
La notion de lieu, éminemment concrète, chargée de vie et d’expérience, se distingue radicalement de celle d’espace, beaucoup plus abstraite, désincarnée. Trois articles de ce Blog y seront consacrés, avec l’étude successive et comparative du mot hébreu maqôm, du mot sanskrit loka et du mot grec topos.
Le mot « lieu » se dit מָקוֹם (maqôm) en hébreu. Ce mot est composé du préfixe ma– (qui s’emploie génériquement pour désigner l’idée de lieu), et de la racine verbale qoum (קוּם), « se lever, s’élever, naître, venir ; se tenir, résister, subsister, rester, persévérer, s’accomplir ». Littéralement, donc, maqôm signifie un lieu où quelque chose se lève, s’élève, se tient, vient (ou naît). Riche profondeur sémantique… C’est pourquoi, quand YHVH dit à Moïse : « Voici un lieu auprès de moi : tu te tiendras sur le rocheri », les questions surgissent nombreuses à l’esprit du chercheur…
Selon Maïmonideii, le mot maqôm s’applique à des « lieux », particuliers ou communs, mais s’utilise aussi métaphoriquement pour désigner le rang d’une personne ou le degré de son perfectionnement. On dit que telle personne est en tel « lieu » (maqôm), c’est-à-dire qu’elle est arrivée à tel niveau. Par exemple : « Il remplissait la place (maqôm) de ses pères en science ou en piété », ou encore : « La discussion reste à la même place », autrement dit au même degré de développement. Le verset : « Que la gloire de l’Éternel soit louée en son lieuiii » s’entend en ce sens, à savoir, selon le rang élevé que la Divinité occupe dans l’univers. Mais l’interprétation de ce verset demande d’y regarder de plus près. Elle ne se satisfait pas seulement de l’aspect métaphorique associé au « rang » divin. On peut en effet penser que le « lieu » de la gloire divine est aussi, en quelque sorte, sa « demeure » même. C’est d’ailleurs le sens du mot chekhina, qui signifie la « présence » de Dieu, et dont la racine verbale (chakhana) signifie « demeurer, séjourner ». Dans le contexte du verset cité, le prophète Ézéchiel ne reste précisément pas dans ce « lieu », ni n’y « demeure » : il est aussitôt « emporté » par l’esprit (« Et l’esprit m’emportaiv »), avant même de se rendre compte qu’il était dans le lieu de la gloire divine. Deux versets plus loin, cette formulation est répétée, avec l’ajout de l’idée d’ascension « Et l’esprit m’éleva en l’air et m’emportav »).
Maïmonide relie explicitement cette curieuse expérience d’ Ézéchiel avec un passage de l’Exode, rapportant la rencontre de l’Éternel avec Moïse : « Voici un lieu (maqôm) auprès de moivi ». Il souligne qu’il faut en percevoir le double sens (métaphorique et littéral), « c’est-à-dire un degré de spéculation, de pénétration au moyen de l’esprit, et non de pénétration au moyen de l’œil, en ayant égard en même temps à l’endroit de la montagne auquel il est fait allusion et où avait lieu l’isolement de Moïse pour obtenir la perfectionvii. » Le lieu qui est « auprès » de l’Éternel est désigné comme étant le rocher (tsour) sur lequel Moïse est invité à se tenir (natsav). « YHVH dit: « Voici un lieu auprès de moi : tu te tiendras sur le rocher ». Mais ce lieu privilégié (qui est « sur » le rocher) est provisoire. Moïse devra le quitter quand la gloire de YHVH passera. Alors il se cachera « dans » la fente ou le creux (niqrat) du rocher. Plus exactement, c’est YHVH qui le cachera dans ce creux, et qui, dans une volonté de protection redoublée, couvrira Moïse de sa main : « Puis, quand passera ma gloire, je te cacherai dans la cavité du roc et je t’abriterai de ma main (kaf) jusqu’à ce que je sois passéviii. »
On voit que la notion de « lieu » se trouve ici déclinée d’une triple manière. Il y a premièrement un lieu « sur » le rocher, où la Gloire de YHVH va bientôt passer et où Moïse se tiendra un instant, ensuite, il y a le lieu creux qui se trouve « dans » le rocher, où Moïse se cachera, et il y a encore un autre « creux », au sens métaphorique, celui de la main même de YHVH – laquelle offre le « creux » de sa paume (kaf), qui « abritera » Moïse, et s’interposera en quelque sorte entre la Gloire de YHVH et le creux du roc. Dans un article de ce Blog sur la métaphysique du « creux » ou du kaf, j’explique que le mot כֵּף kéf, similaire à kaf, à la vocalisation près, et de même provenance étymologique, signifie également ‘rocher, roc’, ce qui implique une proximité sémantique entre l’idée du ‘creux’ et celle de ‘rocher’. Certes, le ‘rocher’ dans le creux duquel Moïse est placé par Dieu (en Ex 33,22) n’est pas désigné par le mot kéf, mais par le mot tsour. Cependant, le simple fait que les mots kaf (‘creux’) et kéf (‘rocher’) aient la même racine verbale kafaf, « être recourbé, être creux », attire l’attention sur le fait que certains rochers peuvent d’autant mieux offrir un refuge ou une protection qu’ils offrent des anfractuosités creuses, et s’ouvrent comme des cavernes ou des grottes. La notion de « creux » n’évoque pas seulement une sorte de lieu, mais s’ouvre vers d’autres acceptions, beaucoup plus métaphysiques, comme celle de « pardon », et comme le laisse entendre l’idée de « couvrir » les fautes… Lorsque Dieu « couvre » Moïse de son propre kaf, s’expriment là, d’une part l’idée littérale de protection et d’abri, mais aussi, de façon sans doute plus subliminale, l’idée figurée de « couvrir » (kafar) les faiblesses de Moïse, ou ses péchés, afin de l’en purifier, afin qu’il soit admis à voir Dieu, ne serait-ce que « par-derrière ». Le verset suivant nous renseigne en effet sur ce qui se passe après le passage de la Gloire divine. « Alors je retirerai mon kaf, et tu me verras par-derrière, mais ma face ne peut être vueix. »
De ceci, il ressort que la notion de maqôm en hébreu n’est pas simplement « locale » ou « statique ». D’une part, elle cumule plusieurs couches de sens, à la fois littérales et figuratives, qui nouent ensemble, étroitement, plusieurs états du lieu : le lieu est aussi ce qui est « sur », « dans » et « par-derrière » le lieu en question, à savoir, ici, le rocher. D’autre part, l’idée de maqôm conjoint des idées franchement opposées, et même contradictoires : le lieu permet la manifestation (de la gloire) et il permet dans le même temps l’effacement, le recouvrement, l’enfouissement. Ceux-ci dénotent la nécessité de se « cacher », dans une recherche de protection, mais connotent aussi une possible recherche de miséricorde divine. La notion de maqôm introduit une dynamique du creusement, de l’approfondissement, d’ordre spirituel.
La géométrie du maqôm est en essence multidimensionnelle, fractale, et elle s’avère capable d’intriquer effectivement la sphère humaine et la sphère divine.
Voir aussi Le creux de Dieu ou la métaphysique du kaf.
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i וַיֹּאמֶר יְהוָה, הִנֵּה מָקוֹם אִתִּי; וְנִצַּבְתָּ, עַל-הַצּוּר. Ex 33,21
iiMoïse Maïmonide. Le Guide des égarés. Traduit de l’arabe par Salomon Munk. Verdier, 1979. p.40-41
iiiEz. 3, 12 : בָּרוּךְ כְּבוֹד-יְהוָה, מִמְּקוֹמוֹ . Barukh kevod-YHVH mi-mqômou
ivEz. 3, 12 : וַתִּשָּׂאֵנִי רוּחַ va-tissa’ni. « Et l’esprit m’emporta, et j’entendis derrière moi le bruit d’un grand tumulte : « Bénie soit la gloire de l’Éternel en son lieu! » »
vEz. 3,14 : וְרוּחַ נְשָׂאַתְנִי, וַתִּקָּחֵנִי Vé-rouaḥ nessa’at-ni va-tiqqaḥ-ni. « Et l’esprit m’éleva en l’air et m’emporta ». Le verbe nasa’ signifie « élever, emporter » aux sens littéral et figuré. Le verbe laqaḥ signifie « prendre », avec une grande variété de nuances.
viEx. 33,21
viiMoïse Maïmonide. Le Guide des égarés. Traduit de l’arabe par Salomon Munk. Verdier, 1979. p.41
viiiEx. 33,22
ixEx. 33,23
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