
Je crois qu’on est bien plus grand que tout ce que l’on sait, bien plus grand que ce que l’on croit que l’on est, et qu’on est aussi bien plus petit que l’infinité des choses qu’on ignore — ce qui laisse évidemment beaucoup de marge. De marge pour quoi ? Pour l’imagination et pour la spéculation. Peu avant de mourir, M. Pouget parlait par exemple de ce qu’il appelait « son éternité » : « Elle est tout près et j’y vogue à pleines voiles. Quand on est devant la mort, mon pauvre ! Toute la terre tombe. On avance vers des régions tellement nouvellesi ». Guillaume Pouget était un personnage absolument inclassable. Bien que vivant d’une vie obscure, n’ayant presque rien publié, non reconnu et même « cassé » par la hiérarchie de sa congrégation, il avait notamment fasciné des générations de jeunes normaliens, pendant les trois premières décennies du siècle dernier, et ce, jusqu’à sa mort en 1933. Ma référence à l’admiration à lui vouée par ces « jeunes normaliens » donne peut-être une certaine indication de son aura intellectuelle, de l’originalité ses idées, et surtout de la pertinence de ses méthodes de travail, et de l’orientation de ses recherches, dans le contexte troublé de cette époque, traversée, comme on sait, par de profondes transformations sociales, politiques et morales. C’est aussi grâce aux écrits de deux d’entre eux que nous sont parvenus les éléments les plus saillants de sa mémoire. Ils ont publiéii, avec une sorte de piété filiale, les souvenirs de leurs rencontres presque journalières, pendant de nombreuses années, avec Guillaume Pouget. Cet humble érudit a vécu la dernière partie de sa vie, devenu aveugle, ignoré du monde, dans une petite cellule, au 95 de la rue de Sèvres, le siège de la maison-mère des Lazaristes, à Paris. Il était ignoré du monde, en effet, mais pas complètement. Henri Bergson, par exemple, ne le méconnaissait pas, bien qu’il ne pût le rencontrer qu’à la fin de sa vie… « Conquis par le Père Pouget, par tout ce qu’il savait de lui, par tout ce que je lui en avais dit, par les réponses que je lui avais transmises aux questions qu’il se posait, Bergson, qui ne le connaissait pas encore, me disait le 1er juin 1932 : ‘Il faudrait recueillir tout ce qu’il pense et dit’iii. »
J’évoque aujourd’hui le souvenir de ce lazariste hébraïsant, hellénisant et latinisant, fort savant dans les Écritures, dont il connaissait bon nombre par cœur (en hébreu et en grec), pour deux raisons principales. La première est qu’il était un maître, fort supérieur, de la critique (des textes, mais aussi des dogmes). La deuxième est qu’il avait au dernier degré une sorte d’esprit « paysan ». Il était de par son origine, son enfance et sa première éducation, un paysan, savant certes, mais surtout près de la terre, avec le sens de son immanence, sans toutefois accorder beaucoup de poids philosophique à cette immanence mêmeiv. Acharné au travail, versé dans les mathématiques, dans les sciences physiques, comme dans l’art de l’exégèse, il était avant tout éminemment conscient de la réalité et de la singularité des choses, tout en étant sensible à leur impermanence. Loin d’être un « mystique », c’était un esprit réaliste, vaste, acéré, et fort éloigné des apparences et des illusions du monde. Il disait, avec quelque ironie : « Moi qui ne suis pas mystique, à force d’étudier, je le deviendrai un peuv. » Cette ironie distante ne cachait pas une candeur relevant d’un tout autre ordre. Dans ses dernières années, il pouvait dire : « J’ai ma guenillevi dans cette chambre, mais tout le reste s’en va très loin et très haut. Et je vous prie de croire que je ne suis pas retenu par la terre […] Nous avons des attaches avec le monde invisible, nous tenons à Dieu, beaucoup plus que nous le sentons, par les dernières fibres de notre être. Je ne suis jamais que l’extériorisation d’une des idées divinesvii. »
A propos d’idées, l’une des idées majeures que M. Pouget, cette « idée divine » extériorisée, défendait, était l’importance essentielle de « la connaissance du singulier », laquelle s’oppose, dans l’ordre spéculatif, à la connaissance par l’universel. Ainsi, pour prendre un exemple emblématique, les mathématiques sont condamnées à ne jamais rien connaître des êtres concrets, singuliers, puisqu’elles se limitent à étudier les relations qui existent entre les choses, et font abstraction de ce que sont les choses. Les mathématiques, de par leur essence même, ne donnent aucun accès à la représentation de la singularité ineffable des êtres réels. Elles ne saisissent que des « êtres de raison ». Cela les disqualifie donc, du moins pour ceux qui sont attachés avant tout à la recherche des essences et des fins.
Le mystère du singulier, est, sans vouloir jouer sur les mots, le mystère le plus singulier qui soit. L’univers tout entier en donne la première et fondamentale idée, par son existence même, qui est l’exemple d’une immense et cosmique singularité, faite d’une totalité d’innombrables singularités. Le cosmos fait coexister cette totalité d’êtres singuliers, essentiellement distincts et séparés les uns des autres par leurs singularités et leurs spécificités respectives. Certes, tous ces êtres singuliers (des quarks élémentaires aux corps les plus complexes) donnent aussi lieu à des formes de continuités et d’interactions (ils baignent dans des champs, ils échangent des ondes, gravitationnelles, électromagnétiques, etc.). Mais, en essence, tous les êtres sont plus contigus plus que continus. Autrement dit, ils ne sont pas, par leur existence et par leur essence mêmes, nécessaires à l’existence et à l’essence des autres êtres, proches ou éloignés. Ils ne leur sont en effet que relativement contingents. Leur disparition ne changerait rien à l’ordre du monde concret. Mais, et c’est là un point crucial, leur essence et leur existence jouent toujours, je le pense, un rôle certainement essentiel dans un autre ordre, celui de la surnature.
M. Pouget, et c’est là ce qui aujourd’hui me le rend si attachant, donna aussi, à sa manière, unique et subtile, une vie singulière à chacune des singularités qu’il sut trouver dans les Écritures, singularités si précieuses, si absolues, qu’il nous revient, et après nous, aux générations à venir, de n’en laisser perdre aucune dans l’oubli.
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iCité par Jean Guitton. Portrait de M. Pouget. Gallimard. 1941, p. 261
iiCf. Jacques Chevalier, Père Pouget. Logia. Propos et enseignements. Grasset, 1955, et Jean Guitton, Portrait de M. Pouget. Gallimard, 1941.
iiiJacques Chevalier, Père Pouget. Logia. Propos et enseignements. Grasset. 1955. Avant-propos, p. ix
ivM. Pouget défendait l’idée d’un « Dieu personnel, distinct du monde et dont il est l’auteur total ». Il n’était pas tenté par la philosophie de l’immanence. A ses yeux, Dieu n’est immanent que pas son action, et encore « en ce sens seulement, sens très réel toutefois, qu’il est plus présent à nous-mêmes que nous n’y sommes présents nous-mêmes. » Cité par Jean Guitton, op.cit., p. 161. Cette idée de M. Pouget eut une destin singulier, car elle se trouva reprise expressément dans l’Encyclique Pascendi publiée le 8 septembre 1907 : « Deus agens intime adsit in homine, magis quam ipse sibi homo » (« Dieu est présent, et agissant intimement en l’homme, davantage que l’homme ne l’est à lui-même »).
vJean Guitton. Portrait de M. Pouget. Gallimard. 1941, p. 169
viC’est ainsi qu’il appelait son corps physique, qui n’était pour lui qu’une sorte de vêtement sans grande valeur intrinsèque.
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