de Dieu, dans la « jouissanceix » (de l’union avec Dieu). Bien longtemps après Héraclite, et peut-être non sans quelque rapport avec sa penséex, on pourrait appeler cela vivre d’une « vie mourante » et mourir d’une « mort vivante » — « car nous vivons avec Dieu et nous mourons en Dieuxi. »

i« Vous reconnaîtrez que le Dieu vivant (El ḥay, אֵל חַי ) est au milieu de vous » (Jos 3,10). « Mon âme a soif de Dieu (Elohim), du Dieu vivant (El ḥay) » (Ps 42,3)

ii« Une prière à Mon Dieu vivant (lé-El ḥayyaï, לְאֵל חַיָּי )» (Ps 42, 9)

iii« La voix du Dieu vivant (qôl Elohim ḥayyim, קוֹל אֱלֹהִים חַיִּים) » (Dt 5,26). « Lui, il est le Dieu vivant ( הוּא-אֱלֹהִים חַיִּים, hu’ Elohim ḥayyim) » (Jér 10,10)

ivCf. 1 Sam 26,10 :« Et David dit ‘ḥay Adonaï (YHVH)’ וַיֹּאמֶר דָּוִד חַי-יְהוָה) »

vCf. Apollinaire. La chanson du mal-aimé.

« Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses. »

viJ’emprunte ces verbes au « Glossaire » de termes moyen-néerlandais, présent en appendice in Jan van Ruusbroec. Écrits III. Trad. Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine, 1997, p.268

viiJan van Ruusbroec. Le Miroir de la Béatitude éternelle. In Écrits III. Trad. Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine, 1997, p.261

viii« Car l’essence de Dieu est incréée et la nôtre est créée. Une telle dissemblance est sans mesure : Dieu et la créature. C’est pourquoi les deux peuvent s’unir, mais non pas devenir un. Car si notre essence venait à être anéantie, il serait impossible de connaître, d’aimer et d’être bienheureux. » Ibid. p. 264

ixCertains emploient le terme de « fruition ». En moyen-néerlandais : ghebruken.

xHéraclite. Fragment 62. « Immortels, mortels, mortels, immortels ; vivant de ceux-là la mort, mourant de ceux-là la vie. » (Trad. Marcel Conche)

xiJan van Ruusbroec. Le Miroir de la Béatitude éternelle. In Écrits III. Trad. Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine, 1997, p.264

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