La « Bible aryenne »


« Transmigration » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Le célèbre indianiste français Abel Bergaigne, auteur d’une monumentale étude sur la religion védique d’après le Ṛg Vedai, trouvait « insuffisantesii » les traductions de ce texte majeur par les sanskritistes de son époque, tant celles des savants allemands Hermann Grassmanniii  ou Alfred Ludwig, que celle du sanskritiste anglais Horace Hayman Wilson. Il était également fort critique vis-à-vis de son propre maître, Rudolph von Roth. « Mon livre est une polémique presque incessante contre le seul maître que j’ai eu pour les études védiques, c’est-à-dire contre M. Rothiv ». Malgré tout, il admit les conclusions de ce « fondateur de l’exégèse védique » : « Le traducteur qui rendra le Veda intelligible et lisible, mutatis mutandis, comme Homère l’est devenu par les travaux de Voss, est encore à venirv ». Pessimiste à cet égard, il ne prévoyait guère sa venue avant les siècles prochains… Bergaigne dit aussi avoir subi le charme « décevantvi » des « interprétations éparses » de « l’illustre professeur d’Oxford », Max Müller, dont il critique l’orientation générale des traductions d’une formule lapidaire : « Tout par le soleil et l’aurorevii ! »… « Toujours et partout Agni ! Toujours et partout Soma ! Et l’offrande ! Et la prière ! Cette uniformité des mythes est-elle vraisemblable ? N’est-ce pas là un système dans le pire sens du motviii ? » Bergaigne estimait qu’il fallait s’efforcer de comprendre le texte à l’aide d’interprétations plus « mythologiques », en se détachant d’images purement « météorologiques » (soleil, pluie, nuages, éclairs…). « De toutes les formules des hymnes, il n’en est pas dont l’interprétation offre plus de difficultés que celles qui concernent les rapports du soleil, de l’éclair, d’Agni, de Soma, considérés comme mâles, avec l’aurore, les eaux, l’offrande, la prière, considérées comme femelles. De là la grande place que tiennent ces formules dans mon livre. On a cru que je voulais modeler la religion védique sur les religions sémitiques en retrouvant partout des couples ! C’était me faire honneur, je l’avoue en toute humilité, d’idées beaucoup trop profondes et de visées beaucoup trop hautes pour un simple philologue comme moiix . » Bergaigne n’hésitait pas même à critiquer les commentaires et interprétations de célèbres textes classiques en sanskrit, comme les Brāhmaṇas, parce qu’ils avaient été écrits à des époques postérieures à celle du Ṛg Veda. « Il n’y a rien à faire de bien des légendes des Brāhmaṇas, par exemple, qui semblent avoir été imaginées après coup pour expliquer des formules qu’on ne comprenait déjà plusx. » Pour donner une idée des polémiques que Bergaigne trouva important de susciter, citons seulement les problèmes de traduction posés par le premier verset de l’Hymne à l’Aurore (RV I, 123). Bergaigne en donne cette traduction : « Le large char de la Dakṣiṇa a été attelé ; sur ce char sont montés les dieux immortels. La (déesse) alerte est sortie du séjour du noir avarexi, frayant la voie à la race humaine. » Pour lui, la polémique porte ici sur la traduction du mot Dakṣiṇa. H.H. Wilson (1854) a traduit ce mot par «pleine de grâce», tout en précisant entre parenthèse qu’il s’agit d’une allusion à l’aube divinisée (Dawn) : « The spacious chariot of the graceful (Dawn) has been harnessed ; the immortal gods have ascended it ; the noble and all-pervading Ushasxii has risen up from the darkness, bringing health to human habitations. » Pour Grassmann, la Dakṣiṇa se traduit par « la riche aurore », alors que le mot « aurore » (ushas en sanskrit) n’est pas présent dans le texte… En d’autres occasions, il traduit ce mot par « vache laitière », « vache du sacrifice », ou encore « richesse ». Au vers IX, 71, 4, il le traduit même par le mot « lait » (mêlé au Soma). Ludwig traduit par « l’aimable [aurore] » mais ajoute dans son commentaire qu’il pourrait s’agir du « salaire du sacrifice » appelé Dakshiṇa. Le « char de la Dakshiṇa » serait donc, selon Ludwig, le sacrifice lui-même. Pour justifier cette interprétation, il cite un passage de l’Aitareya Brāhmaṇa qui dit que le sacrifice est « le char des dieux ». Bergaigne, quant à lui approuve cette dernière traduction. « L’interprétation du mot dans le sens du salaire du sacrifice est, non seulement possible, mais seule possible, par la raison que ce mot n’a pas d’autres sens dans le Ṛg Veda que celui de ‘salaire, récompense’, donné soit par les maghavan terrestres, c’est-à-dire par ceux qui payent le sacrifice au prêtre, soit par le maghavan céleste, Indra, qui, à son tour, paye le sacrifice en faveurs de toute espèce à celui qui le lui a fait offrirxiii. » Dans sa traduction datant de 1889, plus d’une décennie après celle de Bergaigne, l’indianiste anglais, Ralph Griffith reprend la même solution : « The Dakṣiṇa’s broad chariot has been harnessed: this car the gods immortal have ascended. Fain to bring light to homes of men the noble and active Goddess has emerged from darkness ».  Il ne traduit pas non plus Dakṣiṇa, mais, faisant allusion en note à l’analyse de Bergaigne, il signale cependant que ce mot signifie les « honoraires » versés aux prêtres effectuant le sacrifice. Enfin, pour en avoir le cœur net, j’ai quant à moi consulté le dictionnaire Sanskrit-Français de Huet qui donne les traductions de deux mots, dakṣiṇa et dakṣiṇā, le second différant du premier par sa voyelle longue terminale ā. Dakṣiṇa : « à droite ; droit, franc, sincère ; le Sud ». Dakṣiṇā :  « la direction du sud ; prix du service ; honoraire payé au prêtre par le sacrifiant ; don, aumône ; bonne vache laitière. » On ne peut qu’être frappé par l’amphibologie de ces mots. Serait-ce là un cas d’espèce, ou cela révèle-t-il quelque chose du génie du sanskrit?

De toute cette revue, Bergaigne conclut, avec un certain pessimisme : « J’ai pris occasion de la traduction de cet hymne pour étaler aux yeux les misères, il faut bien dire le mot, de l’interprétation actuelle du Ṛg Vedaxiv. » Il fit de cette « misère » une raison pour observer attentivement la « contamination liturgique des mythes ». Il releva aussi, dans le Ṛg Veda, un réel « goût pour les images incohérentes aboutissant au paradoxe et à l’énigme proprement dite ». Bergaigne voulut, toute sa vie, mais sans y réussir (de son propre aveu) faire reconnaître et assumer ce goût pour « les images incohérentes » et les « énigmes » du Véda. « Vaut-il mieux admettre un sens nouveau des mots chaque fois qu’on rencontre une idée nouvelle, étrange si l’on veut, ou au contraire admettre une idée étrange (mais d’une étrangeté qui ne devra jamais être isolée, à laquelle il faudra toujours trouver des analogies dans quelque partie du recueil des hymnes) ? »

Que voilà une approche ouverte de l’altérité ! Proche de mes aspirations… Mais apparemment très difficile à transmettre… Un des élèves de Bergaigne, Sylvain Lévi, savant indianiste lui aussi, afficha pour sa part et sans détour un dédain certain pour ce qu’il appela la « Bible aryennexv » de la religion védique (le mot « aryen » n’avait pas alors la connotation qu’il a acquise aujourd’hui, le texte de Lévi datant de 1898), ainsi que son mépris pour la « grossière barbarie » des « demi-sauvages » qui en avaient fait leur écriture sacrée. «Les  défenseurs de la Bible aryenne, qui ont l’heureux privilège de goûter la fraîcheur et la naïveté des hymnes, sont libres d’imaginer une longue et profonde décadence du sentiment religieux entre les poètes et les docteurs de la religion védique ; d’autres se refuseront à admettre une évolution aussi surprenante des croyances et des doctrines, qui fait succéder un stage de grossière barbarie à une période de délicatesse exquise. En fait il est difficile de concevoir rien de plus brutal et de plus matériel que la théologie des Brāhmaṇas ; les notions que l’usage a lentement affinée et qu’il a revêtues d’un aspect moral, surprennent par leur réalisme sauvagexvi. » Nous pourrions ici nous demander pourquoi d’éminents spécialistes comme Sylvain Lévi ont passé tant de temps, et dépensé autant d’énergie, pour une culture et une tradition qu’ils méprisent ouvertement ? L’analyse de Sylvain Lévi surprend par la vigueur de l’attaque, le vitriol des formules, parfois mêlées, il est vrai, de quelques vues plus positivesxvii. Mais la condamnation morale est abrupte, acerbe, radicale. Qu’on en juge : « La morale n’a pas trouvé de place dans ce système [des Brāhmaṇas] : le sacrifice qui règle les rapports de l’homme avec les divinités est une opération mécanique qui agit par son énergie intime ; caché au sein de la nature, il ne s’en dégage que sous l’action magique du prêtre. Les dieux inquiets et malveillants se voient obligés de capituler, vaincus et soumis par la force même qui leur a donné la grandeur. En dépit d’eux le sacrifiant s’élève jusqu’au monde céleste et s’y assure pour l’avenir une place définitive : l’homme se fait surhumainxviii. » Sylvain Lévi condescend cependant à admettre que les prêtres védiques semblent reconnaître l’existence d’une divinité « unique » : « Les spéculations sur le sacrifice n’ont pas seulement amené le génie hindou à reconnaître comme un dogme fondamental l’existence d’un être unique ; elles l’ont initié peut-être à l’idée des transmigrationsxix.» Curieux mot que celui de transmigration, nettement anachronique dans le contexte védique… Tout se passe comme si le Véda (qui n’emploie jamais le mot transmigration, essentiellement tardif, et datant de l’époque bouddhiste…) avait aux yeux de Lévi pour seul intérêt de porter en lui les germes épars d’un bouddhisme qui restait encore à advenir, plus d’un millénaire plus tard… « Les Brāhmaṇas ignorent la multiplicité des existences successives de l’homme ; l’idée d’une mort répétée n’y paraît que pour former contraste avec la vie infinie des habitants du ciel. Mais l’éternité du Sacrifice se répartit en périodes infiniment nombreuses ; qui l’offre le tue et chaque mort le ressuscite. Le Mâle suprême, l’Homme par excellence (Puruṣa) meurt et renaît sans cesse […] La destinée du Mâle devait aboutir aisément à passer pour le type idéal de l’existence humaine. Le sacrifice a fait l’homme a son image. Le ‘voyant’ qui découvre par la seule force de son intelligence, sans l’aide des dieux et souvent contre leur gré, le rite ou la formule qui assure le succès, est le précurseur immédiat des Buddhas et des Jinas qui découvrent, par une intuition directe et par une illumination spontanée, la voie du salutxx. » Pour Lévi, le Véda, on le voit, ne serait guère qu’une voie vers le Bouddha. Bergaigne a dû se retourner dans sa tombe. A moins que son âme n’ait déjà transmigré vers quelque autre monde, plus accueillant aux esprits ouverts, s’étant enfin libérée de ce bas-monde et des petits esprits qui le rendent inhabitable.

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iAbel Bergaigne. La religion védique d’après les hymnes du Rig Veda, Édition F. Vieweg, Paris, 1878

iiAbel Bergaigne. La religion védique d’après les hymnes du Rig Veda, Tome III, Édition F. Vieweg, Paris, 1878, p.275

iiiBergaigne critique notamment Grassmann d’avoir changé l’ordre traditionnel des hymnes du Ṛg Veda : « On découvre que l’hymne a été ignominieusement rejeté [par Grassmann] à la fin du volume, comme plus moderne ou entaché de mysticisme». Ibid. Tome III, p. 281

ivIbid. Tome III, p. 276

vCité par Bergaigne. Ibid. Tome III, p. 275

viIbid. Tome III, p. 277

viiIbid. Tome III, p. 277

viiiIbid. Tome III, p. 278

ixIbid. Tome III, p. 280

xIbid. Tome III, p. 281

xiC’est-à-dire du « démon de la nuit ». Cf. Ibid. Tome III, p. 288

xiiUn nom personnifiant la déesse de l’Aube.

xiiiIbid. Tome III, p. 284

xivIbid. Tome III, p. 319

xvSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898.

xvi Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p. 9

xvii« Le sacrifice est une opération magique ; l’initiation qui régénère est une reproduction fidèle de la conception, de la gestation et de l’enfantement ; la foi n’est que la confiance dans la vertu des rites ; le passage au ciel est une ascension par étages ; le bien est l’exactitude rituelle. Une religion aussi grossière suppose un peuple de demi-sauvages ; mais les sorciers, les magiciens ou les chamanes de ces tribus ont su analyser leur système, en démonter les pièces, en fixer les lois ; ils sont les véritables pères de la philosophie hindoue. » Sylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p. 10

xviiiSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p. 9

xixSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p.10-11

xxSylvain Lévi. La doctrine du sacrifice dans les Brāhmanas. Ed. Ernest Leroux.1898. p.11

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