Newton à la plage


« L’état des savoirs » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Peu avant sa mort en 1727, à l’âge de 85 ans, Isaac Newton a déclaré : « Je ne sais pas ce que le monde pensera de moi ; mais, en ce qui me concerne, il me semble que je n’ai été qu’un petit garçon jouant au bord de la mer et s’amusant à trouver de temps en temps un galet plus lisse ou un coquillage plus joli qu’à l’ordinaire, tandis que le grand océan de la vérité restait tout entier à découvrir devant moii. »

La théorie de la gravitation universelle — un galet plus lisse que les autres ? Et cela aux yeux mêmes de son célèbre concepteur ? Ce qui me frappe ici, ce n’est pas tant la modestie (sans doute sincère) de ses propos, mais c’est le fait que Newton compare les théories scientifiques, en l’occurrence les siennes, à l’époque les plus avancées qui fussent, à de simples galets ou des coquillages sur la plage. Newton semble donc avoir eu, aussi, cette intuition proprement révolutionnaire, et en tout cas infiniment plus dérangeante, que les découvertes scientifiques ne sont jamais que de pauvres coquilles vides. En particulier, elles sont vides de toute vie, puisque ces coquilles-là ont appartenu à des mollusques disparus. En effet, si l’on file la métaphore un peu plus avant, et si tel coquillage peut être pris pour une représentation de l’état actuel des sciences (humaines), alors que représente (scientifiquement) l’existence du mollusque singulier qui l’habita un jour et qui lui donna sa forme ? Que signifie, de plus, et toujours d’un point de vue épistémologique et philosophique, l’existence toute proche de l’océan, dont le bord de la plage ne fait que le côtoyer?…

Il y a encore une autre induction que l’on pourrait proposer. Si la vérité vraie est en réalité d’essence « océanique ». et si l’on compare la taille d’un coquillage à celle de l’océan, on comprendra mieux peut-être la gigantesque étendue et l’infinie profondeur de la « Vérité » réelle – étendue et profondeur que nous n’imaginons même pas en rêve, et dont nous sommes bien incapables de concevoir l’essence.

Il me semble que ces extrapolations à partir de la remarque de Newton pourraient avoir leur importance du point de vue épistémologique et philosophique. On pourrait en effet proposer de considérer que la remarque de Newton s’applique non seulement aux théories scientifiques, mais aussi à l’ensemble des philosophies et des théologies produites par l’humanité. Ne seraient-elles pas toutes, en fin de compte, de simples coquillages abandonnés sur la plage, et n’ayant guère plus de valeur (métaphysique) que ludique et distractive ?

Si l’on accepte que la métaphore du coquillage rend bien compte de l’hubris de la « modernité » actuelle, on pourrait en tirer quelques leçons et pistes de réflexion :

Nous ne savons presque rien. Ce que nous savons représente non seulement fort peu de chose, mais surtout n’atteint pas l’essence de la Vie ni celle de l’Être (qui se cachent dans l’Océan de notre ignorance). Tout reste encore à découvrir, absolument tout. Et croire que nous « savons » ceci ou cela, nous induit en réalité gravement en erreur. Pour aller de l’avant, il faudrait quitter le confort des plages tranquilles, où nous aimons jouer et flâner. Il faudrait se « mettre à l’eau », se résoudre à plonger de plus en plus profondément dans des abysses que nous pressentons parfois, mais dont nous n’imaginons même pas la nature.

Un doute radical, absolu, devrait s’appliquer, par principe, quant à l’ensemble de nos connaissances et de nos croyances. Non pas pour nous faire renoncer à l’idée même de Connaissance, ni aux réconforts supposés (et souvent ridiculisés de nos jours) de la Croyance et de la Foi, mais pour nous rappeler combien il reste nécessaire à l’humanité de grandir encore, de mûrir toujours davantage, pour dépasser le stade de l’enfant jouant sur la plage, et cela de toutes les façons imaginables.

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i« I don’t know what I may seem to the world ; but, as to myself, I seem to have been only a boy playing on the sea-shore, and diverting myself in now and then finding a smoother pebble or a prettier shell than ordinary, whilst the great ocean of truth lay all undiscovered before me. » Ces propos attribués à Newton par Ramsay ont été rapportés par Joseph Spence dans Anecdotes, Observations and Characters, of Books and Men, 1820. p. 158-159

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