Le « dernier » souffle du Bouddha


« Le dernier souffle » ©Philippe Quéau (Art Κέω). 2024

Çākya est le nom de la caste militaire à laquelle appartenait le jeune prince Siddhārtha de Kapilavastu. Ayant renoncé au monde, il fut appelé Çākyamuni, « le solitaire des Çākyas ». Parvenu à la connaissance ultime, il fut connu de ses contemporains comme étant « le Bouddha ». Le mot bouddha correspond au participe passé (buddha) du verbe budh «connaître ». Le moine Vasubandhui donne plusieurs interprétations de ce nom : « celui en qui s’est développée la science » (Buddha vibuddha), « épanoui comme un lotus », « éveillé, comme un homme qui sort du sommeil » (Buddha prabuddha), « instruit par lui-même » (budhyate). On peut y voir même une forme au passif : « connu par les Bouddhas » comme étant doué de la perfection de toutes les qualités, et délivré de toutes les imperfectionsii. Eugène Burnouf pense que Buddha signifie «  le savant, l’éclairé », citant en appui un commentateur singhalais : « Dans quel sens dit-on, dans le texte, Buddha ? Le Buddha a connu les vérités, c’est pour cela qu’on l’appelle Buddhaiii. »

Les tout derniers instants de la vie du Bouddha sont décrits en détail dans le Mahā Parinibbāna Sutta, texte de référence, dont le titre pourrait être traduit par « Le Livre de la Grande Extinctioniv ». Sa mort avait déjà été prévue et annoncée. Quelque temps auparavant, Māra, l’Esprit Malin, s’était adressé au Bienheureux Bouddha, en lui disant : « Seigneur, disparais maintenant de l’existence ! Que le Bienheureux meure maintenant ! » Le Bienheureux répondit:  » Ô Malin ! Sois heureux, l’extinction finale du Tathāgatav aura lieu dans peu de temps. Dans trois mois, le Tathāgata mourravi.  » Il lui restait en effet à livrer encore quelques enseignements importants à ses disciples, notamment la description des huit stades du cheminement vers la Délivrance, dont je citerai ici les deux derniers :  « En dépassant toute idée de néant, on atteint (mentalement) et on demeure dans l’état d’esprit dans lequel ni les idées, ni l’absence d’idées, ne sont spécialement présentes – c’est le septième stade de la délivrance. En dépassant tout à fait l’état de « ni idées, ni absence d’idées », on atteint (mentalement) et on demeure dans l’état d’esprit dans lequel les sensations et les idées ont cessé d’être – c’est le huitième stade de la délivrancevii. » Le point intéressant, du moins pour la suite de cet article, est que le Bouddha lui-même déclare que l’idée même de néant peut être dépassée, dès le septième stade…

Les derniers mots du Bouddha furent adressés aux moines rassemblés devant son lit de mort : « ‘Et maintenant, Frères, la décomposition est inhérente à toute chose constituée. Travaillez à votre salut avec diligence !’ Ce fut la dernière parole du Tathâgata. Le Bienheureux entra alors dans le premier stade de la méditation profonde. Puis, sortant de ce premier stade, il passa au deuxième. Et sortant du deuxième, il passa au troisième. Sortant du troisième stade, il passa au quatrième. Sortant du quatrième stade, il entra dans l’état d’esprit où l’infinité de l’espace est seule présente [à la conscience]. Sortant de la simple conscience de l’infinité de la pensée, il entra dans un état d’esprit où plus rien n’était présent. Sortant de cet état où il n’avait conscience d’aucun objet particulier, il tomba dans un état entre conscience et inconscience. Sortant de l’état entre conscience et inconscience, il tomba dans un état dans lequel la conscience des sensations et des idées avait entièrement disparu. Le vénérable Ānanda dit alors au vénérable Anuruddha :  » Ô mon Seigneur, ô Anurudha, le Bienheureux est mort ! – Non ! Frère Ānanda, le Bienheureux n’est pas mort. Il est entré dans un état où les sensations et les idées ont cessé d’être !

Le Bienheureux, sortant de l’état dans lequel les sensations et les idées ont cessé d’être, entra à nouveau dans l’état qui se trouve entre conscience et inconscience. Puis, sortant de l’état entre conscience et inconscience, il entra dans un état d’esprit dans lequel rien n’est spécialement présent. Puis, sortant de cet état de conscience sans objet particulier, il entra dans l’état d’esprit où l’infinité de la pensée est seule présente. Puis, sortant de la simple conscience de l’infinité de la pensée, il entra dans l’état d’esprit dans lequel l’infinité de l’espace est seule présente. Puis, sortant de la simple conscience de l’infinité de l’espace, il entra dans le quatrième stade de la méditation profonde. Et, sortant du quatrième stade de la méditation profonde, il entra dans le troisième. Et, sortant du troisième stade de la méditation profonde, il entra dans le deuxième. Et, sortant du deuxième stade de la méditation profonde, il entra dans le premier. Alors, sortant du premier stade de la méditation profonde, il entra à nouveau dans le deuxième. Et, sortant du deuxième stade de la méditation profonde, il entra dans le troisième. Et, sortant du troisième stade de la méditation profonde, il entra dans le quatrième stade de la méditation profonde. Et, là, sortant du dernier stade de la méditation profonde, il expira immédiatementviii. »

Il se produisit alors un puissant tremblement de terre, terrible, effrayant, et tous les tonnerres du ciel éclatèrent… A ce même moment, le Brahmā Sahampatiix dit :
« Tous, tous les êtres qui ont la vie, décomposeront
Leur forme complexe – cette agrégation
De qualités mentales et matérielles,
qui leur donne, au ciel ou sur terre,
Leur individualité fugacex ! …. »

Comment interpréter ces derniers moments du Bouddha, tels que rapportés par ses disciples ? Je propose l’explication suivante. Sa montée (ou sa plongée) vers des états de méditation de plus en plus élevés (ou profonds) ne devait pas lui être une expérience très nouvelle. Il pratiquait quotidiennement la méditation profonde, et avait souvent parcouru les divers stades qu’elle pouvait offrir. Mais, ce jour-là ne ressemblait à aucun autre. Arrivé au plus haut point de sa méditation (ou de ce que l’on pourrait aussi appeler son extase), cet état dans lequel « la conscience des sensations et des idées avait entièrement disparu », il décida, comme il l’avait fait de nombreuses fois auparavant, de redescendre vers son état de conscience habituelle. Mais, une fois redescendu au stade le plus bas, le premier stade, le Bouddha décida de ne pas revenir à la conscience « normale ». Tout cela était terminé pour lui. Il prit la décision consciente d’en finir avec cette vie. Il repartit donc dans sa quête méditative vers les deuxième, troisième et quatrième stades. Et au moment où il entra dans le cinquième stade, ce stade où l’esprit entre dans l’infinité de l’espace, il mourut (physiquement). Cela ne veut absolument pas dire que son esprit ne continua pas son envol vers des états supérieurs. Cela veut simplement dire que son esprit, ou sa conscience, décida de se séparer alors définitivement de son corps. Autrement dit, il avait décidé qu’il ne voulait plus être seulement un bouddha humain. Il voulait devenir un bouddha divin.

En effet, le bouddhisme (dans la tradition conservée au Népal) distingue nettement trois sortes de Bouddhas. Il y a les sages d’origine humaine, qui ont acquis par leurs efforts et leurs vertus le rang de Bouddha, et il y a une autre classe, supérieure, de Bouddhas dont la nature et l’origine sont divines. Les Bouddhas humains, nommés Mānutchi Buddhas, sont au nombre de sept. Le Bouddha Çākyamuni est le dernier venu de ces septxi. Les Bouddhas divins se nomment Anupapādakas, c’est-à-dire «  sans parents  », ou encore Dhyāni Buddhas, c’est-à-dire «  Bouddhas de la contemplationxii ». Enfin, l’école théiste du bouddhisme népalais défend aussi l’idée qu’un Ādibuddha, ou « Buddha primordial », infini, omniscient, existant par lui-même, a créé les Dhyāni Buddhas, nommés aussi Pañtcha Dhyāni Buddhas, parce qu’ils sont au nombre de cinq (pañtcha). Chacun de ces Bouddhas divins reçoit en naissant une puissance de contemplation et de connaissance. Chaque Dhyāni Buddha donne naissance à un Dhyāni Bôdhisattva, qui est comme un fils à l’égard de son père. Ces Bôdhisattvas sont réputés être les créateurs de nos mondes (successifs), ce qui en explique le caractère essentiellement périssable. Trois mondes créés par les premiers Dhyāni Buddha ont déjà existé et ils ont disparu. Le monde dont nous faisons partie est le quatrième, étant l’œuvre du quatrième Bôdhisattva, nommé Avalôkitêçvara ou Padmapāṇixiii.

Une autre théoriexiv interprète différemment la même idée de tripartition entre les Bouddhas : chaque Bouddha possède trois natures distinctes, correspondant à trois mondes différents. La première nature est celle de l’être en soi, qui est un état absolument abstrait ; elle relève du premier monde, le monde du « vide », qui est aussi celui de l’Ādibuddha vivant dans le Nirvâṇa. La seconde nature est celle du Bouddha en tant qu’il est « manifesté » par le moyen de sa sainteté et de sa puissance ; elle appartient au deuxième monde, celui des Dhyāni Buddhas. La troisième nature est celle du Bouddha ayant pris une forme humaine; elle paraît dans le troisième monde : c’est le Mānuchi Buddha. Les trois mondes sont séparés, d’une façon conceptuelle, mais ils sont aussi éminemment intriqués. Les Bouddhas appartiennent donc à la fois aux trois mondes. Ils sont par essence infinis, et cette essence comprend les trois sortes de manifestation – la primordiale, la divine et l’humaine.

Le plus intéressant, pour de futures recherches, reste, à mon sens, la déclaration du Brahmā Sahampati, qui évoque la décomposition ou la désagrégation de tous les êtres composés, laquelle touche aussi le Bouddha Çākyamuni. Mais cette décomposition ne représente pas nécessairement l’extinction absolue de l’esprit du Bouddha, selon moi. Après tout, il reste d’autres états bouddhiques encore possibles, celui de Dhyâni Buddha et celui d’Ādibuddha. Comment savoir si Çākyamuni n’a pas eu en quelque sorte une promotion, et n’a pas continué d’aller, d’aller au-delà, d’aller toujours plus au-delà ?

Pour le savoir, il faut s’interroger sur la signification profonde du Nirvāṇa, ce qui fera l’objet d’un prochain article de ce blog.

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iLe moine bouddhiste Vasubandhu est l’auteur de l’Abhidharmakośabhāṣya, «Le Commentaire (bhāṣya) du Trésor (kośa) de l’Abhidharma », rédigé en sanskrit du 4e ou 5e siècle de notre ère. L’Abhidharma est un ensemble de textes bouddhiques écrits à partir du 3e siècle avant J.-C. – Abhi-dharma signifiant mot-à-mot : « à propos, abhi, de la Loi, dharma (laissée par le Bouddha) ».

iiAbhidharma kôça vyâkhyâ, f. 2 b du man. Soc. Asiat., cité par Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris , 1876

iiiDjina Alam̃kâra, poème pâli sur les perfections de Çâkya. Fol. 13 a, cité par Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris, 1876

ivLe titre en pāli, Mahā Parinibbāna Sutta, pourrait être traduit par « Le Livre de la Grande (Mahā) Extinction (Parinibbāna) » ou encore « Le Livre du Grand Nirvāṇa (Parinibbāna) ».

vTathāgata : « ainsi allé » (tathā, ainsi ; gata, allé). Un des principaux titres du Bouddha, par lequel il se désigne lui-même. Cette expression, assez obscure, peut recevoir nombre d’interprétations. Je la rapprocherais volontiers du célèbre Sūtra : « Allée, allée, allée au-delà, allée par-delà l’au-delà, l’Illumination (bodhi), – elle est bénie ! (svāhā). Elle est la Fin et le Cœur de la Sagesse Transcendante (prajñāpāramitā). » (Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā iti prajñāpāramitā hṛdayaṃ samāptam. Sūtra du Cœur)

viMahā Parinibbāna Sutta. Ch. III, 9. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.44

viiMahā Parinibbāna Sutta. Ch. III, 41-42. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.52

viiiMahā Parinibbāna Sutta. Ch. VI, 10-13. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.114-115

ixLe titre Sahâm̃pati, et en pâli Saham̃pati, est associé à celui de Brahmâ dans une expression du Thûpavamsa, l’histoire des Stûpas : Saham̃pati Mahâbrahmuṇâ âyâtchita dhammadesano, « celui que le grand Brahmâ Saham̃pati a prié d’enseigner la Loi. » La réunion des deux mots pati (maître, seigneur), et saham (pâli pour sahâm), génitif pluriel d’un nom dérivé directement du radical sah, se traduit par « le seigneur de ceux qui endurent, des êtres patients ». Brahmâ Saham̃pati est donc le souverain du Sahalôkadhâtu, c’est-à-dire du monde de la patience. (D’après Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris, 1876)

xMahā Parinibbāna Sutta. Ch. VI, 15. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.115

xiDes sept Bouddhas, les trois premiers appartiennent à des âges antérieurs ; les quatre suivants ont paru dans notre monde actuel ; Çâkyamuni est le quatrième, et Mâitrêya doit lui succéder. (Cf. Sapta Buddha stôtra, dans Asiat. Res., t. XVI, p. 453 sqq. ) Le culte spécial rendu à sept Bouddhas pris parmi la foule innombrable des anciens Bouddhas se trouve dans le Bouddhisme népalais, mais aussi dans le Bouddhisme du Sud (Sri Lanka).

xiiCf. Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris, 1876

xiiiCf. B.H. Hodgson. Essays on the Languages, Literature and Religion of Nepal and Tibet. Londres, Ed. Trübner, 1874. Cf. aussi Hodgson, Quotes from original Sanscrit Authors, dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 76, note.

xivM. Schmidt. Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 104 sqq. et 223 sqq.