Einstein vs Bohr : Match nul.


« Théorie de la relativité générale » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Albert Einstein n’a jamais accepté l’interprétation, dite de Copenhague, de la mécanique quantique. Elle lui semblait incompatible avec l’idée d’une réalité objective, existant en soi, indépendamment de la connaissance qu’on peut en avoir. De plus, il ne se satisfaisait pas du fait que la théorie quantique ne puisse prédire que des probabilités. Le probabilisme et l’indéterminisme fonciers attachés à cette théorie montraient, selon lui, le caractère « incomplet » de son formalisme. Il s’opposa nettement à Niels Bohr sur cette question d’une nécessaire « complétude » de la théorie.

Car Bohr pensait, quant à lui, que la mécanique quantique décrit aussi complètement que possible les « phénomènes » observés, et que, par là, elle est en mesure de décrire « complètement » le monde. En revanche, Einstein ne croyait pas que la théorie quantique décrit totalement la réalité, les structures profondes du réel, tel qu’il existe « en soi », c’est-à-dire indépendamment de la « connaissance » que nous pouvons en avoir, de ce qu’il semble être « pour nous ». Einstein n’acceptait pas le caractère fondamentalement indéterministe de la théorie quantique. Pour lui, une « bonne » théorie devrait éliminer le hasard, car « Dieu ne joue pas aux dés », selon la formule qu’il utilisa pour résumer son opinion. Formule fameuse, mais parfaitement discutable. Si Dieu existe, joue-t-il ? Et s’il « joue », à quoi joue-t-il donc ? Et s’il ne joue pas, comme dit Einstein, ayant tout déjà calculé, de toute éternité, à quoi rimerait donc cette Création qui ne serait plus qu’une immense mécanique, parfaitement déterminée, tant dans ses « bons » que ses « mauvais » aspects, ce qui reviendrait, entre parenthèses, à attribuer à Dieu la responsabilité du « Mal » ? A toutes ces questions, ni Einstein, ni Bohr, ni la physique quantique, ni la science en général ne répondent pas, et ne répondront jamais. « It’s above their pay-grade », comme diraient des héros de série américaine. Autrement dit, ce type de questions relève de la philosophie, ou bien de la théologie, ou même simplement de la simple logique, pure et dure (mais imaginative). Pourquoi exclure a priori que Dieu, s’il existe, ait pu désirer assigner au « hasard » un rôle propre, convenant à ses vues lointaines ? Pourquoi exclure l’hypothèse qu’un Dieu suprêmement subtil ait eu besoin d’une dose de hasard afin que dans le déroulement du Temps, ses desseins non encore accomplis, puissent s’accomplir grâce à l’existence même de ce hasard, avec ses capacités propres ? Je parle ici d’un hasard de portée métaphysique, dont Dieu même ignorerait, par construction, et par volonté, les déroulés de ses libres aléas. Pourquoi Dieu aurait-il besoin de l’existence de ce hasard métaphysique ? Précisément pour éviter un déterminisme total, absolu, et pour garantir, en certains points essentiels de la Création, par exemple au cœur intime des âmes humaines, une forme fondamentale de « liberté » ? Une liberté qui trouverait son couronnement dans l’usage volontaire de lois, comme la loi morale, ou le sens de la justice ?

Mais revenons à Einstein. C’était un physicien, non un métaphysicien. Les « lois » qu’il opposait au « hasard » étaient des lois physiques qui devaient nécessairement régir la nature du réel. Après tout, Einstein était l’homme de la théorie de la relativité, la restreinte, puis la générale. Des lois « générales » étaient donc possibles, que l’on pouvait objectiver, comme celle de la vitesse de la lumière « nécessairement » limitée (à 300.000 km/s), et indépassable. C’est pourquoi, il tenait au principe de « causalité locale » selon lequel des événements lointains ne peuvent pas exercer d’influence sur des objets proches, sans qu’il y ait nécessairement une médiation (prenant un certain temps de propagation, laquelle ne peut se propager plus vite que la lumière). Deux particules peuvent selon Einstein, être considérées comme « séparables », et donc comme « séparées » (au sens des lois physiques) lorsqu’elles sont à une certaine distance l’une de l’autre. Mais Niels Bohr refusait cette idée de séparabilité. Il tenait aussi le caractère probabiliste de la mécanique quantique pour fondamental. Les particules n’étaient donc pas des « choses » aux propriétés bien définies.

Ces deux physiciens, des génies à n’en pas douter, différaient, on le voit, sur nombre de questions essentielles. Lequel d’entre eux avait raison ? Avaient-ils raison chacun à sa manière ? Ou bien avaient-ils tort, l’un et l’autre, chacun à sa manière ? D’autres vérités, à eux inconnues et inconnaissables, leur étaient-elles donc hors de portée ? Et devaient-elles, ces vérités, attendre un lointain avenir avant de pouvoir se révéler, du moins en partie ? J’opte pour cette dernière hypothèse.

Einstein pensait que la mécanique quantique ne pouvait décrire que des propriétés statistiques de la matière, mais qu’elle était incapable de décrire les comportements de systèmes particuliers, singuliers. Bohr était d’avis que la fonction d’onde quantique décrivait tout ce que nous pouvons savoir des phénomènes physiques.

Il semble que ni Einstein ni Bohr n’ait en réalité vu la complexité ultime des choses. La capacité supposée de « décrire » des phénomènes physiques n’implique aucunement une capacité à les « comprendre », à pénétrer leur essence. Le phénomène n’est pas le noumène. Et qui peut affirmer comprendre le noumène qui est (putativement) à l’œuvre au sein d’un phénomène ? Qui peut comprendre que des réalités différentes soient effectivement « séparées » les unes des autres, en essence, et non seulement par leur distance ? La science s’intéresse aux phénomènes, tout comme un certain type de philosophie (la « phénoménologie »). Mais il y a aussi des philosophies qui se focalisent sur la recherche des essences, et plus particulièrement sur celle des noumènes (qui sont en quelque sorte les essences des essences). Kant est le premier à avoir théorisé la différence entre les phénomènes et les noumènes. Mais il a avoué crûment que, des noumènes, il ne pouvait rien en dire, qu’ils échappaient totalement à son intelligence et à sa puissance « critique ».

Le mystère reste donc complet. Mais je ne doute pas que nous réussissions au moins à nous mettre d’accord sur ce point : que ni Einstein, ni Bohr, n’ont seulement commencé de résoudre ce « mystère », et peut-être même qu’ils n’ont vraiment pas mesuré l’étendue de leur ignorance à son sujet.

Il y a là un champ d’étude infini, ce me semble, bien qu’aujourd’hui apparemment déserté par les sciences humaines. Je crois que ni les philosophes, ni les théologiens, n’ont à ce jour, dépassé le concept même de « mystère ». Dépasser le « mystère » ? Qu’est-ce à dire ? Il s’agit non seulement de l’avoir reconnu dans son « existence », mais aussi en son « essence », et surtout d’avoir compris que « pénétrer » cette essence était la seule voie possible pour tenter d’en effleurer le noumène intime.

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