L’embryon et l’extase


« Extase embryonnaire » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

L’embryon humain est plongé pendant de longs mois dans un inconscient océanique, traversé de signaux extérieurs, à lui obscurs, inexplicables. Il sait peut-être, confusément, qu’un autre monde est là, tout proche, tangible, à portée de voix, et qu’il n’est donc que de ‘passage’, en ‘transit’ dans cet utérus qui est son premier monde. Sa naissance est une expulsion, à terme, hors de ce dernier, après une traversée étroite, une sortie difficile, une nouvelle nécessité de respirer — et une façon radicalement autre d’ »être-au-monde ». Tant que l’embryon n’est pas encore sorti du ventre maternel, il peut mouvoir son corps, ainsi que ses membres, mais sans but, il se meut simplement pour être en mouvement. Ces mouvements, son corps ne se les explique pas. « Ce corps a des jambes qui ne servent à rien, des bras qui ne servent à rien, et rien de cela n’a de sens; cela n’aura de sens que dans une vie ultérieure. Nous devons penser qu’il en va de même de nous, que nous sommes pleins d’espoirs, de craintes, de théories dont nous n’avons nul besoin dans une vie purement mortelle. Nous n’avons besoin que de ce qu’ont les animaux et ils peuvent se passer de tout cela qui peut-être nous servira dans une autre vie plus complète. C’est un argument en faveur de l’immortalitéi. » La vie de l’embryon dans le ventre de sa mère pourrait ainsi être comparée, par anagogie, à la vie de l’adulte dans un monde qui l’étreint de toutes parts et le nourrit, mais le limite aussi, et qui lui semble un mystère incompréhensible, dont la clé sera donnée peut-être après la mort, ou après une nouvelle naissance dans un autre monde encore. L’idée générale serait que l’homme, toujours en devenir, doit continuer de croître et de se transformer. Ses idées et ses rêves dépassent les limites étroites de son monde, transcendent sa vie, la font grandir et accéder à d’autres états de la conscience ou de l’être. Si l’on accepte cette façon de voir, rien n’est alors inimaginable en théorie, quant à ce qui attend les hommes souvent endormis dans la torpeur des choses, dans la fallacieuse stabilité d’une vie répétitive, dans l’apparente perspective des générations successives. Qui peut dire ce qu’il en adviendra ? Personne. Il n’y a pas de limites, en réalité. Tout est toujours possible. À la fin de sa vie, anticipant sur de futures manipulations génétiques dont il estimait qu’elles permettraient la création de nouvelles espèces, Stephen Hawking prédit l’apparition de « super-humains », avec d’inévitables complications : « Dès que de tels super-humains apparaîtront, de graves problèmes politiques se poseront avec les humains non-augmentés, mis hors compétition. À leur place, une nouvelle race d’êtres auto-conçus, progressant toujours plus rapidementii. » Il était loin d’être isolé dans cette croyance. De nombreux « transhumanistes » croient aujourd’hui que l’humanité (ou plutôt une infime partie de celle-ci) se répandra dans la galaxie. Participer à la panspermie de graines de conscience dans le cosmos, voilà ce que serait la mission réelle de la future super-humanité. « Nous transcenderons la Terre et apprendrons à vivre dans l’espaceiii . » Mais pour quoi faire ? Vivre dans un monde désormais à bout de souffle, si l’on en croit les projections les plus pessimistes, et au bord d’une sixième extinction massive des espèces, est-il désormais si peu envisageable qu’il faille l’abandonner pour coloniser de lointaines et improbables planètes ? Mais, objectera-t-on, ne serait-il pas préférable pour l’homme de se réformer lui-même, et de se transformer de si radicale façon qu’il puisse enfin réussir à faire de cette Terre un nouvel Éden ? En appui à cette utopie, le philosophe Hans Jonas affirme que l’homme est désormais en mesure d’user de la technique pour ce faire. Mais cet idéalisme technophile est-il crédible, et n’est-il pas métaphysiquement myope ? Dans une conférence au titre provocateur, « Règles pour le parc humain » (1999), Peter Sloterdijk a pour sa part annoncé comme inévitable la fin de « l’ère de l’humanismeiv« , et la nécessaire « réforme des qualités de l’espèce humaine », grâce aux progrès de la science génétique et des biotechnologies. L’avenir de l’humanité est en effet menacé par les tendances partout observables aujourd’hui, « qu’il s’agisse de brutalité guerrière ou de l’abêtissement quotidien de l’homme par les médiasv ». Sloterdijk affirme que l’idéologie humaniste est désormais obsolète, Heidegger lui ayant déjà porté les premiers coups : « Il caractérise l’humanisme – qu’il soit antique, chrétien ou des Lumières – comme l’agent de la non-pensée depuis deux mille ans. Heidegger explique que l’humanisme n’a pas visé suffisamment hautvi. » Aristote avait fameusement défini l’homme comme étant un ‘animal rationnel’. Mais désormais ce concept aussi est obsolète. La différence décisive entre l’homme et l’animal n’est plus la raison, mais le langage. Le langage serait la nouvelle ‘demeure’ de l’homme, car c’est par le langage que l’homme peut ek-sister. Heidegger est un philosophe qui aime faire penser les mots par eux-mêmes, non sans user parfois d’artifices orthographiques. Écrire ek– plutôt que ex– est le moyen trouvé par le traducteur de Heidegger pour adapter sa pensée à l’esprit de la langue française. L’objectif est ici de souligner l’étymologie du verbe ‘exister’, qui a pour sens premier « sortir de », « sortir de là où l’on se tientvii ». Heidegger pense que la dimension essentielle de l’Être se trouve dans cette « sortie », cette pulsion de « sortir » pour ek-sister, justement, pour se livrer à ‘l’extatique de l’ek-sistence’. Le moment de la naissance serait, dans cette logique, une première ‘ek-stase’, un premier ‘dépassement’ de la nature (de l’embryon). On naît pour apparaître pour la première fois dans le monde humain, et pour s’y humaniser toujours davantage. S’humaniser, mais dans quel but ? Pour « sortir » à nouveau vers d’autres mondes encore, après la mort ? Heidegger est parfaitement mutique à ce sujet. Ce qui mobilise Heidegger ce ne sont pas les après-mondes, c’est de lutter maintenant contre l’humanisme. L’humanisme en effet n’est pas à la hauteur de l’humanitas de l’humanité. Heidegger aspire à ce que l’humanité vise « suffisamment hautviii ». Qu’est-ce qui est suffisamment haut ? Que l’homme se reconnaisse comme divin ? Non, Heidegger veut seulement que l’homme soit humain, humain en essence. « L’humanisme consiste en ceci: réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, ‘barbare’, c’est-à-dire hors de son essence. Or en quoi consiste l’humanité de l’homme ix? » La réponse de Heidegger à cette question est quasi-mystique : « L’essence extatique de l’homme repose dans l’ek-sistencex […] Ek-sistence signifie ek-stase [Hinaus-stehen] en vue de la vérité de l’Êtrexi.» Mais, demandera-t-on, quelle est donc cette « vérité de l’Être »? Heidegger répond par un jeu de mots, seul possible en allemand, et donc quasiment intraduisiblexii. En bon français, on pourrait dire que la vérité de l’Être se découvre en ce qu’il se « donne » à voir dans tout ce qui « est » — ce qui est presque une tautologie, semble-t-il… Il faut peut-être comprendre que l’Être s’ouvre un peu en se ‘donnant’, ce qui laisse supposer que son essence reste bien-delà de ce ‘don’. « L’Être est essentiellement au-delà de tout étant […] L’Être se découvre en un dépassement (Uebersteigen) et en tant que ce dépassementxiii. » Pour découvrir l’Être, l’homme doit donc, à son exemple, se dépasser, lui aussi. En un mot : il doit ek-sister. « L’homme est, et il est homme, pour autant qu’il est l’ek-sistant. Il se tient en extase en direction de l’ouverture de l’Être, ouverture qui est l’Être lui-mêmexiv. » D’où une incitation à développer une philosophie de l’extase, c’est-à-dire de l’ouverture (embryonnaire).

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iJ.L. Borgès. Sept nuits. Immortalité. Œuvres complètes II, Gallimard, 2010, p. 746

iiStephen Hawking, Brief Answers to the Big Questions, Ed. John Murray, 2018.

iiiStephen Hawking, Brief Answers to the Big Questions, Ed. John Murray, 2018.

ivCela se voulait être une allusion et une réponse polémique à la Lettre sur l’humanisme, adressée par Heidegger à Jean Beauffret en 1946. Cette Lettre avait été elle-même initialement conçue comme une réponse à l’ouvrage de Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1946).

vPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

viPeter Sloterdijk. Règles pour le parc humain, 1999. Trad.fr. Mille et une nuits, 2000.

vii« Ek-sistence signifie ek-stase [Hinaus-stehen] en vue de la vérité de l’Être.» Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 65

viii« Les plus hautes déterminations humanistes de l’essence de l’homme n’expérimentent pas encore la dignité propre de l’homme. En ce sens, la pensée qui s’exprime dans Sein und Zeit est contre l’humanisme. Mais cette opposition ne signifie pas qu’une telle pensée s’oriente à l’opposé de l’humain, plaide pour l’inhumain, défende la barbarie et rabaisse la dignité de l’homme. Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme. » Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 75

ix Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 45

xMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 61

xiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 65

xiiCe jeu de mots, seul possible dans la langue allemande, est le suivant: « Il est dit dans Sein und Zeit « il y a l’Être » ; « es gibt » das Sein. Cet « il y a » ne traduit pas exactement « es gibt« . Car le « es » (ce) qui ici « gibt » (donne) est l’Être lui-même. Le « gibt » (donne) désigne toutefois l’essence de l’Être, essence qui donne, qui accorde sa vérité. Le don de soi [das Sichgeben] dans l’ouvert au moyen de cet ouvert est l’Être même. » Martin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 87

xiiiMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 95

xivMartin Heidegger. Lettre sur l’humanisme. Trad. Roger Munier. Aubier, Paris, 1983, p. 131

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