Au 19e siècle, le bouddhisme népalais se divisait en quatre grandes écoles philosophiques, les Svābhāvikas, les Āiçvarikas, les Kārmikas et les Yātnikas. La plus ancienne de ces écoles était celle des Svābhāvikas, les philosophes de la « Nature » (Svabhāva, littéralement : « ce qui se produit par soi»). Ce mot s’entendait au sens de la Nature existant par elle-même, comme cause première, absolue, du monde, mais aussi au sens de la nature propre de chaque être – ce qui constitue ce que chaque être est, en essence. Conformément à l’orientation fondamentale du bouddhismei, les Svābhāvikas nient l’existence de tout principe spirituel autonome, ainsi que la réalité de l’âme. Ils ne reconnaissent que le principe de la matière, qu’ils assimilent à celui de la Nature.
En revanche, l’école des Āiçvarikas, ou « théistes » (Īśvara = le « Seigneur »), admettent l’existence d’un Dieu, doté d’une essence intelligente. Les uns le considèrent comme la Divinité unique, et le nomment aussi Ādibuddha (littéralement : « le Bouddha suprême »). Pour d’autres, il est le premier terme d’une dualité dont le second terme est le principe matériel qui lui est coexistant et coéternel, et que l’on vient de voir agir au sein de la Nature.
Les deux autres écoles du bouddhisme népalais, celle des Kārmikas, les sectateurs de l’« action », et celle des Yātnikas, les sectateurs de l’« effort »ii, s’apparentaient à l’école « théiste » des Āiçvarikas, mais s’en différenciaient par le besoin de combattre des formes de quiétisme, lesquelles privaient l’homme à la fois de liberté et de responsabilité, et enlevaient aussi à la cause première tout rôle direct dans le monde.
Petite parenthèse historique : ces éléments d’information sur le bouddhisme tibétain ont été initialement collectées par le Père François-Horace de la Penna, missionnaire au Tibet dans la première moitié du 18e siècle, et mort à Patan au Népal, en 1847. Il avait rassemblé un ensemble de textes sur les divers systèmes de croyances bouddhistes au Tibet et au Népal, et sur leurs divers emprunts ou additions au Panthéon brahmanique. Ses travaux, ainsi que ceux, plus pionniers encore, du Père Agostino Antonio Georgi (1711-1797), auteur de l’Alphabetum Tibetanum (1762), furent repris et longuement commentés par Brian Houghton Hodgsoniii au 19e siècle. Cet ethnologue et naturaliste britannique avait été envoyé comme administrateur colonial au Népal de 1820 à 1843. Il y étudia la littérature bouddhiste, népalaise et tibétaine, dont il fit copier et parvenir 270 volumes aux institutions savantes en Grande-Bretagne, ainsi que 147 volumes à la Sociétéasiatique, fondée en 1822 à Paris par l’orientaliste Eugène Burnouf. Cette généreuse donation permit à ce dernier de documenter son Introductionà Histoire du Bouddhisme indien. L’une des annexes de ce livre traite des multiples noms des Dieux chez les Bouddhistesiv.
Après avoir lu les livres d’orientalistes comme Hodgson, Burnouf, Abel-Rémusat, ou Isaak Jakob Schmidt, j’ai été pris d’une certaine perplexité quant au jugement assez répandu, assimilant le bouddhisme à une forme d’« athéisme ». D’un côté, il est vrai que cette opinion se justifie si l’on se réfère aux principaux textes du bouddhisme primitif et aux paroles mêmes du Bouddha, prônant la « grande extinction » (ce qui est le sens premier du mot nirvāṇa). D’un autre côté, cet athéisme supposé ne me semble pas cadrer avec les textes conservés par les Bouddhistes népalais et tibétains, dont certains ont des accents fortement teintés de théisme, comme on va le voir dans cet article.
De la lecture des sources évoquées ci-dessus, il ressort que, pour les Bouddhistes, les cieux qui s’élèvent au-dessus de la terre sont fort nombreux (au moins dix-huit). Les premiers se trouvent sur les flancs et au sommet du fabuleux mont Mêrou, lequel est à la fois la partie la plus élevée du monde terrestre et le point central du ciel visiblev. Le premier ciel est habité par des génies dont le prince est nommé Gnod-sbyin lag-na gjong-thog en tibétain. Gnod-sbym signifie un « esprit malin », et lag-na gjong-thog désigne un être imaginaire qui tient une bassine dans ses mains. Le Père Agostino Georgi présente ces génies comme occupés à écoper avec leurs bassines l’eau que la mer projette sur le mont Mêru. Le second ciel est habité par des Garuḍas, des oiseaux divins. Le prince qui les gouverne se nomme Pran thog, ou encore Phreng thogs, ce qui signifie « celui qui tient une guirlande ». Ce terme correspond, selon Eugène Burnouf, au sanscrit Sragdhara.
Le troisième ciel est le séjour des êtres qui portent en tibétain le nom de Riag myos, « buveurs et stupides », selon le Père A.A. Georgi. Ces deux monosyllabes se traduisent littéralement par « continuellement enivrés ». Burnouf estime que ces génies toujours ivres sont les Nâgas, des Dragons, lourds et ignorants, que l’on trouve aussi chez les Bouddhistes du Sud.
Le quatrième ciel est habité par les êtres que le P. Georgi nomme les Lha ma yin, c’est-à-dire « ceux qui ne sont pas des Dieux ». En d’autres termes, ces êtres sont des Asuras. Les Asuras sont en effet les ennemis des Dêvas, les Divinités lumineuses dont les Bouddhistes acceptent la notion, empruntée aux anciennes conceptions brahmaniques.
Après les Gnod-sbym, les Garuḍas, les Nâgas et les Asuras, la liste des divinités proprement dites commence avec les Tchaturmahārādjikas, expression sanskrite qui signifie les « quatre (tchatur) grands (mahā) Rois (rādja) ». Les Tibétains les désignent par le nom de Rgyel-tchhen-bji, ce qui signifie la même chose. L’idée même des « quatre grands Rois », gardiens des quatre points cardinaux, est une idée purement indienne, brahmanique. Les Bouddhistes l’ont adoptée telle quelle, mais ils y ont associé la croyance que ces quatre Dieux occupent le degré inférieur d’une échelle composée de six niveaux, qui regroupent tous les Kāmāvatcharas, les « Dieux du désir »vi. Ils habitent la région que les Bouddhistes de toutes les écoles nomment Kâmadhâtu (la région du « désir », Kāma). Au-dessus des quatre grands Rois, le P. Georgi place les Gsum-btchu-rtsa-gsum, « les trente-trois Dieux ». Ces Dieux sont ainsi nommés parce qu’ils gouvernent l’univers, lequel est composé de trente-trois parties (Trayastriṃśa, en sanskrit), à savoir, cinq cieux, huit mers, sept montagnes d’or, douze continents, et une muraille de fer, selon le P. Georgi. Eugène Burnouf estime que cette explication a été inventée après coup par les Tibétains. Il est fermement convaincu que les Trayastriṁśas des Bouddhistes sont exactement les mêmes trente-trois Dieux du Brāhmanisme, ces anciennes Divinités élémentaires et atmosphériques de l’Inde. Pour les Bouddhistes comme pour les Brāhmanes, Indra est le Roi de ces trente-trois Dieux. Le P. Georgi donne à Indra le nom de Kia-cjin, ce qui s’écrit en tibétain Brgya-byin. Ce titre correspond à celui de Śatamanyu (« Celui qui éprouve cent passions, ou cent fureurs ») ou à celui de Śatakratu (« Celui qui a pratiqué cent sacrifices »), nom donné à Indra par les Brāhmanes. Les Bouddhistes ont conservé les quatre catégories dont se composent ces trente-trois Divinités. Les huit Vasus sont les huit Dieux dispensateurs de tous les biens. Les onze Rudras sont les onze Divinités redoutables. Les douze Ādityas sont les douze manifestations du soleil, et les deux Aśvins sont les deux Divinités toujours jeunes. On les invoque aussi dans les Védas ainsi que dans le Zend Avesta.
Juste au-dessus des trente-trois Dieux, c’est-à-dire au troisième étage de la « région des désirs », se tiennent les Yāmas, que le P. Georgi nomme Thob-bral-ba, « ceux qui sont à l’abri des querelles ». On retrouve le nom Yāma chez les Bouddhistes mongols, qui le traduisent par « exempts de combats », selon Isaac Jakob Schmidtvii . Les Bouddhistes chinois pensent que les Yāmas sont ainsi nommés parce qu’ils « mesurent leurs jours et leurs nuits sur l’épanouissement et la clôture des fleurs de lotus », au dire d’Eugène Burnouf. Le mot sanskrit Yāma offre, il est vrai, une large gamme de sens : « contrôle, coercition ; abstinence, ascétisme ; suppression ; veille, garde nocturneviii », ce qui permet nombre d’interprétations.
Le quatrième étage de la « région des désirs » est habité par les Tushiṭas, que les Tibétains nomment Dgah-ltan. Le mot sanskrit Tushiṭa signifie « les satisfaitsix ». J.-P. Abel-Rémusat l’assimile au « ciel de la connaissance suffisantex ». Les Bouddhistes font de ce quatrième étage le séjour privilégié des Tushiṭas, mais aussi le lieu où vient renaître celui qui n’a plus qu’une seule existence à passer sur la terre, parce qu’il est destiné à devenir un Bouddha parfaitement accompli. Il doit encore, pour ce faire, redescendre une dernière fois parmi les hommes pour les aider à se sauver.
Le cinquième étage de la « région des désirs » est le séjour des Dieux nommés Hphrul-dgah. Le P. Georgi a traduit ce nom en latin: gaudium ingens ex prodigiis (« Joie immense venant des prodigesxi »). Isaac Jakob Schmidt l’écrit Nirmâṇavati, d’après la transcription des Mongols, et il le traduit de cette manière : « la région de ceux qui trouvent leur plaisir dans leurs propres transformations ou productionsxii ». Eugène Burnouf préfère traduire Nirmâṇarati par : « ceux qui trouvent leur volupté dans leurs transformations miraculeuses ». On retrouve là l’idée bouddhiste d’une puissance surnaturelle des Dieux : ils peuvent revêtir toutes sortes de formes. Selon Abel-Rémusat, ce ciel a été ainsi nommé parce que les désirs nés des cinq sens y ont été convertis en plaisirs purement intellectuels.
Le sixième étage de la « région des désirs » est habité par les Dieux nommés Gjan-hphrulnbang-bye, que le P. Georgi traduit ainsi : prodigiorum virtute dominantes (« Ceux qui dominent par la vertu des prodiges »). Abel-Rémusat propose : spiritus permutans alienaxiii (« L’esprit convertissant autruixiv »). En sanskrit, l’expression équivalente, Paranirmita vaśavartin, pourrait se traduire, selon Burnouf : « ceux qui disposent à leur gré des formes qu’ont revêtues les autres ». Cette proposition de traduction me semble un peu absconse. Isaac Jakob Schmidt traduit pour sa part : « La région de celui qui agit, suivant sa volonté, sur les transformations des autres », ou encore « la région de celui aux ordres duquel sont toutes les formes, celui qui agit sur toutes les formesxv ». Schmidt fait de ce ciel le séjour de Māra, le Dieu de l’amour et de la passion. Avec ce sixième étage se termine la première des trois régions, celle des désirs et de la concupiscence. Rappelons à nouveau que toutes ces Divinités appartiennent en propre au système bouddhique.
Maintenant, il faut entrer dans une nouvelle région où habitent des êtres plus parfaits encore. Immédiatement au-dessus des Divinités auxquelles on attribue la puissance de transformer à leur gré les autres créatures, viennent les Brahmā kāyikas, c’est-à-dire « ceux qui forment la suite de Brahmā». C’est le nom des Dieux dont Brahmā est le chef, la « troupe de Brahmā» (Brahmā parichadyāḥ). Au-dessus d’eux, il y a les Brahmāpurōhitas, « les ministres de Brahmā », ou « ceux qui marchent devant Brahmāxvi», en tibétain Tshangs-pa mdun-na hdon. Au-dessus de ces derniers, on trouve les Mahābrahmās, « les grands Brahmās », en tibétain Tshangs-pa-tchhen-po. On voit que le domaine de Brahmā s’élargit considérablement par la multiplication de ces figures divines qui l’approchent, l’entourent, l’accompagnent, et héritent même de son nom. Les « grands Brahmās »peuplent le ciel supérieur, et leur noms de Brahmās montre que leur sainteté les a élevés à ce très haut rang. Ces innombrables troupes de Brahmās n’empêchent pas que dans les livres bouddhistes du Népal, l’existence d’un Brahmā unique et d’un rang bien plus élevé encore, ne soit à tout instant rappelée. Ce Brahmā est le Brahmāsahāṃpati, « le Brahmā, souverain des êtres qui souffrent ». Il est le Brahmā suprême, bien supérieur à tous les autres Brahmās. On ne peut s’empêcher de voir une analogie avec la pluralité des Élohim subsumés sous l’unique YHVH, dans la Bible hébraïque. Dans le bouddhisme tibétain fourmille, d’un côté, un tohu-bohu de Brahmās, issus d’ères métamorphiques, de strates anciennes, de révélations sédimentaires, formant comme un palimpseste d’intuitions multiséculaires. De l’autre, subsiste l’idée irrésistible d’un Brahmā unique, transcendant tout le reste, idée sans doute la plus ancienne de toutes, certainement la plus originaire, et qui fut encore empruntée par les Bouddhisme au Brahmanisme, pour être mise en scène au-dessus de toutes les multiplicités. Tous les cieux bouddhiques sont peuplés par des êtres qui servent le Brahmāsahāṃpati ; ils constituent par leur ensemble, l’écrin aux infinies facettes, seul digne de l’honneur dû à la grandeur du Dieu suprême.
Mais tout ce que l’on vient de dire n’est encore qu’une entrée en matière. La route est encore longue. Bien d’autres cieux vont être révélés. Tous ces Dieux dont on vient de parler ne relèvent que du premier degré de la Dhyāna (en sanskrit, « méditation, contemplation ») ; ils forment le groupe divin dit de la « première contemplation ».
Immédiatement au-dessus des Mahābrahmās se placent les Dieux dits de la « seconde contemplation », laquelle comprend aussi trois niveaux. Le caractère commun de ces Dieux est leur « lumière », l’éclat de laquelle possède de multiples degrés. Le premier niveau est occupé par les Parīttābhas, qu’on nomme en tibétain Od-bsal, « ceux qui ont une faible lumière ». Au-dessus de ces Dieux, dont la radiance est « limitée », on trouve les Apramāṇābhas, c’est-à-dire « ceux dont l’éclat est incommensurable ». Jean-Pierre Abel-Rémusat traduit en latin : fulgens sine finexvii, « fulguration sans finxviii ». Enfin, au-dessus encore, au troisième et dernier étage de cette sphère, viennent les Ābhāsvaras, « ceux qui sont tout éclat ». Le Ji yao 集要, ou Vocabulaire bouddhique pentaglotte, les rend en tibétain sous la forme Od-gsal, « ceux qui ont un éclat resplendissant ».
Il est temps d’entrer à présent dans la région de la « troisième contemplation ». Ici, les Dieux ont pour attribut commun la vertu et la pureté. Au premier niveau de cette région, ils ont pour nom Parīttaśubhas, « ceux dont la pureté est limitée ». Au-dessus, se trouvent les Apramāṇa śubhas, « ceux dont la vertu est incommensurable ». Le troisième niveau est habité par les Çubhakritsnas, « ceux qui sont toute pureté », « ceux qui ont une pureté absolue ».
Au-dessus de la sphère du troisième Dhyâna, se déploie encore la région de la quatrième contemplation, qui comporte huit degrés selon Burnoufxix. Le premier degré est occupé par les Anabhrakas ou « ceux qui sont sans nuages ». Ensuite viennent les Puṇyaprasavas, dont le nom est susceptible de plusieurs interprétations : « ceux qui naissent de la pureté », « ceux qui produisent la pureté », « ceux dont les productions sont pures ». Au troisième niveau de la sphère de la quatrième contemplation, se trouvent les Vrihatphalas, « ceux qui ont les grandes récompenses », puis viennent les Avrĭhas, dont le nom n’est pas clair pour Burnouf. Il propose les traductions suivantes : « ceux qui ne croissent pas », « ceux qui ne font pas d’efforts ». Pour Abel-Rémusat, c’est « le ciel où il n’y a pas de réflexion, c’est-à-dire où les dieux, pendant toute la durée de leur vie, sont exempts du travail de la penséexx ». Encore au-dessus viennent les Atapas, « ceux qui n’éprouvent pas de douleurs. ». Isaac Jakob Schmidt traduit ce nom par « les Dieux exempts de souffrance ». Au sixième niveau, il y a les Sudrĭças, « ceux qui voient bien ». Abel-Rémusat traduit en latin: spiritus bonus vivus (ceux à « l’esprit bon et ardent »). Au septième niveau demeurent les Sudarçanas, « ceux qui sont beaux à voir ». J.-P. Abel-Rémusat commente: c’est « le ciel des dieux qui voient admirablement tous les mondes répandus dans l’espace; celui des dieux pour qui tout est présent et manifeste, sans restriction et sans obstaclexxi ». Au-dessus de ces Dieux, B.H. Hodgson place les Sumukhas, « les Dieux au beau visage ». Enfin, au huitième niveau, se trouvent les Akaniṣṭhas, « les plus élevés », littéralement « ceux qui ne sont pas les plus jeunes, ou les plus petits » (en sanskrit, kaniṣṭha est le superlatif de kanā, « jeune, petit »), en tibétain, Og-min, « ceux qui ne sont pas inférieurs ». Abel-Rémusat traduit ici par princeps supremus, le «chef suprême ».
Après cette longue montée à travers ces « cieux » successifs, au nombre de dix-huit, il faut souligner que pour les premiers, ceux qui s’étagent entre les « quatre grands rois » et les « grands Brahmās », ce sont les conceptions brahmaniques qui dominent. Ensuite, tout est bouddhique, jusqu’aux Akaniṣṭhas (et au-delà). Les Bouddhistes ont en effet introduit deux ordres de Divinités jusqu’alors inconnues, dont la puissance, la perfection, la lumière et la pureté augmentent à chaque niveau. Les quatorze cieux bouddhiques, s’ajoutant aux quatre cieux de brahmaniques, constituent le monde des « formes », divisé en quatre sphères de contemplation. Mais il faut encore citer les Dieux qui résident dans le monde « sans forme », le monde de l’immatériel et du vide. Jean-Pierre Abel-Rémusat le décrit ainsi : « Dans le monde des êtres immatériels, il y a encore quatre classes de Dieux: ceux qui, fatigués des liens de la substance corporelle, résident dans le vide ou l’immatériel ; ceux qui n’ont de lieu [substratum] que la connaissance, parce que le vide est encore trop grossier pour eux ; ces Dieux qui n’ont pas de lieu ; et les derniers de tous, placés au sommet du monde des êtres immatériels, qui n’ont ni les attributs des Dieux non pensants et sans localité, ni ceux qui appartiennent aux Dieux dont la connaissance est l’unique localité : définition qui ressemble trop à du galimatias pour que j’entreprenne de l’éclaircir en cet endroitxxii ».
Du galimatias ? Ou est-ce un raffinement ultime de la pensée bouddhique la plus authentique ? Pour sa part, Isaac Jakob Schmidt a formulé une théorie philosophique de cette région « sans forme » : l’infinité de l’espace et l’infinité de l’intelligence y sont dépassées, ou plutôt couronnées, par un ciel dans lequel il n’y a plus désormais ni idées ni absence d’idéesxxiii. Cette double négation peut nous renvoyer, me semble-t-il, à l’un des plus célèbres hymnes spéculatifs du Véda, l’Hymne à la Création ou Nâsadîya sûkta :
Ni le non-Être n’existait alors, ni l’Être. Il n’existait l’espace aérien, ni le firmament au-delà. Qu’est-ce qui se mouvait puissamment ? Où ? Sous la garde de qui ? Était-ce l’eau, insondablement profonde ?
Il n’existait en ce temps ni mort, ni non-mort ; Il n’y avait de signe distinctif pour la nuit ou le jour. L’Un respirait de son propre élan, sans qu’il y ait de souffle. En dehors de Cela, il n’existait rien d’autrexxiv.
Il faut enfin noter l’absence, dans cette longue série de cieux et de Dieux, des êtres quintessentiellement bouddhiques, qui sont bien au-dessus des Dieux : à savoir les Bodhisattvas et les Bouddhas. « Il faut remarquer que cette longue classification ne comprend pas les Bodhisattvas, ni surtout les Bouddhas, dont les perfections morales et intellectuelles sont infiniment au-dessus de celles de tous les dieux des divers ordresxxv ».
Pourquoi infiniment au-dessus ? Les Dieux ne sont pas éternels. Ils doivent naître et mourir comme les autres êtres, bien que pouvant vivre pendant des périodes immenses. Indra, roi des Dieux du Sou Mêru, vit 36 millions d’années. Un « grand Brahma » vit la durée d’une « révolution du monde », soit un milliard et trois cents millions d’années. Un Dieu de la quatrième contemplation (un Dieu « exempt de pensée ») vit cinq cents de ces « révolutions du monde ». Et un Dieu du dernier niveau du monde immatériel vit quatre vingt mille « révolutions du monde »xxvi. Malgré ces immenses échelles de temps, il leur advient « des signes de décadence qui leur annoncent une fin plus ou moins prochainexxvii ». Au bout d’un certain temps, ils ne chantent plus aussi joyeusement, la lumière qui émane d’eux s’affaiblit, leur vue perd de son acuité. Ce ne sont là que de petits signes avant-coureurs. Cinq autres grands signes indiquent leur mort prochaine : leur robe commence à se tacher d’elle-même, les fleurs dont ils sont couronnés se fanent, de leurs corps émanent des odeurs de transpiration, ils exhalent des vapeurs fétides, et enfin, ils commencent à s’ennuyer dans le ciel qui leur a pourtant été source de tant de délices…
Toutes les conceptions que l’on vient d’évoquer sont-elles contemporaines du Bouddha Śākyamuni, ou plus tardives ? Eugène Burnouf renonce à trancher ce point. On peut seulement dire que ces conceptions sont anciennes dans le Bouddhisme, car elles appartiennent aux deux grandes écoles, lesquelles n’ont commencé à se séparer du tronc commun que trois siècles avant notre ère. La plus notable est la croyance aux quatre niveaux de contemplation que Śākyamuni et ses premiers disciples sont réputés avoir franchis successivement. Chaque niveau de contemplation, chaque Dhyāna, correspond à un genre de spéculation philosophique, auquel les divers Dieux ont en quelque sorte lié leurs noms, supposément parce qu’ils s’y sont livrés de préférence. Et il y a cet au-delà de toutes les contemplations : il y a cette idée que le Bouddha finira par s’unir à la Prajñā pāramitā, au Nirvāṇa parfait. Pour les Bouddhistes, la création de tous les mondes n’est pas l’œuvre d’un Dieu créateur, elle est le résultat nécessaire de la conduite des êtres moraux qui les habitent, et qui les transforment en se transformant.
iiPar action, il faut entendre l’action morale accompagnée de conscience (conscious moral agency), et par effort, l’action intellectuelle accompagnée de conscience (conscious intellectual agency), selon B.H. Hodgson. Essayson the Languages, Literature, and Religionof Nepaland Tibet.Ed.Trübner. Londres, 1874
iiiB.H. Hodgson. Essayson the Languages, Literature, and Religionof Nepaland Tibet.Ed.Trübner. Londres, 1874
ivEugène Burnouf. Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien. Paris, 1876. Note IV (Second mémoire, section II, page 180, note 1).
vSelon la définition donnée par Jean-Pierre Abel-Rémusat (le premier sinologue de la sinologie française).
vi« Quelque supérieurs que soient les dieux aux passions humaines, il en est une dont ils ne sont pas complètement exempts, au moins dans les régions inférieures. Ceux qui habitent dans les deux étages terrestres, sur les flancs et au sommet du mont Sou Merou, c’est-à-dire les rois des quatre points cardinaux et les trente-trois, ne sont pas étrangers à la distinction des sexes : aussi s’unissent-ils à la manière du siècle. Les dieux du Yâma se propagent par de simples embrassements ; ceux du Tous’ita, par l’attouchement des mains. Ceux du ciel de la joie de la conversion ont si peu de désirs, qu’ils se bornent à des sourires qu’ils échangent entre eux. » Note de Jean-Pierre Abel-Rémusat à propos du chapitre XVII du livre de Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki,ou Relation des royaumes bouddhiques, p.145
viiIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, t. I.
viiiGérard Huet. Dictionnaire Héritage du Sanskrit.
ixMonier Monier-Williams, A Sanskṛit-English Dictionary. Oxford, 1960 (1re édition 1899).
xChy Fa Hian. Foě Kouě Ki,ou Relation des royaumes bouddhiques. Trad. Jean-Pierre Abel-Rémusat. p.145
xiiIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 24, et t. IV, p. 216.
xiiiVocabulairebouddhique pentaglotte, Traduction manuscrite en latin du Ji yao 集要 par Jean-Pierre Abel-Rémusat. sect. 49, n° 6.
xiv« Et enfin les dieux du sixième ciel, où l’on convertit autrui, n’éprouvent presque aucun sentiment de concupiscence; les regards mutuels sont les seules marques de désir qu’ils s’adressent les uns aux autres, et ce moyen suffit à leur propagation ». Note de Jean-Pierre Abel-Rémusat à propos du chapitre XVII du livre de Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki,ou Relation des royaumes bouddhiques, p.145
xvIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 24, et t. IV, p. 216.
xviLe mot sanskrit purōhita signifie « ministre ; appointé ; celui qui marche devant le roi ».
xviiVocabulairebouddhique pentaglotte, Traduction manuscrite en latin du Ji yao 集要 par Jean-Pierre Abel-Rémusat.
xixMais Abel-Rémusat en compte neuf. « Les dieux de la quatrième contemplation [sont] répartis dans neuf cieux différents. Celui d’en bas est appelé sans nuage, parce que les dieux qui l’habitent n’ont plus besoin de l’appui que les nuages prêtent aux dieux inférieurs. Le ciel immédiatement supérieur est celui de la vie heureuse. On trouve ensuite, en remontant, celui des grandes récompenses; le ciel où il n’y a pas de réflexion, c’est-à-dire où les dieux, pendant toute la durée de leur vie, sont exempts du travail de la pensée; le ciel sans fatigue, le ciel où les dieux ont atteint le terme de la pensée, pures intelligences sans soutien, sans localité, libres, exemptes de trouble; le ciel des dieux qui voient admirablement tous les mondes répandus dans l’espace; celui des dieux pour qui tout est présent et manifeste, sans restriction et sans obstacle; enfin l’Aghanichtâ, ou le ciel des dieux qui ont atteint le dernier terme de la ténuité de la matière […] Quelques-uns placent, au-dessus de l’Aghanichtâ, le ciel du suprême seigneur, Mahêśwaravasanam ». Cf. Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki,ou Relation des royaumes bouddhiques, p.145-146
xxNote de Jean-Pierre Abel-Rémusat à propos du chapitre XVII du livre de Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki,ou Relation des royaumes bouddhiques, p.146
xxiiiIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoire de l’Académie des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 101 et 102. Voyez encore le même recueil, t. IV, p. 217.
« Aime ton prochain comme toi-même : moi, je suis YHVHi. »
Le Bouddha (Śakyamuni) :
« Que personne n’aime qui que ce soit. Ceux qui n’aiment rien et ne haïssent rien n’ont pas d’entravesii. » « Celui qui est libéré de l’amour ne connaît ni le chagrin ni la peuriii. »
Jésus :
« Vous avez appris qu’il a été dit: Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieuxiv. »
De ces trois philosophies de l’amour (et de la haine), laquelle est la plus utopique et la plus révolutionnaire ? La réponse me paraît aussi évidente que mille soleils.
Laquelle est la plus impraticable, la plus éloignée du sens commun et la plus irrationnelle ? Idem.
Laquelle porte peut-être en elle le germe d’une transformation absolue du monde ? Idem.
En comparaison, et par contraste, les deux autres philosophies semblent réalistes, pratiques, terre-à-terre, chacune à sa manière. L’une se fonde sur un pessimisme et un nihilisme sans concession. Elle vise l’extinction de la souffrance individuelle et la fin de tous les désirs. De dieu, il n’y en a pas. D’âme, non plus, il n’y en a pas. Il n’y a que du vide. Quant à l’autre, elle prône l’amour tribal du semblable et du proche, l’amitié redondante et pléonastique pour l’ami, l’amant ou le voisin (le mot רֵעַ signifie « ami, prochain, amant ») – ainsi qu’une bonne dose de haine implacable pour l’ennemi. .
Quant au Dieu, il est qui il est, mais il est surtout apparemment hors champ. Il n’est ni l’ami ni l’ennemi, il est le Tout Autre, il est l’ineffablement transcendant. Certes, il a sans doute choisi son camp, ce camp qui est le sien. Mais qui dira quel est ce camp, en réalité ? On peut seulement penser qu’à la fin des temps ce Dieu ineffable et « Tout Autre » reconnaîtra peut-être les « siens ». En attendant, les « autres » auront le loisir de philosopher sur la relation que celui qui est dit « Tout Autre » entretient avec ceux qui n’aiment que ceux qui sont les « mêmes », ceux qui se ressemblent et qui aiment se ressembler.
D’un point de vue que l’on pourrait qualifier de ‘méta-philosophique’, on devrait chercher laquelle de ces différentes visions du monde a quelque chance d’ouvrir une voie viable au lointain avenir, si l’avenir reste encore à l’ordre du jour (ce dont je doute) : la vision basée sur l’entre-soi tribal, schizophrène, mimétique et haineux ? Ou celle se fondant sur un nihilisme pessimiste, détaché, matérialiste et athée ? Ou bien celle proclamant qu’est désormais venu le temps des utopies contre-nature ? Ou bien aucune d’entre elles ? Il reste peut-être en effet d’autre voies que l’on n’imagine pas. Se pourrait-il que la philosophie et la métaphysique soient extrêmement loin d’avoir atteint la fin de leur histoire ? Se pourrait-il que la pensée humaine soit dans les babillages de l’enfance ? Se pourrait-il, par exemple, qu’une autre vision, dont nous n’avons aucune idée, mais dont la nécessité se fait déjà sentir, se fera bientôt une loi de se révéler elle-même, par elle-même, et cela pour quelque autre fin, dont nous n’avons, là non plus, aucune idée ?
Çākya est le nom de la caste militaire à laquelle appartenait le jeune prince Siddhārtha de Kapilavastu. Ayant renoncé au monde, il fut appelé Çākyamuni, « le solitaire des Çākyas ». Parvenu à la connaissance ultime, il fut connu de ses contemporains comme étant « le Bouddha ». Le mot bouddha correspond au participe passé (buddha) du verbe budh «connaître ». Le moine Vasubandhui donne plusieurs interprétations de ce nom : « celui en qui s’est développée la science » (Buddha vibuddha), « épanoui comme un lotus », « éveillé, comme un homme qui sort du sommeil » (Buddha prabuddha), « instruit par lui-même » (budhyate). On peut y voir même une forme au passif : « connu par les Bouddhas » comme étant doué de la perfection de toutes les qualités, et délivré de toutes les imperfectionsii. Eugène Burnouf pense que Buddha signifie « le savant, l’éclairé », citant en appui un commentateur singhalais : « Dans quel sens dit-on, dans le texte, Buddha ? Le Buddha a connu les vérités, c’est pour cela qu’on l’appelle Buddhaiii. »
Les tout derniers instants de la vie du Bouddha sont décrits en détail dans le Mahā Parinibbāna Sutta, texte de référence, dont le titre pourrait être traduit par « Le Livre de la Grande Extinctioniv ». Sa mort avait déjà été prévue et annoncée. Quelque temps auparavant, Māra, l’Esprit Malin, s’était adressé au Bienheureux Bouddha, en lui disant : « Seigneur, disparais maintenant de l’existence ! Que le Bienheureux meure maintenant ! » Le Bienheureux répondit: » Ô Malin ! Sois heureux, l’extinction finale du Tathāgatav aura lieu dans peu de temps. Dans trois mois, le Tathāgata mourravi. » Il lui restait en effet à livrer encore quelques enseignements importants à ses disciples, notamment la description des huit stades du cheminement vers la Délivrance, dont je citerai ici les deux derniers : « En dépassant toute idée de néant, on atteint (mentalement) et on demeure dans l’état d’esprit dans lequel ni les idées, ni l’absence d’idées, ne sont spécialement présentes – c’est le septième stade de la délivrance. En dépassant tout à fait l’état de « ni idées, ni absence d’idées », on atteint (mentalement) et on demeure dans l’état d’esprit dans lequel les sensations et les idées ont cessé d’être – c’est le huitième stade de la délivrancevii. » Le point intéressant, du moins pour la suite de cet article, est que le Bouddha lui-même déclare que l’idée même de néant peut être dépassée, dès le septième stade…
Les derniers mots du Bouddha furent adressés aux moines rassemblés devant son lit de mort : « ‘Et maintenant, Frères, la décomposition est inhérente à toute chose constituée. Travaillez à votre salut avec diligence !’ Ce fut la dernière parole du Tathâgata. Le Bienheureux entra alors dans le premier stade de la méditation profonde. Puis, sortant de ce premier stade, il passa au deuxième. Et sortant du deuxième, il passa au troisième. Sortant du troisième stade, il passa au quatrième. Sortant du quatrième stade, il entra dans l’état d’esprit où l’infinité de l’espace est seule présente [à la conscience]. Sortant de la simple conscience de l’infinité de la pensée, il entra dans un état d’esprit où plus rien n’était présent. Sortant de cet état où il n’avait conscience d’aucun objet particulier, il tomba dans un état entre conscience et inconscience. Sortant de l’état entre conscience et inconscience, il tomba dans un état dans lequel la conscience des sensations et des idées avait entièrement disparu. Le vénérable Ānanda dit alors au vénérable Anuruddha : » Ô mon Seigneur, ô Anurudha, le Bienheureux est mort ! – Non ! Frère Ānanda, le Bienheureux n’est pas mort. Il est entré dans un état où les sensations et les idées ont cessé d’être !
Le Bienheureux, sortant de l’état dans lequel les sensations et les idées ont cessé d’être, entra à nouveau dans l’état qui se trouve entre conscience et inconscience. Puis, sortant de l’état entre conscience et inconscience, il entra dans un état d’esprit dans lequel rien n’est spécialement présent. Puis, sortant de cet état de conscience sans objet particulier, il entra dans l’état d’esprit où l’infinité de la pensée est seule présente. Puis, sortant de la simple conscience de l’infinité de la pensée, il entra dans l’état d’esprit dans lequel l’infinité de l’espace est seule présente. Puis, sortant de la simple conscience de l’infinité de l’espace, il entra dans le quatrième stade de la méditation profonde. Et, sortant du quatrième stade de la méditation profonde, il entra dans le troisième. Et, sortant du troisième stade de la méditation profonde, il entra dans le deuxième. Et, sortant du deuxième stade de la méditation profonde, il entra dans le premier. Alors, sortant du premier stade de la méditation profonde, il entra à nouveau dans le deuxième. Et, sortant du deuxième stade de la méditation profonde, il entra dans le troisième. Et, sortant du troisième stade de la méditation profonde, il entra dans le quatrième stade de la méditation profonde. Et, là, sortant du dernier stade de la méditation profonde, il expira immédiatementviii. »
Il se produisit alors un puissant tremblement de terre, terrible, effrayant, et tous les tonnerres du ciel éclatèrent… A ce même moment, le Brahmā Sahampatiix dit : « Tous, tous les êtres qui ont la vie, décomposeront Leur forme complexe – cette agrégation De qualités mentales et matérielles, qui leur donne, au ciel ou sur terre, Leur individualité fugacex ! …. »
Comment interpréter ces derniers moments du Bouddha, tels que rapportés par ses disciples ? Je propose l’explication suivante. Sa montée (ou sa plongée) vers des états de méditation de plus en plus élevés (ou profonds) ne devait pas lui être une expérience très nouvelle. Il pratiquait quotidiennement la méditation profonde, et avait souvent parcouru les divers stades qu’elle pouvait offrir. Mais, ce jour-là ne ressemblait à aucun autre. Arrivé au plus haut point de sa méditation (ou de ce que l’on pourrait aussi appeler son extase), cet état dans lequel « la conscience des sensations et des idées avait entièrement disparu », il décida, comme il l’avait fait de nombreuses fois auparavant, de redescendre vers son état de conscience habituelle. Mais, une fois redescendu au stade le plus bas, le premier stade, le Bouddha décida de ne pas revenir à la conscience « normale ». Tout cela était terminé pour lui. Il prit la décision consciente d’en finir avec cette vie. Il repartit donc dans sa quête méditative vers les deuxième, troisième et quatrième stades. Et au moment où il entra dans le cinquième stade, ce stade où l’esprit entre dans l’infinité de l’espace, il mourut (physiquement). Cela ne veut absolument pas dire que son esprit ne continua pas son envol vers des états supérieurs. Cela veut simplement dire que son esprit, ou sa conscience, décida de se séparer alors définitivement de son corps. Autrement dit, il avait décidé qu’il ne voulait plus être seulement un bouddha humain. Il voulait devenir un bouddha divin.
En effet, le bouddhisme (dans la tradition conservée au Népal) distingue nettement trois sortes de Bouddhas. Il y a les sages d’origine humaine, qui ont acquis par leurs efforts et leurs vertus le rang de Bouddha, et il y a une autre classe, supérieure, de Bouddhas dont la nature et l’origine sont divines. Les Bouddhas humains, nommés Mānutchi Buddhas, sont au nombre de sept. Le Bouddha Çākyamuni est le dernier venu de ces septxi. Les Bouddhas divins se nomment Anupapādakas, c’est-à-dire « sans parents », ou encore Dhyāni Buddhas, c’est-à-dire « Bouddhas de la contemplationxii ». Enfin, l’école théiste du bouddhisme népalais défend aussi l’idée qu’un Ādibuddha, ou « Buddha primordial », infini, omniscient, existant par lui-même, a créé les Dhyāni Buddhas, nommés aussi Pañtcha Dhyāni Buddhas, parce qu’ils sont au nombre de cinq (pañtcha). Chacun de ces Bouddhas divins reçoit en naissant une puissance de contemplation et de connaissance. Chaque Dhyāni Buddha donne naissance à un Dhyāni Bôdhisattva, qui est comme un fils à l’égard de son père. Ces Bôdhisattvas sont réputés être les créateurs de nos mondes (successifs), ce qui en explique le caractère essentiellement périssable. Trois mondes créés par les premiers Dhyāni Buddha ont déjà existé et ils ont disparu. Le monde dont nous faisons partie est le quatrième, étant l’œuvre du quatrième Bôdhisattva, nommé Avalôkitêçvara ou Padmapāṇixiii.
Une autre théoriexiv interprète différemment la même idée de tripartition entre les Bouddhas : chaque Bouddha possède trois natures distinctes, correspondant à trois mondes différents. La première nature est celle de l’être en soi, qui est un état absolument abstrait ; elle relève du premier monde, le monde du « vide », qui est aussi celui de l’Ādibuddha vivant dans le Nirvâṇa. La seconde nature est celle du Bouddha en tant qu’il est « manifesté » par le moyen de sa sainteté et de sa puissance ; elle appartient au deuxième monde, celui des Dhyāni Buddhas. La troisième nature est celle du Bouddha ayant pris une forme humaine; elle paraît dans le troisième monde : c’est le Mānuchi Buddha. Les trois mondes sont séparés, d’une façon conceptuelle, mais ils sont aussi éminemment intriqués. Les Bouddhas appartiennent donc à la fois aux trois mondes. Ils sont par essence infinis, et cette essence comprend les trois sortes de manifestation – la primordiale, la divine et l’humaine.
Le plus intéressant, pour de futures recherches, reste, à mon sens, la déclaration du Brahmā Sahampati, qui évoque la décomposition ou la désagrégation de tous les êtres composés, laquelle touche aussi le Bouddha Çākyamuni. Mais cette décomposition ne représente pas nécessairement l’extinction absolue de l’esprit du Bouddha, selon moi. Après tout, il reste d’autres états bouddhiques encore possibles, celui de Dhyâni Buddha et celui d’Ādibuddha. Comment savoir si Çākyamuni n’a pas eu en quelque sorte une promotion, et n’a pas continué d’aller, d’aller au-delà, d’aller toujours plus au-delà ?
Pour le savoir, il faut s’interroger sur la signification profonde du Nirvāṇa, ce qui fera l’objet d’un prochain article de ce blog.
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iLe moine bouddhiste Vasubandhu est l’auteur de l’Abhidharmakośabhāṣya, «Le Commentaire (bhāṣya) du Trésor (kośa) de l’Abhidharma », rédigé en sanskrit du 4e ou 5e siècle de notre ère. L’Abhidharma est un ensemble de textes bouddhiques écrits à partir du 3e siècle avant J.-C. – Abhi-dharma signifiant mot-à-mot : « à propos, abhi, de la Loi, dharma (laissée par le Bouddha) ».
iiAbhidharma kôça vyâkhyâ, f. 2 b du man. Soc. Asiat., cité par Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris , 1876
iiiDjina Alam̃kâra, poème pâli sur les perfections de Çâkya. Fol. 13 a, cité par Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris, 1876
ivLe titre en pāli,Mahā Parinibbāna Sutta, pourrait être traduit par « Le Livre de la Grande (Mahā) Extinction (Parinibbāna) » ou encore « Le Livre du Grand Nirvāṇa (Parinibbāna) ».
vTathāgata : « ainsi allé » (tathā, ainsi ; gata, allé). Un des principaux titres du Bouddha, par lequel il se désigne lui-même. Cette expression, assez obscure, peut recevoir nombre d’interprétations. Je la rapprocherais volontiers du célèbre Sūtra : « Allée, allée, allée au-delà, allée par-delà l’au-delà, l’Illumination (bodhi), – elle est bénie ! (svāhā). Elle est la Fin et le Cœur de la Sagesse Transcendante (prajñāpāramitā). » (Gate gate pāragate pārasaṃgate bodhi svāhā iti prajñāpāramitā hṛdayaṃ samāptam. Sūtra du Cœur)
viMahā Parinibbāna Sutta. Ch. III, 9. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.44
viiMahā Parinibbāna Sutta. Ch. III, 41-42. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.52
viiiMahā Parinibbāna Sutta. Ch. VI, 10-13. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.114-115
ixLe titre Sahâm̃pati, et en pâli Saham̃pati, est associé à celui de Brahmâ dans une expression du Thûpavamsa, l’histoire des Stûpas : Saham̃pati Mahâbrahmuṇâ âyâtchita dhammadesano, « celui que le grand Brahmâ Saham̃pati a prié d’enseigner la Loi. » La réunion des deux mots pati (maître, seigneur), et saham (pâli pour sahâm), génitif pluriel d’un nom dérivé directement du radical sah, se traduit par « le seigneur de ceux qui endurent, des êtres patients ». Brahmâ Saham̃pati est donc le souverain du Sahalôkadhâtu, c’est-à-dire du monde de la patience. (D’après Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris, 1876)
xMahā Parinibbāna Sutta. Ch. VI, 15. Ma traduction à partir de la traduction du pāli en anglais par T.W. Rhys Davids, The Book of the Great Decease. The Sacred Books of the East, Vol. XI, Oxford, 1881, p.115
xiDes sept Bouddhas, les trois premiers appartiennent à des âges antérieurs ; les quatre suivants ont paru dans notre monde actuel ; Çâkyamuni est le quatrième, et Mâitrêya doit lui succéder. (Cf. Sapta Buddha stôtra, dans Asiat. Res., t. XVI, p. 453 sqq. ) Le culte spécial rendu à sept Bouddhas pris parmi la foule innombrable des anciens Bouddhas se trouve dans le Bouddhisme népalais, mais aussi dans le Bouddhisme du Sud (Sri Lanka).
xiiCf. Eugène Burnouf. Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Paris, 1876
xiiiCf. B.H. Hodgson. Essays on the Languages, Literature and Religion of Nepal and Tibet. Londres, Ed. Trübner, 1874. Cf. aussi Hodgson, Quotes from original Sanscrit Authors, dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. V, p. 76, note.
xivM. Schmidt. Mém. de l’Acad. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 104 sqq. et 223 sqq.
Tout comme l’hébreu maqôm, la première acception du mot sanskrit लोक loká est : « lieu, emplacement ». De loká viennent le latin locus, l’anglais « location, local », le français « lieu, local ». Mais le sens de loká ne se cantonne pas au local, il s’élargit aussi au global et peut signifier « le monde, l’univers ; la terre »,et tout ce qui est « ici-bas ». Au pluriel, lokās désigne « l’humanité, la société ; les gens ; les affaires de ce monde », comme si l’ensemble des êtres humains constituaient autant de lieux singuliers (lokās). On se rappelle peut-être que la racine verbale de l’hébreu maqôm (le verbe qoum, « se lever, s’élever, venir, naître ») évoque différents types de mouvements dont on peut dire qu’ils s’originent localement, qu’ils s’ancrent dans un lieu. En revanche, la racine verbale de loká, लोक् lok, « voir, regarder, considérer, reconnaître » (le verbe anglais ‘to look’ vient de lok) semble se détacher du lieu, se projeter au loin et s’ouvrir à d’autres perspectives : par le moyen de la vision, du regard, de l’observation et de la connaissance, elle introduit une distanciation : le loká fait naître à l’esprit des mondes autres que locaux. D’ailleurs, dans la mythologie védique, l’univers tout entier se décline en sept mondes successifs, en sept lokás : il y a d’abord Bhūr-loká quidésigne la Terre, où vivent les hommes [nara], ensuite Bhuvar–loká, l’Entre-Ciel-et-Terre, qui est le lieu des hommes accomplis [siddha], puis Svar–loká, le Ciel, où demeurent Indra et les autres dieux [deva], puis Mahar–loká, un monde intermédiaire où habitent Bhṛgu et les sages [ṛṣi], Janar–loká, le lieu des renaissances et des fils de Brahmā, Tapar–loká, où résident les ascètes [vairāgin], et enfin Satya–loká, le lieu suprême, le lieu de la vérité, le loká même de Brahmā, où sont transportés tous ceux qui sont délivrés du cycle des renaissances. Pour faire bonne mesure, on retrouve la même structure avec les sept lokās des mondes souterrains : Atala, Vitala, Sutala, Rasātala, Talātala, Mahātala, et Pātālai. Il importe de souligner que tous ces lokás ne doivent pas être pris au sens géographique ou topologique, mais doivent s’interpréter comme correspondant à autant de niveaux de conscience (ou d’inconscience).
Comme on l’a vu précédemmentii, le maqôm hébreus’ouvrea priori à la possibilité que YHVH y « vienne », et en fasse un « lieu » pour sa Présence ou sa Gloire. Par un intéressant et radical contraste, dans la philosophie indienne, le mot sanskrit loká incarne et symbolise l’athéisme et le matérialisme. Les « matérialistes » sont désignés par le vocable lokāyata (littéralement : « ceux qui sont tournés vers le monde, le lokā ») et les athées sont appelés lokāyatikas. Un passage des Brahma Sūtras les décrit ainsi : « Les Lokayatikas nient l’existence d’un Ātman [le Soi, l’esprit] différent du corps. Ils affirment que la conscience est une simple production de la matière et que le corps est l’âme. Ils déclarent que la conscience n’existe que lorsqu’il y a un corps, car elle n’est nulle part expérimentée indépendamment du corps. La conscience n’est donc qu’un attribut ou une qualité du corps. Il n’y a pas d’âme ou de moi séparé de ce corps. L’homme n’est qu’un corps et la conscience lui est liée. La conscience est comparable à ce qui apparaît lorsque certains matériaux sont mélangés dans certaines proportions. La conscience en jaillit. D’ailleurs, aucune âme n’est trouvée après la mort du corps et, comme les deux sont présents ou absents ensemble, la conscience n’est donc qu’un attribut du corps, tout comme la lumière et la chaleur sont des attributs du feu. Étant donné que la vie, les mouvements, la conscience, les souvenirs, etc., sont considérés comme des qualités de l’Ātman par ceux qui soutiennent qu’il existe un Ātman indépendant du corps, mais ne sont observés qu’à l’intérieur des corps et non à l’extérieur, il est donc impossible de prouver que ces attributs se trouvent ailleurs que dans le corps, et il s’ensuit qu’ils ne peuvent être que des attributs du corps. Par conséquent, le Soi n’est pas différent du corpsiii. »
Ce bref exposé de l’idéologie des Lokayatikas dans les Brahma Sūtras ne pouvait rester sans réfutation. Le sūtra suivant s’en charge derechef : « L’âme est séparée parce que, même si le corps existe, l’âme disparaît. Les deux sont séparés tout comme le sujet et l’objet sont séparés. Le point de vue exprimé par l’opposant dans le sūtra précédent est certainement erroné, parce que la Caitanya (la conscience) ne peut pas être un attribut du corps, car nous ne trouvons pas de conscience dans un corps après la mort d’une personne. Cette conscience est donc un attribut de quelque chose qui est différent du corps, mais qui demeure [provisoirement] dans le corps. Il est impossible que le sujet et l’objet soient identiques. Le feu ne peut pas se brûler lui-même. L’acrobate ne peut pas se tenir sur ses propres épaules. La forme peut-elle sentir la forme ? Le son peut-il entendre le son ? Non. La conscience est éternelle, car elle est toujours faite de la même substance. Peut-on dire que la conscience est une qualité de la lumière, parce que la lumière est nécessaire pour voir les formesiv ? » Le mot loká est aussi à l’origine des expressions lokāyataṁetlokakkháyiká, qui désignent toutes les sortes d’apories interminables, ou de controverses portant sur des points absurdes, du genre : « Qui a fait le monde ? Le monde a été fait par tel ou tel. Les corbeaux sont blancs parce que leurs os sont blancs. Les cigognes sont rouges parce que leur sang est rouge. On applique le mot de lokakkháyiká à ce type de controversesv. » Un autre texte célèbre, le drame allégorique en six actes de Kṛṣṇamiśra, le Prabōdha Chandrōdaya (ce titre signifie : L’éveil spirituel de l’espritvi), fustige le lokāyata comme étant un système « dans lequel les sens seuls constituent l’autorité, dans lequel les éléments sont la terre, l’eau, le feu et le vent – mais pas l’éther (l’ākasa), dans lequel la richesse et la jouissance constituent les idéaux de l’homme, dans lequel les éléments ‘pensent’, dans lequel l’autre monde est nié et la mort est la fin de toutes chosesvii ». Le système des lokāyata, présenté par les Bṛhaspati-Sūtras, a été jugé par F. Max Müller comme étant « le système philosophique le plus non-orthodoxe, le plus athéiste et le plus sensualiste qui soit en Indeviii » . Les systèmes associés au concept de lokā n’ont certes pas une bonne réputation philosophique et religieuse en Inde… D’ailleurs, pour les Bouddhistes, c’est toute la philosophie elle-même qui est assimilée aux lokāyatas, en tant qu’y est seulement admise l’autorité d’une supposée connaissance, plutôt que celle de l’illumination… Dans le grand livre du canon bouddhiste, le Maha-Parinibbāna-Sutta (« Le Livre de la grande mort »), on lit ceci : « Lorsque le Bienheureux mourut, au moment même où il quittait l’existence, Brahmā Sahampati prononça ces mots : « Tous les êtres qui ont la vie doivent abandonner leur forme, cet agrégatix de qualités mentales et matérielles, qui leur donne, au ciel ou sur la terre, leur fugace individualité »x ! » Le mot samuccaya (« agrégat, assemblage ») traduit l’idée de la collocation temporaire (la mise dans le même lieu, dans le même lokā) de parties a priori séparées (khandhā), les diverses qualités mentales et matérielles qui donnent à chaque être (bhûto, qu’il soit homme, animal, dieu, fantôme, fée, ou quoi que ce soit d’autre) sa forme extérieure, visible, et son individualité. Le lokā ne s’entend pas ici comme un « lieu » dans le monde au sens habituel, mais incarne l’idée du « lieu » occupé et représenté par tel ou tel être dans l’univers bouddhique jusqu’à sa dissolution. Par son commentaire lors de la mort du Bouddha, Brahmā Sahampati apparaît donc comme un véritable Vibhajjavādī (c’est-à-dire qu’il montre qu’il suit la doctrine Theravāda et la « religion de la raison »)xi.
En ce sens, le lokā bouddhique n’est peut-être pas si éloigné du maqôm hébraïque. Mais celui-ci se sacralise par le « passage » de la gloire divine ou sa « présence », quand celui-là se sacralise par sa dissolution et son évanescence.
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iTiré de l’article loká, Gérard Huet. Dictionnaire Héritage du Sanskrit
iiiBrahma Sūtras. III,3,53. Ma traduction, à partir de la traduction anglaise du sanskrit par Śhrī Swāmī Śhivānanda. Tehri-Garhwal, 1949, p.612
ivBrahma Sūtras. III,3,54. Ma traduction, à partir de la traduction anglaise du sanskrit par Śhrī Swāmī Śhivānanda. Tehri-Garhwal, 1949
vCité par Robert C. Childers, dans son Pali Dictionary.
viLe titre de ce livre peut être considéré comme signifiant « L’aube de la lumière, ou la connaissance dissipant l’obscurité résultant de l’ignorance de l’esprit, causée par l’illusion de Maya ». Le mot chandrōdaya, de chandra, la lune, et udaya, l’aube, signifie « l’aube ou le lever de la lune ». Le mot « lune » peut être utilisé comme un symbole évoquant le Dieu qui préside à l’esprit, et parfois l’esprit lui-même. Prabōdha signifie « éveil » ou « connaissance ».
viiPrabōdha chandrōdaya, 27, 18, cité par F. Max Müller. The Six Systems of Indian Philosophy. New York, 1899, p. 130
viiiF. Max Müller. The Six Systems of Indian Philosophy. New York, 1899, p. 124
xMaha-Parinibbāna-Sutta. ch. VI §15. Ma traduction à partir de la traduction anglaise du pali par T.W. Rhys Davids. The Sacred Books of The East, Vol. XI. Oxford, 1881, pp.116-117.
La notion de lieu, éminemment concrète, chargée de vie et d’expérience, se distingue radicalement de celle d’espace, beaucoup plus abstraite, désincarnée. Trois articles de ce Blog y seront consacrés, avec l’étude successive et comparative du mot hébreu maqôm, du mot sanskrit loka et du mot grec topos.
Le mot « lieu » se dit מָקוֹם (maqôm) en hébreu. Ce mot est composé du préfixe ma– (qui s’emploie génériquement pour désigner l’idée de lieu), et de la racine verbale qoum (קוּם), « se lever, s’élever, naître, venir ; se tenir, résister, subsister, rester, persévérer, s’accomplir ». Littéralement, donc, maqôm signifie un lieu où quelque chose se lève, s’élève, se tient, vient (ou naît). Riche profondeur sémantique… C’est pourquoi, quand YHVH dit à Moïse : « Voici un lieu auprès de moi : tu te tiendras sur le rocheri », les questions surgissent nombreuses à l’esprit du chercheur…
Selon Maïmonideii, le mot maqôm s’applique à des « lieux », particuliers ou communs, mais s’utilise aussi métaphoriquement pour désigner le rang d’une personne ou le degré de son perfectionnement. On dit que telle personne est en tel « lieu » (maqôm), c’est-à-dire qu’elle est arrivée à tel niveau. Par exemple : « Il remplissait la place (maqôm) de ses pères en science ou en piété », ou encore : « La discussion reste à la même place », autrement dit au même degré de développement. Le verset : « Que la gloire de l’Éternel soit louée en son lieuiii » s’entend en ce sens, à savoir, selon le rang élevé que la Divinité occupe dans l’univers. Mais l’interprétation de ce verset demande d’y regarder de plus près. Elle ne se satisfait pas seulement de l’aspect métaphorique associé au « rang » divin. On peut en effet penser que le « lieu » de la gloire divine est aussi, en quelque sorte, sa « demeure » même. C’est d’ailleurs le sens du mot chekhina, qui signifie la « présence » de Dieu, et dont la racine verbale (chakhana) signifie « demeurer, séjourner ». Dans le contexte du verset cité, le prophète Ézéchiel ne reste précisément pas dans ce « lieu », ni n’y « demeure » : il est aussitôt « emporté » par l’esprit (« Et l’esprit m’emportaiv »), avant même de se rendre compte qu’il était dans le lieu de la gloire divine. Deux versets plus loin, cette formulation est répétée, avec l’ajout de l’idée d’ascension « Et l’esprit m’éleva en l’air et m’emportav »).
Maïmonide relie explicitement cette curieuse expérience d’ Ézéchiel avec un passage de l’Exode, rapportant la rencontre de l’Éternel avec Moïse : « Voici un lieu (maqôm) auprès de moivi ». Il souligne qu’il faut en percevoir le double sens (métaphorique et littéral), « c’est-à-dire un degré de spéculation, de pénétration au moyen de l’esprit, et non de pénétration au moyen de l’œil, en ayant égard en même temps à l’endroit de la montagne auquel il est fait allusion et où avait lieu l’isolement de Moïse pour obtenir la perfectionvii. » Le lieu qui est « auprès » de l’Éternel est désigné comme étant le rocher (tsour) sur lequel Moïse est invité à se tenir (natsav). « YHVH dit: « Voici un lieu auprès de moi : tu te tiendras sur le rocher ». Mais ce lieu privilégié (qui est « sur » le rocher) est provisoire. Moïse devra le quitter quand la gloire de YHVH passera. Alors il se cachera « dans » la fente ou le creux (niqrat) du rocher. Plus exactement, c’est YHVH qui le cachera dans ce creux, et qui, dans une volonté de protection redoublée, couvrira Moïse de sa main : « Puis, quand passera ma gloire, je te cacherai dans la cavité du roc et je t’abriterai de ma main (kaf) jusqu’à ce que je sois passéviii. »
On voit que la notion de « lieu » se trouve ici déclinée d’une triple manière. Il y a premièrement un lieu « sur » le rocher, où la Gloire de YHVH va bientôt passer et où Moïse se tiendra un instant, ensuite, il y a le lieu creux qui se trouve « dans » le rocher, où Moïse se cachera, et il y a encore un autre « creux », au sens métaphorique, celui de la main même de YHVH – laquelle offre le « creux » de sa paume (kaf), qui « abritera » Moïse, et s’interposera en quelque sorte entre la Gloire de YHVH et le creux du roc. Dans un article de ce Blog sur la métaphysique du « creux » ou du kaf, j’explique que le mot כֵּף kéf, similaire à kaf, à la vocalisation près, et de même provenance étymologique, signifie également ‘rocher, roc’, ce qui implique une proximité sémantique entre l’idée du ‘creux’ et celle de ‘rocher’. Certes, le ‘rocher’ dans le creux duquel Moïse est placé par Dieu (en Ex 33,22) n’est pas désigné par le mot kéf, mais par le mot tsour. Cependant, le simple fait que les mots kaf (‘creux’) et kéf (‘rocher’) aient la même racine verbale kafaf, « être recourbé, être creux », attire l’attention sur le fait que certains rochers peuvent d’autant mieux offrir un refuge ou une protection qu’ils offrent des anfractuosités creuses, et s’ouvrent comme des cavernes ou des grottes. La notion de « creux » n’évoque pas seulement une sorte de lieu, mais s’ouvre vers d’autres acceptions, beaucoup plus métaphysiques, comme celle de « pardon », et comme le laisse entendre l’idée de « couvrir » les fautes… Lorsque Dieu « couvre » Moïse de son propre kaf, s’expriment là, d’une part l’idée littérale de protection et d’abri, mais aussi, de façon sans doute plus subliminale, l’idée figurée de « couvrir » (kafar) les faiblesses de Moïse, ou ses péchés, afin de l’en purifier, afin qu’il soit admis à voir Dieu, ne serait-ce que « par-derrière ». Le verset suivant nous renseigne en effet sur ce qui se passe après le passage de la Gloire divine. « Alors je retirerai mon kaf, et tu me verras par-derrière, mais ma face ne peut être vueix. »
De ceci, il ressort que la notion de maqôm en hébreu n’est pas simplement « locale » ou « statique ». D’une part, elle cumule plusieurs couches de sens, à la fois littérales et figuratives, qui nouent ensemble, étroitement, plusieurs états du lieu : le lieu est aussi ce qui est « sur », « dans » et « par-derrière » le lieu en question, à savoir, ici, le rocher. D’autre part, l’idée de maqôm conjoint des idées franchement opposées, et même contradictoires : le lieu permet la manifestation (de la gloire) et il permet dans le même temps l’effacement, le recouvrement, l’enfouissement. Ceux-ci dénotent la nécessité de se « cacher », dans une recherche de protection, mais connotent aussi une possible recherche de miséricorde divine. La notion de maqôm introduit une dynamique du creusement, de l’approfondissement, d’ordre spirituel.
La géométrie du maqôm est en essence multidimensionnelle, fractale, et elle s’avère capable d’intriquer effectivement la sphère humaine et la sphère divine.
ivEz. 3, 12 : וַתִּשָּׂאֵנִי רוּחַ va-tissa’ni. « Et l’esprit m’emporta, et j’entendis derrière moi le bruit d’un grand tumulte : « Bénie soit la gloire de l’Éternel en son lieu! » »
vEz. 3,14 : וְרוּחַ נְשָׂאַתְנִי, וַתִּקָּחֵנִי Vé-rouaḥ nessa’at-ni va-tiqqaḥ-ni. « Et l’esprit m’éleva en l’air et m’emporta ». Le verbe nasa’ signifie « élever, emporter » aux sens littéral et figuré. Le verbe laqaḥ signifie « prendre », avec une grande variété de nuances.
Le grand Moïse Maïmonide a donné ce titre (L’origine de la barbarie) au chapitre 11 de la troisième partie de son Guide des égarés. On y lit ceci: « Des grands maux que les hommes s’infligent les uns aux autres, à cause des tendances, des passions, des opinions et des croyances, découlent tous d’une privation; car tous ils résultent de l’ignorance, c’est-à-dire de la privation de la connaissance. De même que l’aveugle, à cause de l’absence de la vue, ne cesse de se heurter, de se blesser et de blesser aussi les autres, quand il n’y a personne pour le conduire dans le chemin, de même les partis d’entre les hommes, chacun selon la mesure de son ignorance, s’infligent à eux-mêmes et aux autres des maux qui pèsent durement sur les individus de l’espèce humaine […] La connaissance de la vérité fait cesser l’inimitié et la haine, et empêche que les hommes se fassent du mal les uns aux autres, comme l’a annoncé le prophète, en disant: « Le loup demeurera avec l’agneau et le léopard se couchera avec la chèvre, etc., la vache et l’ours iront paître ensemble, etc., et le nourrisson jouera, etc. » (Is. 11,6-8). Il en indique ensuite la cause, en disant que ce qui fera cesser ces inimitiés, ces discordes, ces tyrannies, c’est que les hommes posséderont alors la vraie connaissance de Dieu. Il dit: « Ils ne feront aucun mal, aucun ravage, sur toute ma montagne sainte; car la terre sera remplie de la connaissance de Dieu, comme les eaux couvrent le fond de la mer. »(Ibid. v.9). Sache bien cela. »
Je lis aussi, au premier chapitre du Dhammapada (v.5), ces paroles du Bouddha: « Car la haine ne cesse à aucun moment par la haine; la haine cesse par l’amour, c’est là un vieil enseignement. » Il ajoute : « Le monde ne sait pas que nous en viendrons tous là, à la fin; mais ceux qui le savent, leurs querelles cessent immédiatement ».
Qui connaît le nom de la « montagne sainte »? A voir l’état des choses, l’ignorance couvre encore le monde, comme les eaux le fond de la mer.
Jephté traversa le Galaad et Manassé. Il voulait faire la guerre aux Ammonites, et remporter une victoire totale. Animé de l’esprit de l’Éternel, il fit un vœu : »Si tu livres en mon pouvoir les enfants d’Ammon, la première créature qui sortira de ma maison au-devant de moi, quand je reviendrai vainqueur des enfants d’Ammon, sera vouée à l’Éternel, et je l’offrirai en holocauste. » Jephté marcha alors sur les Ammonites pour les combattre, et l’Éternel les livra en sa main. Vainqueur, il rentra dans sa maison à Miçpé. Il vit alors sa fille venir à sa rencontre, en dansant au son des tambourins. C’était son unique enfant; en dehors d’elle, il n’avait ni fils, ni fille. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et s’écria : « Ah ! ma fille, tu m’accables !, c’est toi qui fais mon malheur ! Je me suis engagé, moi, devant l’Éternel, je ne puis m’en dédire. » Elle lui répondit : « Mon père, tu t’es engagé devant Dieu, fais-moi ce qu’a promis ta bouche, maintenant que l’Éternel t’a vengé de tes ennemis, les Ammonites. Seulement, ajouta-t-elle, qu’on m’accorde cette faveur, de me laisser deux mois de répit, afin que j’aille, retirée sur les montagnes, pleurer avec mes amies sur ma virginité. » « Va », dit-il. Et il la laissa libre pour deux mois ; et elle s’en alla avec ses compagnes sur les monts, où elle pleura sa virginité. Au bout de deux mois, elle revint chez son père, qui accomplit à son égard le vœu qu’il avait prononcé. Elle n’avait jamais connu d’homme. Et cela devint une coutume en Israël : d’année en année, quatre jours de suite, les filles israélites se réunissaient pour pleurer la mémoire de la fille de Jephté le Galaaditei.
Que nous apprend ce récit du Livre des Juges ? Le général en campagne fait tout pour obtenir la victoire sur l’ennemi, y compris des vœux imprudents. Tout cela se termine par le sacrifice de sa propre fille, qui l’avait accueillie joyeusement et en dansant, et qui, par cela même avait créé la condition de son égorgement, sur l’autel de l’holocauste. Son père ne manqua pas d’honorer son vœu sanglant. Il trouva même le moyen de faire reposer sur sa fille la responsabilité de sa mort (« Ah ! ma fille, tu m’accables !, c’est toi qui fais mon malheur !)…
Aucun lien, bien sûr, avec des événements contemporains. Mais ceux qui, dans quelque guerre actuelle ou à venir, accueilleront la victoire finale avec joie et en dansant, qui sait de quels terribles vœux, ils devront ensuite payer le prix ?
Elle raconta posément : « Je sortis de mon esprit. Dans la perte de tout ce qui était moi-même, de toute mémoire, de toute volonté, je restais égarée, confuse, abolie, mais, à ma grande surprise, je me trouvais d’une intelligence au-delà de toute intelligence. Je ne voyais rien, je ne savais rien, mais je comprenais tout. Je restai seule avec lui, un peu plus d’une demi-heure. Il se taisait. M’emmenant sur un point haut, il me montra ce qui semblait un lieu vraiment immense, un lieu des lieux, un espace si étendu que nulle quantité d’horizon ne suffirait à le contenir. Il y régnait un silence sidéral. On ne voyait que le ciel; la terre restait enfouie, comme effrayée, terrée, avec tout le visible et tout l’invisible. Un parfum puissant montait du sol. De l’encens, sans doute, ou du benjoin? Je ne sais. Des volutes lents formaient des diadèmes blêmes. Pour couronner l’absence? Les sens assez peu acérés, je me tins immobile, attentive. Je sentis une puissance incompréhensible palpiter en moi. Je compris qu’il fallait qu’elle croisse librement. Il me prit tout entière dans ses bras et me serra contre lui, de telle sorte que tous mes membres sentaient les siens. A ce moment, ses formes s’évanouirent, et je me fondis en lui, si bien que je ne pouvais plus le distinguer de moi. En moins d’une heure, il me sembla avoir dépassé l’expérience de longues années d’études. Peu après, la raison me revint, lentement, folâtrant de-ci de-là. Je restai étendue jusqu’à la fin du jour, ivre de merveilles, et comme enceinte d’indicible. »
– Détourne-toi de moi, et tu trouveras peut-être ce que tu as toujours cherché, ce pour quoi il te faudra aussi renoncer à tous les biens terrestres et célestes.
– Je vais te faire savoir ce que je veux. Je veux que tu sois prête à toutes les tribulations. Ne t’irrite pas, et ne te venge pas, ne fût-ce que par un clin d’œil. Puisque tu es un être humain, vis donc dans l’exil de la condition humaine. Je veux être vécu par toi dans toutes les joies de la terre. Il y a là-bas un arbre. Prends quelques feuilles et, de la fleur à son sommet, cueille un seul pétale.
Je m’éloignai, et je vis un vaste paysage. La luminosité de l’air prenait la couleur de toutes les pierres. Au centre des montagnes, s’ouvrait un abîme si profond, qu’il semblait, dans son effrayante obscurité, une sorte de fruit noir, ou une tempête dans un crâne.
À première vue, la conscience semble être constituée de tout ce qu’elle a conservé de vivant dans sa mémoire, les plaisirs, les peurs, les souffrances, les espoirs, les désirs, les croyances, et toutes les pensées présentes ou passées dont elle s’irrigue et se nourrit. Mais si tous ces souvenirs disparaissent, que devient-elle ? Qu’arrive-t-il à la conscience si elle se trouve soudainement vidée de tout contenu (conscient) ? Cette perte peut être relative, en cas de choc, de trauma ou de coma, ou totale, lors de la mort. Quand le cerveau meurt, que reste-t-il de ce monceau de morceaux de vie qui, auparavant, formait sa substance même ? Le contenu de la mémoire ne se dissout-il pas irrémédiablement, au fur et à mesure que les cellules du cerveau disparaissent ?
Des traditions variées, dans différentes cultures, sous toutes les latitudes et à toutes les époques de l’histoire humaine, attestent cependant que la conscience ne se résume pas au contenu mémorisé biologiquement dans les cellules du cerveau. La conscience semble en effet être en capacité de dépassement de ces limites biologiques. En d’autres termes, la conscience possède en puissance une profondeur propre, une essence intime, qui ne serait sans doute pas sans rapport avec ce que Freud ou Jung appelaient l’Inconscient. Cette conscience abyssale pourrait être interprétée comme une sorte de « conscience inconsciente », c’est-à-dire une conscience qui serait intermédiaire entre la conscience et l’Inconscient. Cette conscience intermédiaire se tiendrait en permanence (et métaphoriquement) ‘au-dessus’ ou ‘à côté’ de la conscience habituelle, mais sans jamais en être séparée, et se confondant même avec elle, la plupart du temps. On pourrait aussi l’appeler une méta-conscience, pour la distinguer conceptuellement de la conscience courante, sans toutefois vouloir a priori l’en distinguer formellement. La méta-conscience serait capable, cependant, de se détacher de la conscience habituelle, dans certains cas, par exemple lors de la phase du sommeil profond, ou bien pendant un coma ou une perte de connaissance, ou encore lors d’expériences faites aux limites de la conscience (dans les NDE ou EMI, les extases, les expériences mystiques…). La méta-conscience se distinguerait de la conscience habituelle en tant qu’elle serait, quant à elle, sans mémoire, sans pensée, sans désir et hors du temps, mais vigilante, et toujours présente au sein de la conscience. La présence de la méta-conscience pourrait être qualifiée de subliminale, c’est-à-dire qu’elle resterait en dessous des limites de la perception consciente, du moins quand la conscience habituelle serait pour sa part en éveil. En revanche, pendant d’autres états de conscience, comme l’état de rêve, de sommeil profond ou l’état dit turīyai, elle serait sans doute plus prégnante, affirmant son existence propre, et prenant la direction du soi. L’hypothèse de l’existence d’une méta-conscience, qui serait comme la conscience de la conscience, sa ‘fine pointe’, n’est pas gratuite. Elle repose, comme je l’ai dit, sur des témoignages innombrables émanant de toutes les traditions et de toutes les cultures. Mais ce qu’il est intéressant de considérer, ce sont les conséquences de cette hypothèse, et voir où elle mène.
On sait assez que la pensée (la pensée ‘consciente’) est fondamentalement limitée, malgré toutes les prouesses dont elle est capable (comme l’attestent dans l’histoire humaine, le développement des philosophies, des sciences, des arts, ainsi que toutes les réussites du genre Homo Sapiens dans son adaptation à la vie sur terre). Tous les savoirs que la pensée produit elle-même, ou qu’elle élabore à partir de l’expérience, sont donc, eux aussi, fondamentalement bornés. On conçoit que la conscience, en tant qu’elle est tissée de pensée et de mémoire, est, elle aussi, a priori relativement réduite, restreinte, cantonnée, enfermée. Il y a assurément dans le monde une infinité de choses que la conscience ne pourra jamais connaître, et dont elle ne soupçonnera même pas l’existence. On peut certes imaginer qu’elle rêverait de les connaître, ces choses infiniment inconnaissables, et qu’elle pourrait faire un effort spécial pour s’en approcher, si elle pouvait seulement supputer leur probabilité d’existence. Mais la conscience vit généralement sa vie consciente sans se préoccuper de tout ce dont elle n’a pas conscience, et encore moins de tout ce dont elle ignore absolument la probabilité d’existence. La conscience vit habituellement dans une certaine clarté, une lumière qui lui appartient en propre, mais qui l’enveloppe par là-même d’un profond brouillard, l’isolant et l’éloignant de tout ce qu’elle ne connaît pas et qu’elle ne pourra jamais connaître, en lui enlevant toute motivation pour le percer. Or, parmi les myriades de choses dont elle ignore tout, à commencer par le fait même qu’elles puissent exister, on peut supputer qu’il y en a qui sont parmi les plus fondatrices, les plus essentielles, les plus magnifiques, les plus étonnantes qui soient. On peut l’inférer de l’épaisseur même des mystères qui environnent de tout temps l’intelligence humaine, et qui semblent être là depuis la fondation du monde, formant la substance des grandes antinomies de la raison pureii. Il y a sans aucun doute un immense intérêt prospectif, pour la réflexion philosophique, de jauger la cohérence des prémisses que ces mystères impliquent, et aussi d’évaluer les conséquences de la « liberté au sens cosmologiqueiii » qu’ils dénotent. En effet, s’ils existent vraiment, quel infini dommage pour la conscience que de se voir inutilement privée de ces trésors ineffables, invisibles et inconcevables !
Ce sont là, à tout le moins, des hypothèses qui valent d’être posées, et méditées. Il est nécessaire et profitable d’échanger des idées sur ces questions fondamentales. Malgré les risques, les difficultés, il est utile et stimulant de les poser, particulièrement dans un monde qui va mal, qui titube, qui vacille sur ses bases, au point que l’avenir même de l’humanité semble aujourd’hui menacé. La corruption intellectuelle, morale et matérielle, gangrène le monde. Les esprits s’assèchent et rapetissent. Il y a peu de raisons d’avoir confiance dans un avenir qui se profile déjà, sous de sombres auspices. Inutile de rappeler la litanie des problèmes mondiaux. L’Occident perd à grande vitesse ce qui lui restait de crédibilité idéologique, politique, morale – et juridique, pour avoir trop longtemps voulu impunément tromper le reste du monde avec son hypocrisie et ses doubles standards, et pour avoir constamment renié dans la pratique ses idéaux (supposés). Quant au Sud, incorrectement dit « global », il n’a certes pas fini de souffrir de ses propres manques. Encore quelques dixièmes de degrés de réchauffement climatique, et la marmite humaine va réellement bouillir.
La question de l’évolution de la conscience (à l’échelle de l’humanité entière) n’est pas un luxe théorique, un passe-temps pour intellectuels oisifs. C’est en réalité la question essentielle, le principal enjeu du champ de bataille mondial, où s’affrontent déjà les forces qui définiront les prochains siècles, et orienteront l’humanité vers le pire, ou le meilleur ou même vers de nouvelles formes de médiocrité. Observons, pour commencer, que plus la conscience semble accumuler des savoirs, plus elle prend conscience qu’elle en sait de moins en moins. Elle découvre qu’elle ignore de plus en plus de choses au fur et à mesure qu’elle avance dans le domaine des connaissances. Il y a en effet, pour la conscience qui avance, cette constante prise de conscience qu’elle est entourée de toujours plus d’inconnu. Elle conçoit même, de plus en plus clairement, que cet inconnu pourrait se révéler être sans fin. J’admets que l’existence d’un infini inconnu ne peut être ni assurée ni démentie, on ne peut que la supposer, ou la conjecturer. Mais on peut aussi raisonner par l’absurde. Si l’on affirmait que le savoir a une ‘fin’, et que la connaissance sera un jour ‘complète’, alors il paraît évident que cette hypothétique assertion serait d’emblée positivement indémontrable, et, surtout, logiquement contradictoire. Elle contredirait en effet, notamment, les théorèmes d’incomplétude de Gödel, qui sont, quant à eux, logiquement démontrésiv…
L’infini inconnu, s’il existe, doit posséder un grand nombre, et même une infinité de dimensions. Cet infini, cette non-connaissance illimitée, dont on conçoit la crédible possibilité, ne peuvent pas être saisis par la pensée, laquelle est, par nature, intrinsèquement limitée, divisée, comme on l’a dit. Nous avons cette nette conscience des limites de la conscience, parce que nous avons aussi conscience des limites de notre conscience individuelle. Mais, si nous avions conscience de participer à la constitution d’une conscience totale, universelle, cosmique, nous aurions peut-être, alors, moins conscience de nos limites propres, et peut-être imaginerions nous que ces limites objectives sont aussi objectivement dépassables par la conscience cosmique, totale, toujours en genèse, et visant vraisemblablement à atteindre quelque transcendance lointaine, mais non hors de portée. L’humanité, on le sait, est constituée de plusieurs milliards d’individus, lesquels n’ont pas tous une claire conscience que « tout est un », et que leur conscience individuelle n’est en réalité qu’une simple goutte noyée dans l’océan total. La conscience océanique est certes ‘une’, d’un certain point de vue, mais chacune des gouttes qui la composent, chacun des embruns projetés par les vagues de conscience, tous se croient vraiment singuliers. Ils le sont sans doute, mais cette singularité est aussi ce qui contribue de façon décisive à la nature de la conscience totale. Celle-ci forme un tout indissociable, et pourtant elle est constituée de ces myriades de singularités qui continuent de croire en leur unique spécificité. Ces singularités ne voient cependant pas que, d’un point de vue plus élevé, elles représentent le chatoiement vivant, le murmure bruissant de la conscience totale. Leur multitude même invite à penser que leur ensemble, leur totalité, a vocation à se développer infiniment. Mais la pensée n’est pas bien équipée pour penser lucidement à de telles choses. Elle peut certes essayer de les concevoir, mais ces conceptions restent toujours en un sens abstraites. Elles sont pensables, mais elle ne sont pas vécues, ni charnellement, ni spirituellement. Malgré tout, il peut arriver que des conceptions issues de la pensée puissent être vécues, exceptionnellement, sur un mode mystique ou extatique, et donc d’une manière fort éloignée de la réalité habituelle. La pensée peut penser des singularités concrètes ou bien des généralités abstraites, mais elle ne peut guère saisir la totalité du pensable, puisqu’elle n’en représente elle-même qu’une infime partie. La pensée est bien incapable de se penser elle-même, en tant qu’elle est par avance perdue dans l’infinie totalité. Elle ignore cette perte même, cet égarement ontologique. Elle préfère toujours croire qu’elle est au moins présente à elle-même. Mais est-ce assez de penser cela ? Y a-t-il quoi que ce soit d’autre au-delà de la pensée ? Il ne s’agit pas ici de faire allusion à quelque Déité, ou à des entités transcendantes, ou encore à de tout autres êtres métaphysiques qui auraient leur propre mode d’existence. Il s’agit bien de rester ici sur le plan humain, et sur le plan des créatures. Je demande s’il existe, dans ce plan, des activités de l’esprit et de l’intelligence qui ne seraient pas de l’ordre de la pensée, mais qui se situeraient bien au-dessus d’elle (comme un indicible mouvement noétique, une nouvelle et inattendue conception, une soudaine intuition ou encore un désir fulgurant, foudroyant…). Je suis absolument certain que l’esprit existe, et qu’il vit, en tant que tel, indépendamment du cerveau. Ce dernier n’est qu’un instrument passager au service de l’esprit, un moyen de s’incarner dans ce corps, et d’entrer en contact avec la réalité de ce monde. Le cerveau biologique, dont le développement est, on le sait, épigénétique, vit essentiellement dans l’héritage de son passé et il se reconfigure sans cesse dans son présent. Mais il n’a aucun moyen de se connecter avec son lointain avenir, puisqu’il est matériellement limité à ce qu’il est, présentement, ainsi qu’à ce qu’il a été. L’esprit, quant à lui, n’est pas une substance biologique, il est immatériel et, de ce fait, il est essentiellement libre. Il est certainement non contraint ou limité par le cerveau. En revanche, comme le cerveau est conditionné par sa constitution biologique, par ses réseaux de cellules et de neurones, par ses hormones, sa relation à l’esprit est naturellement limitée. Le cerveau naît, vit et meurt dans le temps. L’esprit est indépendant du temps : il vit dans son propre espace, mais il n’a pas de rapport avec le tempsv. Il demeure en dehors du temps. Le temps, en revanche, fait partie des principales représentations du cerveau, et réciproquement, le cerveau se coule entièrement dans le mouvement du temps. La pensée (du cerveau) considère aussi l’espace, elle peut inventer différentes représentations de l’espace, diverses sortes d’espaces. Mais ces sortes d’espace n’ont rien à voir avec l’espace propre de l’esprit. L’esprit, d’ailleurs, est davantage un ‘lieu’ qu’un ‘espace’. Je renonce à faire ici un développement sur ces notions, dont rendent compte les mots makom en hébreu, topos en grec, locus en latin, et les mots sanskrits ākāśa, « espace, air, ciel », dont la racine vient de kāśa, « apparition, visibilité » et diś, « direction, sens, lieu », et qui nous mènent, c’est le cas de le dire, vers d’autres directions, et d’autres sens. Je reporte cela à un autre blog. Ce qui est sûr, c’est que la nuance entre espace et lieu importe beaucoup. Dans un espace nu, abstrait, tout reste à faire a priori. En revanche, dans un lieu, on peut d’emblée s’y installer, y habiter, y résider, puis s’y refonder, s’y sourcer ou s’y ressourcer. Dans l’immanence du lieu, dans son secret, l’esprit peut montrer sa puissance, sa transcendance. Restant dans son lieu propre, il peut aussi se révéler au cerveau, dans certaines occasions, par exemple lors d’une perception étincelante, une illumination, une extase, une vision, une révélation. Toutes ces expériences de l’esprit, ces expériences aux limites, sont en réalité hors du temps, elles ne sont pas des produits de la mémoire, ni de simples intuitions, ni le résultat de désirs, ou la concrétisation d’espoirs. Elles sont seulement des faits – bruts, instantanés, irrémédiables, inoubliables, indicibles, ineffables, éternels. Elles n’ont strictement rien à voir avec les schémas linéaires du temps et de la pensée. Elles appartiennent à la nature même de l’esprit, et sont la meilleure preuve de son existence propre, indépendante. L’esprit n’est donc pas une simple production du cerveau. C’est le contraire, en fait. Le cerveau est en partie une production de l’esprit. L’esprit peut agir directement sur la matière même du cerveau (les cellules, les neurones, les synapses, les hormones, etc.). Cette matière est, par essence, limitée, et la pensée est aussi, par essence, limitée. C’est pourquoi la pensée ne peut pas produire un changement en elle-même et par elle-même. En revanche, la pure énergie de l’esprit est capable de pénétrer et de moduler l’énergie limitée de la matière, et, par conséquent, de corriger certaines des limitations du cerveau.
On peut aussi affirmer que le cerveau est fondamentalement, structurellement, « ouvert », et tout à fait disposé à devenir un instrument docile de l’esprit, le moment venu – mais seulement quand il n’est plus occupé de lui-même, quand il n’est plus centré sur son propre fonctionnement. On peut se demander si le cerveau ne serait pas une sorte d’émetteur-récepteur radio qui pourrait émettre des signaux spécifiques, et en recevoir. Mais, faute d’entraînement, il aurait beaucoup de mal à capter distinctement des signaux d’une autre nature (une nature non cervicale, et non humaine) qui viendraient d’ailleursvi. Pourquoi une telle dissymétrie ? On peut seulement observer que le cerveau fonctionne assez correctement, mais dans une zone vraiment réduite, comme dans un réseau wifi de portée limitée. Quand le cerveau veut s’ouvrir à l’esprit, il faut impérativement qu’il commence par se taire. L’esprit a un besoin essentiel, vital, de ce silence. Le contact entre le cerveau et l’esprit ne peut s’établir que dans le silence. Dans ce silence, et si le contact a bien eu lieu, alors l’esprit peut venir et agir. Comment entendre cette action ? Il faut l’entendre dans le sens où le cerveau peut être intimement transformé par l’esprit, comme une fleur butinée peut être fécondée par une abeille. Tant qu’une personne se pense comme un être simplement séparé, elle n’a aucune chance d’établir un contact avec l’esprit. L’esprit vit, on l’a dit, dans son propre lieu et dans le silence. Il vit dans un lieu inconcevable pour la pensée. Dans ce lieu, que fait l’esprit ? Il médite. Sa méditation constitue une sorte de vie intérieure, essentiellement inconsciente. Elle n’a donc rien à voir avec un processus conscient, ou avec une pensée qui serait occupée de raisonnements, de logique ou de grammaire. Sa méditation est une lente éclosion, hors du temps, et elle a besoin dune ’attention permanente, vigilante. Elle ne cherche pas à advenir à la conscience, elle cherche à se fondre toujours plus profondément dans l’inconscient, où elle sait qu’elle a sa source. Le contrôle conscient de la pensée reste donc fort loin de ce que la méditation cherche, et qui se veut un total abandon à la liberté de ce qu’elle ignore, mais qu’elle devine.
L’effort ne sert pas la qualité de l’attention. La véritable attention requiert en revanche que l’ego s’efface, se retire, se cache, disparaisse à ses propres yeux. Là où il y a pensée, pesée, jugement, mesure, projet, sujet, objet, devenir, il n’y a pas de méditation. L’attention est la substance même de l’esprit. Elle constitue son lieu propre, et ce lieu est sans limites. Seul l’esprit peut pleinement habiter ce lieu qui n’a pas de limites. Dans cette illimitation, l’esprit possède un tropisme vers l’universel. Mais ce mot (universel) pose problème. Il y a un risque à associer à l’esprit l’idée d’universel. Ce risque vient des mécanismes mêmes du cerveau, et des structures induites par le langage humain et les grammaires qui le formatent. Le risque est que l’on en vienne à inférer l’existence de ce que certaines traditions appellent « l’Esprit » (avec sa forme de transcendance), à partir du concept d’esprit (dont la nature est d’abord immanente avant d’être possiblement transcendante). Parler de l’Esprit par un E majuscule, le fait entrer dans la longue litanie des traditions, et lui donne alors la consistance d’une idée, respectable sans doute, mais qui n’est qu’une idée, seulement une idée. Ce qui est véritablement important est d’entrer en contact avec cela (que l’esprit incarne et révèle), et non avec une idée (à savoir quelque idée de ce que l’esprit pourrait être ou n’être pas). On peut entrer en contact avec cela, seulement si l’ego se tait. Alors, viennent la beauté, le silence, l’au-delà du temps et de la mémoire. Viennent émotion et compassion. Et, de la compassion, l’esprit fait naître l’intelligence, laquelle peut agir dans le monde réel, par l’intermédiaire du cerveau. L’observateur (le moi, et son cerveau) devient, à sa propre surprise, l’observé, quand il réalise effectivement cela, quand il se résout enfin à éliminer tout conflit entre ce qu’il était et ce qu’il est appelé à observer, avant d’être invité à le devenir. Le cerveau n’est plus séparé de l’esprit, et tout conflit disparaît. Le cerveau cesse de lutter contre ce qu’il ignore depuis toujours, et le moi acquiert une énergie sans mesure. Il se connaît enfin dans son ignorance absolue. Il se connaît dans un apprentissage permanent de soi-même. Il ne se connaît plus par son passé, mais par ce qu’il pressent être son avenir. Se connaître, se pénétrer soi-même, se comprendre soi-même, est une chose très subtile, très complexe – mais formidablement, éminemment vivante. Veiller sur ce qui arrive, ce qui sourd en soi, est une merveille absolue.
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iTurīya (तुरीय)1 est un terme sanskrit qui signifie le quatrième état de conscience au-delà de ceux de veille, rêve et sommeil. Dans les différents courants de philosophie monastique hindoue, Turīya est un état de conscience pure. Il s’agit d’un quatrième état de conscience qui sous-tend et qui transcende les trois états de la conscience commune : l’état de veille, l’état de rêve, et le sommeil sans rêve (Wikipédia).
iiiLe déterminisme des phénomènes dans la nature peut coexister avec la « liberté pratique » des noumènes, indépendants des phénomènes. Cette liberté pratique est qualifiée par Kant de « libre arbitre ». Mais Kant pose également l’existence d’une autre liberté, la « liberté au sens cosmologique », qui est la faculté de commencer des séries de causes naturelles. La création même du monde ou du cosmos est l’expression de cette liberté cosmologique, qui s’exerce hors du temps naturel. Elle n’emprunte rien à l’expérience et elle ne peut être reproduite dans aucune expérience (humaine). Cf. Philippe Quéau . La liberté du choix.
ivKurt Gödel a établi en 1931 ses théorèmes d’incomplétude, lesquels prouvent, avec les moyens de la logique mathématique, qu’aucune théorie cohérente (au sens de la logique mathématique) ne peut démontrer sa cohérence avec ses propres principes.
vJiddu Krishnamurti et David Bohm. Le temps aboli. Presses du Châtelet, 2019, p.461
viCf. Jiddu Krishnamurti et David Bohm. Le temps aboli. Presses du Châtelet, 2019, p.455
« Il n’y a aucune nécessité à vivre avec la nécessitéi. »
Les penseurs, de tout temps, ont été divisés entre ceux qui font de la liberté le fondement de l’action et de la morale humaines, comme Épicure, Descartes, Kant, et ceux qui asservissent la « volonté » à une forme de déterminisme ou une autre, comme Démocrite, Empédocle, S. Paul, Spinoza, Diderot, Voltaire, et plus récemment Nietzsche, Marx, Freud ou Einstein. La réflexion sur le destin, la nécessité, la fatalité et la liberté a une longue histoire. Des philosophes de l’antiquité, des théologiens médiévaux ou des scientifiques modernes reprennent la thèse de la causalité parfaite : si l’on connaissait les positions initiales de toutes les particules de l’univers, il serait aisé d’en déduire l’évolution de l’histoire tout entière. Dans le camp opposé, peu nombreux furent ceux qui défendirent la liberté essentielle de l’homme. Épicure chez les Anciens, Origène dans les premiers siècles du christianisme, Anselme de Cantorbéry et Duns Scot au Moyen Âge, Jean de la Croix ou Descartes, parmi les premiers modernes. Comment comprendre la marginalisation de leurs idées en défense de la liberté de l’homme ? Dans son Traité du destin, Cicéron distingue deux écoles parmi les anciens philosophes. Il y a ceux qui pensent que tout arrive par le destin (le fatum). Et il y a ceux qui croient aux « mouvements libres de l’âme ». Depuis, rien ne semble avoir changé. Les penseurs contemporains eux-mêmes se divisent entre les partisans du déterminisme, comme Einstein ou Planck, les adeptes d’une essentielle liberté, comme Heisenberg.
Les stoïciens pensaient que si l’on ne peut changer le cours des événements, on peut au moins changer la représentation que l’on s’en fait. « Le destin guide ceux qui le veulent bien ; il entraîne ceux qui lui résistent » dit Sénèque. En acceptant sa destinée, le stoïcien s’unit à l’Esprit qui mène l’univers. Une des principales objections à la position stoïcienne était la question de la responsabilité morale. Si le destin nous prédestine, comment être tenus responsables de nos actes ? Il n’y a plus de vertu ni de vice, plus de louange ni de blâme possibles. Si le destin détermine tout, à quoi bon agir ? Tout est vain.
Face au stoïcisme, l’épicurisme se voulait une école de la liberté pure. En décrivant le clinamen, le léger écart des atomes lors de leur chute dans le vide, Épicure affirma que le hasard est au cœur du monde. En postulant, au fondement même de la réalité, l’existence sans cause de ce clinamen, Épicure sacrifiait le principe de causalité, niait l’existence du destin et assurait la liberté des hommes. Si les atomes eux-mêmes peuvent s’écarter sans raison de leur trajectoire, combien davantage les hommes peuvent revendiquer leur liberté ! La pensée d’Épicure était révolutionnaire. Elle s’opposait au conservatisme de Démocrite, qui avait inventé les atomes, mais qui arguait que leur mouvement était nécessairement déterminé par la nature.
Contre Épicure, Chrysippe réaffirma l’idée d’un déterminisme universel. Ces positions irréconciliables, on ne peut que constater leur permanence. Il y a ceux qui croient à la tyrannie du destin ou à la prédestination, et ceux qui croient à la liberté de l’âme et de la volonté. Les penseurs de l’Antiquité n’avaient pu trancher le problème de la liberté et du destin. On retrouve les mêmes antinomies, dans les débats des théologiens chrétiens, pendant les premiers siècles de notre ère, puis près la Réforme. La toute-puissance et l’omniscience d’un Dieu créateur étaient, d’emblée, difficiles à réconcilier avec la liberté des hommes. Le texte des Évangiles ne présente pas de thèse nette sur la question de la liberté et de la prédestination. S. Paul lui-même n’est pas non plus sans ambiguïté. Par exemple, il affirme l’idée de la prédestination de quelques élus au salut éternel, et la déchéance inéluctable de la « masse de perdition ». Il évoque la prédestination supralapsaire, « dès avant la fondation du mondeii. » Mais il évoque aussi le salut universel, et il prédit la métamorphose morale de tout un chacun. « Oui, je vais vous dire un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous, nous serons transformésiii. » Paul a sans doute été l’inspirateur de l’idée de prédestination chez Lutheriv. Mais il est aussi considéré par les adversaires de Luther comme un prophète de la liberté : « Car le Seigneur c’est l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la libertév». Les siècles se succédèrent ensuite, jusqu’au Moyen Âge, sans toutefois trouver de solution. Pour le comprendre, il est intéressant de revenir sur l’une des plus célèbres controverses du christianisme, commencée avec Augustin et Pélage, et se développant ensuite pendant des siècles, jusqu’au jansénisme et Blaise Pascal. Le problème était celui des rapports entre la liberté supposée des hommes et la grâce de Dieu. Pour Pélage, c’est le libre arbitre humain qui prédomine. Pour Augustin, c’est la grâce divine. Si la vertu, acquise par le mérite et les « bonnes œuvres », prédomine sur la grâce, alors la liberté de l’homme l’emporte. Si, à l’inverse, la grâce prime sur la vertu, les mérites acquis par l’homme ne valent rien ou presque rien, au regard de Dieu. L’Église adopta officiellement la thèse d’Augustin. Pélage fut déclaré hérétique, mais ses idées continuèrent leur influence profonde, en arrière-plan. Elles correspondaient aux idées des premiers Pères de l’Église : Origène, Tertullien, Ambroise, S. Jérôme, S. Jean Cassien, S. Jean Chrysostome, qu’on ne pouvait déclarer tous hérétiques. Il s’agissait de reconnaître la « coopération » entre la volonté de l’homme et la grâce de Dieu. C’est en limitant sa propre puissance et sa prescience que Dieu accorde leur liberté aux hommes. Il faut que les hommes puissent progresser par eux-mêmes. Le progrès des esprits, leur croissance, dépend de leur liberté. « La marque de la divinité, c’est la permanence et l’immuabilité. Celle de la créature, c’est la libertévi». Toute âme peut s’orienter vers Dieu, ou au contraire, s’en détourner. Augustin dit : « Dieu nous révèle clairement que l’homme est doué du libre arbitre de la volontévii ». Le libre arbitre est une puissance de l’esprit. La volonté vient de la volonté elle-même. Mais sans la grâce de Dieu, elle ne peut vouloir le bienviii. On en revient donc au déterminisme, puisque Dieu peut déterminer le mouvement même de la volontéix. La liberté ne peut rien par elle-même. Cette doctrine de la prédestination n’était pas connue avant Augustin. Il l’a extrapolée à partir des idées de S. Paul. En tout état de cause, c’était une innovation étrangère à l’esprit et à la lettre des Évangiles, qui ne la mentionnent pas. De fortes résistances se firent jour, particulièrement dans le sud de la Gaule. Les moines, qui dédiaient leur vie à l’obtention du salut par leurs mérites et par le choix d’une vie sainte, étaient troublés par l’idée de prédestination absolue, qui réduisait à néant le sens de leurs efforts. Saint Jean Cassien et Vincent, du monastère de Lérins, en étaient les chefs de file. Jean Cassien était disciple de Jean Chrysostome, lui-même disciple d’Origène. Faust de Riez, abbé de Lérins, déclara même que l’idée de la prédestination était blasphématoire, païenne, fataliste et qu’elle incitait à l’immoralité. Malgré tout, ces doctrines furent condamnées au concile d’Orange de 529, présidé par Césaire. Cependant, la controverse revint au premier plan au 9e siècle, avec le moine Gottschalk d’Orbais, qui défendait la thèse de la prédestination, et un autre moine, Hincmar, archevêque de Reims, qui s’y opposait. Gottschalk enseignait que Dieu ne veut pas que tous les hommes soient sauvés, et que le Christ n’est mort que pour ceux qui sont prédestinés à être sauvés. Hincmar soutenait au contraire que Dieu veut le salut de tous les hommesx. Le synode des Trois royaumes de Toucy (860) mit un terme à cette dispute, au dépens de Gottschalk. Plus tard, après le grand schisme d’Orient en 1054, l’Église orthodoxe adopta la doctrine soutenue par Jean Cassien et Vincent de Lérins, et refusa de suivre l’Église de Rome sur ces points.
La controverse continua dans le monde catholique pendant le Moyen âge. S. Bernard, dans son Traité de la grâce et du libre arbitre, se présente comme un adversaire d’Abélard, reconnaît l’existence du libre arbitre tout en soulignant que celui-ci doit coopérer avec la grâce : l’homme doit au moins consentir à son propre salut. Il doit coopérer aussi avec la raison. L’expression même de « libre arbitre » en témoigne : « Le libre arbitre est libre par le fait de la volonté, et arbitre par celui de la raisonxi ». Il y a donc liberté, mais une liberté de la volonté seule, n’obéissant qu’à elle-même. S. Bernard attribue à Dieu tout le bien qui est dans l’homme, à l’exception d’un seul moment de coopération, initié éventuellement par l’homme, lors du consentement du libre arbitre à accompagner la grâce.
Abélard estimait, en revanche, que la providence ne produit jamais rien de nécessaire. En disant : « Les futurs sont contingents plutôt que nécessaires : Dieu a prévu qu’ils adviendraient de telle sorte qu’ils puissent aussi ne pas advenirxii», Abélard affirmait la liberté.
Je terminerai cette revue des idées du Moyen Âge sur la liberté et la prédestination avec Thomas d’Aquin, le « docteur angélique », et Jean Duns Scot, le « docteur subtil ». Thomas d’Aquin dit clairement : « Il est nécessaire que l’homme ait le libre arbitre, par le fait même qu’il est doué de raisonxiii ». Sans le libre arbitre, les conseils, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains. Mais comment est-il compatible avec la volonté de Dieu ? La providence divine impose la nécessité à certaines choses ; mais pas à toutesxiv. Il y a « des causes nécessaires afin que les choses nécessaires se produisent nécessairement, et des causes contingentes pour que les choses contingentes arrivent de façon contingentexv. » Thomas admet donc que « Dieu prédestine les hommesxvi », mais il donne au mot prédestination le sens particulier de « conduire la créature raisonnable jusqu’à la vie éternelle ». La prédestination détermine tout, y compris la grâce et le libre arbitre.
Jean Duns Scot, comme son nom l’indique un écossais, suivit l’enseignement d’Anselme de Cantorbéry, selon qui Dieu a voulu que l’homme soit libre, que la raison humaine soit libre le choix et libre la volonté. La prescience de Dieu et le libre choix coexistent. D’où cette image : le libre arbitre et la grâce coopèrent pour le salut, tout comme l’homme et la femme coopèrent pour engendrer un enfant. Pour Duns Scot, le christianisme est une religion de la liberté infinie. Dieu veut qu’existent des créatures libres. Bien plus tard, Hannah Arendtxvii écrivit que personne avant Kant n’avait professé la liberté avec autant de ferveur que Duns Scot.
La Réforme
Les théologiens chrétiens s’étaient livrés, pendant des siècles, à des disputations sans fin. Puis vinrent Luther et Calvin. La violence du ton et la radicalité du jugement qu’ils adoptèrent subjuguèrent l’opinion dès l’aube de la Réforme. La prédestination absolue des élus et des déchus devint le nouveau dogme, caractérisant la nouvelle ère. Ce dogme fut jugé comme étant « l’axe essentiel de la Réforme » par l’un de ses meilleurs connaisseurs. La Réforme paraissait défendre la liberté ; celle de l’individu, celle de l’interprétation, celle du jugement. C’est donc un réel paradoxe que Luther et Calvin aient, dans ce contexte, imposé l’idée que l’homme est absolument ‘serf’ et son destin totalement prédéterminé par Dieu. Cependant, cette thèse de la servitude de l’homme passait mal aux yeux des humanistes du 16e siècle. Leur plus célèbre représentant, Didier Érasme, dans sa Diatribe, reprocha à Luther d’avoir « égorgé entièrement » le libre arbitre. Il voulait bien reconnaître qu’il fallait n’attribuer « que très peu au libre arbitrexviii », mais à ce « très peu », il tenait beaucoup. Il soutenait en somme une sorte de libre arbitre limité, et d’ailleurs inefficace sans l’assistance continuelle de la grâce. Mais ce « très peu » était beaucoup trop. Dans sa réponse, Luther le couvrit littéralement d’injures. Le livre d’Érasme était plein d’« immondices ». Le libre arbitre était un « pur mensonge », un « mot vide ». « Écraser Érasme, c’est écraser une punaise […] Je veux avec l’aide de Dieu, purger l’Église de son ordure », disait Luther. S’appuyant sur saint Paul, qui fut selon Luther le « destructeur invaincu du libre arbitre », il excluait la quasi-totalité de l’humanité du salut. En fait, « tous » les hommes sont perdus ! Par une grâce incompréhensible, quelques rares élus échappent à ce sort tragique. Les idées de Luther et de Calvin sur la servitude et la prédestination de l’homme frappaient leurs contemporains comme excessives. Mais comment ces idées outrancières avaient-elles pu se développer dans l’Europe de la Renaissance ? Comment expliquer la virulence d’une telle idéologie, qui se traduisit entre autres par des « guerres de religion » entre papistes et réformés ? Le dogme de la prédestination se répandit bien au-delà du luthéranisme ou du calvinisme. Le jansénisme témoigna de la pénétration de ces idées dans le catholicisme. Et, au 18e siècle, Diderot, d’Holbach ou Voltaire, traduisirent la notion de prédestination dans le langage matérialiste, à travers les lois de nature menant le monde. Pour les philosophes matérialistes, l’homme est esclave des lois de la causalité.
Rares furent les champions de la liberté de l’esprit qui continuèrent de relever le gant, comme Jean de la Croix, Campanella, Descartes, tous les trois nés au 16e siècle. Moine augustin, Luther avait déclaré sans complexe, en 1517, qu’il aurait mieux aimé « être Dieu lui-même, et que Dieu ne fût pas Dieu ». Moine, carme déchaux, Jean de la Croix prôna l’humilité et la vie cachée, tout en étant le poète de la « royale liberté de l’espritxix ». Il affirma que la liberté est la vie même de l’espritxx.
Tommaso Campanella, moine dominicain, fut un champion du libre arbitre, avec une approche originale. Il observa que la création a été tirée du néant ; elle est donc un composé d’être et de non-être. Elle « est » mais elle « manque » d’être, ce dont témoignent dans le monde toutes les formes d’Impuissance, d’Ignorance, et de Hainexxi, qui sont autant de failles, de béances. Ces manques marquent les limites du pouvoir, du savoir et du vouloir divins, sous les espèces de la Contingence, du Hasard et de la Fortune, qui sont autant de figures de l’absence de Dieu (kénose), mais laissant un espace de liberté à l’homme.
Quant à Descartes, il avait une conscience aiguë des limites de la raison humaine et de son impuissance à traiter de ce qui touche à la nature de Dieu. Dieu est incompréhensible parce qu’il est infini. Comment un esprit humain, fini et divisé, pourrait-il comprendre un Dieu infini ? Descartes prend pour point de départ la liberté infinie de Dieu. Il aurait pu concevoir un monde tout autre, où par exemple la somme des angles du triangle n’est pas égale à deux droits. Les vérités ne sont que des créations de Dieu ; il les a créées librement, et il reste libre vis-à-vis d’elles après les avoir créées. Il reste libre d’abolir d’anciennes vérités et d’en créer de nouvelles. Ceci s’applique aussi aux créatures. Toute créature est tirée du néant, et ne subsiste que dans la volonté permanente de Dieu. C’est pourquoi elle doit se considérer « comme un milieu entre Dieu et le néantxxii ». Venant du néant, la créature est « exposée à une infinité de manquements ». En revanche, il croit à son libre arbitre. Sa volonté n’est « renfermée dans aucunes bornes ». La liberté de son « franc arbitre » est « si grande » que c’est elle qui lui fait connaître qu’ « il porte l’image et la ressemblance de Dieu ». C’est le point capital : l’assimilation de la liberté humaine à la liberté divine. Dieu, en créant les hommes libres, il a voulu leur donner en partage une liberté aussi entière que la sienne.xxiii Dans son essence, la volonté humaine n’est pas inférieure à la volonté divine, puisque celle-là tire son essence de celle-ci. Évidemment, ma capacité de comprendre ou d’agir n’est en aucune façon comparable à celle de Dieu. Mais ma liberté est de même essence que la sienne. Dieu a donné la liberté à cette fin : l’infini. Être libre, c’est servir les fins infinies de Dieu.
Jean de la Croix, Campanella et Descartes restèrent de relatives exceptions. Les philosophies déterministes allaient désormais s’épanouir jusqu’à nos jours. Spinoza en est un bon exemple. Il avait 18 ans quand Descartes mourut. Il s’intéressa de près à la philosophie cartésienne, et lui consacra même un ouvrage. Il y cite la Quatrième méditation métaphysique, et reprend distinctement la thèse cartésienne, à savoir que « la volonté est librexxiv ». Mais, reniant peu après ce travail de jeunesse, il en vint à une opposition radicale aux idées cartésiennes sur la liberté, en prétendant en avoir « suffisamment montré la faussetéxxv ». Toute la nature et toutes les créatures sont entièrement déterminées par Dieu. La contingence n’existe pas. Les causes s’enchaînent les unes les autres, et remontent jusqu’à l’infinixxvi. Spinoza en déduit que les facultés de comprendre, de désirer ou d’aimer sont « absolument fictivesxxvii». La question de savoir s’il existe une volonté libre ou non n’a même pas besoin de se poser, dit-il dans son Court Traité, « la volonté n’est pas une chose qui existe dans la nature, mais une simple fictionxxviii ». Parler de liberté, c’est « rêver les yeux ouvertsxxix » ! Ces thèses de Spinoza sont d’autant plus frappantes que, dans un de ses ouvrages beaucoup plus temporels, le Traité de l’autorité politique, écrit pour soutenir l’État libéral des Provinces-Unies contre la réaction orangiste et les menées calvinistes, Spinoza prend le contre-pied direct de la conception politique du calvinisme. Il y présente une idée de l’homme, libre, maître de son esprit. « Je déclare l’homme d’autant plus en possession d’une pleine liberté, qu’il se laisse guider par la raison. […] La liberté en effet, loin d’exclure la nécessité de l’action, la présupposexxx. » Contradiction ? Non, Spinoza affiche une conception paradoxale de la liberté : « Je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité », écrit-il dans sa Lettre à Schuller. La nécessité prime avant tout : les choses créées sont toutes « déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminéexxxi. » Dieu lui-même suit la nécessité de sa propre nature. C’est dans la conscience de cette nécessité, reconnue, acceptée, pensée, comprise, que l’homme peut trouver une forme de liberté. Notre liberté réside dans l’acceptation de notre nécessité. La « vraie liberté » est « l’existence stable qu’obtient notre entendement par son union immédiate avec Dieuxxxii ».
Le cas Kant
Il est temps d’évoquer Kant, le grand philosophe, allemand et idéaliste, qui s’opposa d’emblée au scepticisme radical de l’anglais Hume, lequel ne pouvait, selon lui, que conduire à la « ruine de tout savoir ». Il dit que l’erreur fondamentale de Hume était de traiter des objets de l’expérience comme s’ils étaient des choses en soi. Pour Kant, les objets de l’expérience ne sont que des phénomènes. À la différence des choses en soi, les phénomènes peuvent être liés entre eux, lorsqu’ils font partie d’une même expériencexxxiii. De cette liaison, Kant déduit le concept de causalité. Mais la question demeure : quelle est la cause de la volonté ? Kant observe, dans la Critique de la raison pure, que l’homme est toujours plongé « dans un état d’oscillation perpétuel » devant des antinomies fondamentales (les grandes questions existentielle). Le 3e de ces antinomies est : est-ce que la volonté humaine est libre ou la liberté est-elle une illusion du moi ? Mais dans la Critique de la raison pratique, Kant il prend parti: « Le concept de la liberté forme la clef de voûte de tout l’édifice du système de la raison pure ». L’homme possède une liberté « transcendantale », sans laquelle l’esprit ne serait qu’un « mécanisme », un « automaton materiale » ou un « automaton spiritualexxxiv», et sa liberté « ne vaudrait guère mieux que celle d’un tourne-broche ». Les esprits, que Kant appelle des « noumènes », sont essentiellement libres. Liberté et déterminisme représentent les deux pôles opposés de la 3e antinomie de la raison purexxxv, qui s’énonce ainsi : D’un côté, les lois de la nature ne peuvent expliquer tous les phénomènes du monde. En particulier, elles ne peuvent expliquer l’existence de la nature elle-même. Il faut admettre qu’il y a d’autres lois ou d’autres causes dans le monde que celles relevant de la nature elle-même. Ces causes doivent être capables de commencer par elles-mêmes de nouvelles séries de phénomènes, et sont donc absolument spontanées. C’est cette spontanéité qui révèle l’existence de la « liberté transcendantale ». D’un autre côté, on peut aussi dire : « Il n’y a pas de liberté. Tout arrive dans le monde uniquement suivant les lois de la nature. » Les deux moments de cette antinomie (la thèse de la liberté transcendantale d’un côté, et l’antithèse du déterminisme de la loi causale, de l’autre) reviennent à reconnaître deux espèces de causalité, la causalité suivant la liberté, et la causalité suivant la nature. Le déterminisme des phénomènes dans la nature peut coexister avec la « liberté pratique » des noumènes, indépendants des phénomènesxxxvi. Cette liberté pratique est qualifiée par Kant de « libre arbitre ».
Kant pose également l’existence d’une autre liberté, la « liberté au sens cosmologique », qui est la faculté de commencer des séries de causes naturelles. La création même du monde ou du cosmos est l’expression de cette liberté cosmologique, qui s’exerce hors du temps naturel. Elle n’emprunte rien à l’expérience et elle ne peut être reproduite dans aucune expérience (humaine). Le déterminisme du monde sensible, qui s’applique aux phénomènes, coexiste donc avec un espace de liberté qui est le règne des noumènes, le règne de l’intelligible, où se déploie la raison. Cet espace de liberté et de raison a pour raison d’être : le souverain bien.
Kant est conscient de la difficulté de ses conceptions. Il reconnaît que l’idée transcendantale de la liberté est « la vraie pierre d’achoppement de la philosophie ». L’idée d’une causalité surgie de nulle part est difficile à accepter. À l’inverse, si on la nie, peut-on se contenter de remonter de cause en cause, à l’infini ? Pour Kant, les noumènes (les esprits) sont les seules choses réellement existantes, les seules « choses en soi ». A la différence des noumènes, les phénomènes n’ont qu’une réalité « trompeuse ». Les phénomènes ne sont que de simples représentations. L’homme en tant que noumène ne s’oppose pas à l’homme en tant que phénomène. Ce dernier se fonde dans le premier. L’idéalisme kantien se présente donc comme un dualisme, celui de la liberté nouménale et du déterminisme phénoménal. Les causes intelligibles, nouménales, spirituelles, sont libres, mais elles produisent des effets, des phénomènes, qui obéissent aux nécessités de la nature. C’est la solution de Kant pour résoudre la 3e antinomie : liberté et nature, chacun dans son sens parfait, se rencontrent, et coopèrent, sans conflit.
L’homme est aussi noumène. Il a un esprit, un « caractère intelligible », et il est en possession de la raison. La raison n’est pas elle-même un phénomène et n’est nullement soumise aux conditions du monde sensible. Non soumise à la loi de la nature, elle est libre. Étant inconditionnée, il ne faut pas demander pourquoi la raison se détermine ainsi et pas autrement : il n’y a pas de réponse possible à cette question. « Nous ne pouvons, quand nous jugeons des actions libres, que remonter jusqu’à la cause intelligible, mais pas au-delà ». Nous pouvons reconnaître que cette cause intelligible est libre, sans l’expliquer. Nous pouvons savoir que nous sommes libres, c’est-à-dire indépendants du déterminisme phénoménal, mais nous ne pouvons pas nous connaître comme essence libre. Une fois admise une réalité intelligible existant par elle-même, et située en dehors du champ de la sensibilité, s’ouvrent de nouvelles questions. Quelle est la raison d’être de ce monde des esprits, et des intelligibles ? Qu’est-ce qu’implique la transcendance de la loi morale ? Dans cette recherche, la raison spéculative ne sert à rien. Kant dit : « Je soutiens que tous les essais d’un usage simplement spéculatif de la raison, sous le rapport de la théologie, sont entièrement infructueux et qu’ils sont nuls et sans valeur ».xxxvii Mais alors, que peut viser la raison spéculative, si elle est sans valeur en théologie ? « Le but final auquel se rapporte, en définitive, la spéculation de la raison concerne trois objets : la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieuxxxviii ». Mais Kant avertit qu’il est vain de spéculer sur ces questions. En revanche, l’importance de ces questions reste indéniable, et même essentielle pour l’ordre pratique.
La Critique de la raison pure avait analysé la libre raison. La Critique de la raison pratique a attaqué le problème de la liberté pratique, « le problème le plus insolublexxxix ». D’un côté, la loi morale exige la liberté, car l’autonomie de la volonté est le principe nécessaire de toutes les lois morales. D’un autre côté, la loi morale s’impose à la volonté comme la finalité qu’il faut atteindre. Il n’y a pas de contradiction si la raison accepte de se soumettre librement à la loi morale. Le monde des phénomènes est entièrement asservi à la causalité naturelle et au déterminisme des lois de la nature. En revanche, il n’y a pas de causalité dans le monde de l’intelligible et des noumènes. C’est un monde de « liberté xl». La volonté est donc à la fois « libre » et « déterminée ». La liberté de la volonté et la nécessité de la loi morale coopèrent en vue d’une seule fin, le souverain bien. Sans la liberté, « la conduite de l’homme dégénérerait en un pur mécanisme, où, comme dans un jeu de marionnettes, tout gesticulerait bien, mais où l’on chercherait en vain la vie sur les figures ».
Comme noumène, l’homme est véritablement lui-même. Dans le monde sensible, au contraire, l’homme n’est plus que le phénomène de lui-même. Notre volonté et notre intelligence constituent notre véritable moi. Cela ne veut pas dire que tout soit clair quant à l’articulation de ce moi avec le monde des phénomènes : le mystère reste entier. Même si nous ne comprenons pas la nécessité de l’impératif moral, « nous comprenons du moins son incompréhensibilité, et c’est tout ce qu’on peut exiger raisonnablement d’une philosophie qui cherche à pousser les principes jusqu’aux limites de la raison humaine ». Il faut comprendre qu’il n’y a rien dans ces mystères que nous puissions un jour comprendre. Alors, l’homme est-il une marionnette dont Dieu tire les moindres fils ? Si l’homme était une marionnette ou un automate, il ne serait plus qu’un moyen. Or Kant dit que l’homme n’est pas un simple moyen. L’homme est une fin en soi. L’homme est sujet de la loi morale. Les deux Critiques kantiennes, la pure et la pratique, séparent l’une et l’autre la nature et la liberté. Mais cette séparation n’est pas un antagonisme. La nature, ou le phénomène, coexiste simplement avec le noumène, qui est inconnaissable et libre. La nature est déterminée. Mais la chose en soi est libre. Le déterminisme de la nature ne s’oppose pas à cette liberté, il se fonde en réalité sur elle. L’esprit, « libre » en tant que noumène, est invité à renoncer (librement) à cette liberté, pour se mettre au service du règne des « fins ». Quoi qu’on pense de la philosophie de Kant, on peut reconnaître au moins qu’il a voulu surtout libérer la puissance critique de l’esprit humain.
Liberté et déterminisme au 20e siècle
Force est de constater au 20e siècle l’emprise du déterminisme sur les esprits les plus divers, de Freud et Jung à Einstein et Planck. Pour Freud, l’homme est soumis à des excitations internes, des pulsions indépendantes de sa volonté. Il jouit d’une certaine liberté d’action extérieure, mais éprouve son impuissance à agir sur ses pulsions internes. Elles s’imposent à lui, comme une fatalité qu’il ne peut fuir. Il ne les contrôle pas, et elles le déterminent. Ce sont les pulsions qui dominent le moi, à toutes les étapes du développement psychique. Dans cette analyse, les pulsions jouent le rôle fondamental. Elles sont « souveraines », dit Freud, elles « investissent » le moi, elles « déterminent » nos actions et notre volonté, elles « imposent » son activité au sujet. Ce n’est pas le moi qui « aime » ou qui « hait », c’est la pulsion. Pour Freud, « l’on pourrait, à la rigueur, dire d’une pulsion qu’elle « aime » l’objet vers lequel elle tend pour sa satisfaction ».xli Le moi est complètement déterminé par les pulsions, et les pulsions sont elles-mêmes déterminées. Le moi n’a guère de marge de liberté, entre les contraintes internes de la biologie, les contraintes externes de la réalité et les contraintes intemporelles de l’« économie » libidinale. Le moi conscient est assurément soumis à l’inconscient. L’inconscient, séparé, est indépendant de la conscience, comme s’il s’agissait d’une « autre personnexlii ». En fait, l’inconscient éclate bientôt en mille états divers, en une infinité de consciences mobiles, correspondant à autant de processus psychiques indépendants les uns des autresxliii. La séparation du conscient et de l’inconscient n’est pas une simple métaphore : Freud fait l’hypothèse d’une localisation « anatomique » des processus psychiques, et d’une « séparation topique des systèmes Ics et Csxliv ». En revanche, il n’y a aucune détermination temporelle des processus inconscients, et ceux-ci n’ont aucun lien avec la réalité. Freud définit l’inconscient comme étant intemporel, séparé de la réalité, indépendant, indifférent à toute influencexlv.On pourrait d’ailleurs soutenir que l’inconscient est au conscient, pour Freud, ce que le noumène est au phénomène, pour Kant. Serait-ce que l’inconscient est libre, et la conscience déterminées ? En tout cas, Freud considère que le libre arbitre n’est qu’une « illusionxlvi ». Du mythe d’Er, Freud fait une lecture contraire à celle de Platon. On choisit son destin selon son désir, mais en réalité ce désir, ce choix, est lui-même déterminé. On croit choisir, mais nos désirs sont déjà liés.
Quant à Jung, il pense, comme Freud, que la structure de la psyché est fondamentalement polarisée. Il appelle cette polarisation de l’esprit la « problématique des contraires », et il pense qu’elle se généralise dans les champs religieux et philosophique. Cette polarité fondamentale de la psyché est une menace pour l’unité de la personnalité, qui se trouve écartelée entre diverses « paires d’opposés »xlvii. Comme Freud, Jung donne un rôle suprême à l’inconscient. Il l’identifie d’ailleurs à Dieu lui-même. « Je préfère le terme d’ « inconscient », en sachant parfaitement que je pourrais aussi bien parler de « Dieu », ou de « démon », si je voulais m’exprimer de façon mythiquexlviii. » Ce « Dieu », omnipotent et omniscient, doit nécessairement se vider de lui-même (la « kénose »), s’il veut laisser une place à l’hommexlix. Mais, après la kénose, c’est encore Dieu, ou le « démon » intérieur, qui détermine l’homme l. Pour Jung, la psyché est incapable de voir en elle-même, de voir ce qui la détermineli. Elle est condamnée à observer les manifestations psychiques de ce daimon, de cet archétype, de cet « objet absolu » qui s’exprime, mais qu’elle ne comprend pas. C’est lui le véritable sujet, qui conditionne et influence la vie. « En d’autres termes, ce n’est pas l’homme personnel, mais l’archétype qui s’exprimelii. » Pour Jung, comme pour Freud, l’homme est « contraint », « enchaîné » . Il n’est pas libre. Cette négation de la liberté, les neurosciences l’ont reprise aujourd’hui à leur compte.
Dans le cadre de la physique quantiqueliii, deux camps s’opposent, là encore. Les uns soutiennent la thèse de la causalité rigoureuse. Elle est le fondement même de toute recherche scientifique. Le hasard n’est pas une option. Il y a une loi universelle à laquelle tout se rapporte. « Dieu ne joue pas aux dés », a dit fameusement Albert Einstein. Max Planck tint à peu près le même discours : « Le postulat d’un déterminisme absolu, s’étendant même à ce qui touche à la volonté humaine et la morale, n’en reste pas moins, ici comme partout ailleurs, la condition indispensable de la recherche scientifiqueliv. » Il n’hésite pas à appliquer ce pricipe aux plus grands génies humains. « L’esprit de nos plus grands maîtres, l’esprit d’un Kant, d’un Goethe, d’un Beethoven, au moment même de ses plus hautes envolées et de ses élans spirituels les plus profonds, les plus intimes, subissait les contraintes de la causalité et n’était qu’un instrument aux mains de la toute-puissante et universelle loilv. » Dans l’autre camp, Heisenberg et les membres de l’école de Copenhague, Niels Bohr, Pascual Jordan, Max Born, soutinrent qu’il faut renoncer à l’idée d’une causalité stricte. Les relations d’incertitude, dites de Heisenberg, entraînent, en un certain sens, une inexactitude de principe dans toute opération impliquant une observation ou une mesure. Ils en déduisent que le rôle de la causalité dans l’univers doit être mis en question.
Pour les partisans du déterminisme, la loi de la causalité devait s’appliquer à tous les niveaux et régir tout l’univers. Ils proclament la puissance universelle de la loi causale, son caractère absolu, mais sans pour autant renoncer au libre arbitre. Libre arbitre et déterminisme ne sont pas nécessairement incompatibles et devraient pouvoir coexister. Il suffit de considérer que la causalité stricte et la libre volonté appartiennent à des ordres différents. « À mon avis, dit Planck, il n’y a pas la moindre contradiction à admettre simultanément l’existence d’une causalité stricte et l’existence d’une volonté humaine libre. Le principe de causalité, d’une part, et le libre arbitre, d’autre part, sont en effet des questions de nature essentiellement différente […] Affirmer que l’homme est doué du libre arbitre, c’est, tout simplement, dire qu’il a le sentiment d’être libre. Rien de tout cela ne s’oppose à ce que les motifs qui le poussent à agir soient parfaitement connus d’un esprit idéallvi. » Un « esprit idéal », celui d’une divinité « omnisciente » par exemple, serait seul capable de dépasser la contradiction entre causalité objective et liberté subjective. On voit que la solution proposée par le physicien Planck est d’essence métaphysiquelvii. Il n’y a pas de place pour le hasard, selon Planck. « Si nous étions en situation de suivre le mouvement de chaque molécule séparément, nous trouverions la preuve que les lois dynamiques s’y appliquent exactement. » Cela se généralise au domaine psychique. « Tout phénomène psychique dépend, selon des lois déterminées, d’un phénomène physique correspondantlviii ». La chaîne causale qui lie la physique et le psychique est stricte et rigoureuselix. Mais seul un « esprit idéal » peut connaître les conditions initiales et les conditions aux limites. Cette rigueur causale s’étend même aux plus profonds mouvements spirituels de l’humanitélx. Planck conclut, comme Kant, que la « véritable liberté » consiste dans l’asservissement volontaire à la loi moralelxi. Nous voilà revenus à la théologie et à la foi. Ce qui avait commencé par un débat épistémologique sur le hasard et la nécessité, semble déboucher, pour les physiciens Einstein ou Planck, sur l’hypothèse métaphysique d’un « esprit idéal ». Quelle est la place du libre arbitre de l’homme dans un tel monde ? Elle est fort limitée.
Face aux positions de Max Planck et d’Einstein, l’école de Copenhague se distingua par une très profonde remise en cause des modèles scientifiques et philosophiques qui prévalaient depuis Descartes. Heisenberg, dans son livre, Physique et philosophie, montre que la physique quantique n’est plus en phase avec le « matérialisme » de la science du 19ᵉ siècle. Il affirme que le matérialisme, le positivisme et l’empirisme, sont incompatibles avec les résultats de la physique quantique. Par exemple, les particules élémentaires ne sont pas réelles, au sens d’objets matériels. Ce ne sont pas des « objets », ce sont essentiellement des idées, des concepts, des représentations mathématiques. Heisenberg montre que la physique quantique donne expérimentalement raison aux points de vue idéalistes d’Anaximandre, de Pythagore et de Platon contre le matérialisme de Démocrite. Il accuse d’ailleurs Einstein, qui avait fortement critiqué les idées de l’école de Copenhague, de revenir à cette « ontologie matérialiste » dont il estime que la physique quantique a prouvé l’inanité. Celle-ci ne peut en aucune façon être positiviste, car la connaissance du monde actuel est nécessairement incomplète, ne serait-ce que parce que l’observateur introduit une interaction nécessaire avec la nature observée, la modifiant ainsi irrémédiablement. D’ailleurs, à la même époque, en 1931, Kurt Gödel avait démontré ses théorèmes d’incomplétude, lesquels prouvent, avec les moyens de la logique mathématique, qu’aucune théorie cohérente (au sens de la logique mathématique) ne peut démontrer sa cohérence avec ses propres principeslxii.
Heisenberg fit enfin la remarque décisive que toute explication du monde repose in fine sur le langage. Or celui-ci n’a jamais qu’une validité limitée, puisqu’il est élaboré par l’homme pour ses propres besoins. La séparation homme/nature ou moi/monde est un effet du langage. La séparation cartésienne esprit/matière est une « simplification outrancière ». Tous les dualismes conceptuels, celui de la matière et de la forme (Aristote), celui de la matière et de l’esprit (Descartes) ou celui de la matière et de la force, se trouvent invalidés par les résultats de la physique quantique. Heisenberg se livre donc à une critique fondamentale de l’empirisme introduit dans les Temps modernes, et qui devait connaître son âge d’or avec le matérialisme et l’utilitarisme du 19ᵉ siècle. En fait, tout revient au bout du compte à la question du langage. Or Heisenberg estime qu’il est impossible pour la raison d’arriver à une vérité absolue, car les mots utilisés sont mal définis. Par exemple, les mots « existence », « espace » ou « temps » restent trop vagues. D’une manière générale, on ne peut pas savoir avec quelle précision nos concepts reflètent effectivement la réalité. Car chaque concept n’est vraiment opératoire qu’à l’intérieur d’une zone limitée de validité. De cela, il ressort que ce ne sont pas les langages formels ou mathématiques qui peuvent nous aider à comprendre le monde, étant donné leurs limites intrinsèques.
Qu’en résulte-t-il sur la question de la liberté ? Heisenberg réfute explicitement la thèse déterministe selon laquelle les processus physiques et chimiques du cerveau pourraient expliquer les phénomènes psychologiques. La théorie quantique exclut complètement cette hypothèse, selon lui. C’est là donner un argument de poids en faveur de la liberté, quel que soit le sens qu’on lui donne. On pourrait conclure qu’aujourd’hui, dans les premières décennies du 21e siècle, le principe de Heisenberg et l’indéterminisme structurel de la physique quantique, sont de bons équivalents métaphoriques du clinamen d’Épicure. Quant à savoir si le principe de Heisenberg reflète bien la nature même des choses, ou s’il n’est qu’une conséquence des contraintes de l’expérimentation et des limites intrinsèques de nos représentations, c’est là une question qui reste ouverte. Autrement dit, le principe d’indétermination s’applique-t-il à la réalité ou seulement à ce que l’on peut savoir sur elle ? Il n’y a pas de réponse sûre à cette question. Car ce qui est sûr, c’est que toute réponse éventuelle se ferait nécessairement à l’aide du langage naturel. Or celui-ci reste fondamentalement imprécis, mal défini, vague, – ce qui offre encore un refuge à la liberté.
Que retenir de ces millénaires de controverses ? Que nous apprennent les querelles qui opposèrent Démocrite à Épicure, S. Paul à Origène, Augustin à Pélage, Hincmar à Gottschalk, Bernard de Clairvaux à Abélard, Thomas d’Aquin à Jean Duns Scot, Luther à Érasme, Calvin à Molina, Spinoza à Descartes, Hume à Kant, Schopenhauer à Hegel, Max Planck à Heisenberg ? On peut commencer par remarquer que le clivage entre les deux familles d’esprit qui s’opposent ainsi, depuis toujours, fait système. Ceux qui ont pris position en faveur de la liberté de l’âme font aussi part de leur confiance dans la raison humaine, dans sa valeur universelle, et ils développent une forme d’optimisme. À l’opposé, les partisans du serf arbitre ont tendance à critiquer la raison pour ses limites, son impuissance fondamentale. Ils font aussi preuve d’un pessimisme acerbe et désenchanté quant à la nature humaine. Entre la nécessité et la liberté, se trace une ligne globale séparant deux systèmes, deux visions du monde foncièrement opposées.
Une seconde remarque est que cette question philosophique mène inévitablement vers des considérations théologiques et métaphysiques. Il est convenu de dire que la Réforme ouvrit symboliquement le temps de la modernité. Or Luther jugea que la raison humaine est par nature impuissante, et que le libre arbitre n’existe pas. Les « Lumières » modernes, avec leur matérialisme, leur positivisme, leur déterminisme, ont continué sur cette ligne. Comment expliquer ce choix idéologique ? Par la rationalité d’une raison impuissante ? Ce serait là une cuisante contradiction, n’est-ce pas ?
Le message des origines du christianisme était celui de la « bonne nouvelle », la vie éternelle, le salut pour tous. Dès sa proclamation, cette « bonne nouvelle » avait été relativisée par les interprétations du paulinisme et de l’augustinisme. Un millénaire et demi plus tard, la Réforme mit fin, en quelque sorte, à l’utopie christique des origines. Les idées de salut universel et de monde meilleur n’étaient plus que des chimères et des fictions. Seul existe désormais l’individu, seul importe en fait l’individu élu, c’est-à-dire choisi et prédéterminé par Dieu, et seul est réel ce qui est utile à cet élu. C’est ainsi que s’éclaire le rôle « moderne » de la Réforme. La prédestination prônée par Luther et Calvin établit un rapport « nécessaire » entre individualisme, élection divine et déterminisme. L’individu est entièrement prédestiné par Dieu, ou bien, ce qui revient au même, il est déterminé par une myriade de processus déterministes.
Que faire alors ? Pour se libérer, faudrait-il éradiquer tout l’héritage de l’Église, ainsi que celui de la Réforme, et d’ailleurs de toutes les « théocraties » ? Pour Ernest Renan, c’est en effet la « théocratie » qui a tué la liberté : « Le Moyen Âge, règne du christianisme, de l’islamisme et du bouddhisme, est bien l’ère de la théocratie. Le coup de génie de la Renaissance a été de revenir au droit romain, qui est essentiellement le droit laïque, de revenir à la philosophie, à la science, à l’art vrai, en dehors de toute révélation. Qu’on s’y tienne. Le but suprême de l’humanité est la liberté des individus. Or la théocratie, la révélation ne créeront jamais la liberté. La théocratie fait de l’homme revêtu du pouvoir un fonctionnaire de Dieulxiii ». Mais si on tue Dieu, il ne reste que la matière, laquelle est aussi déterminée…
Devant la permanence, à travers les siècles, de cette coupure philosophique, religieuse, mais aussi politique et sociale entre liberté et déterminisme, on en vient à se demander si elle ne serait pas surtout l’indice d’une fracture profonde dans l’âme humaine même. Kant avait diagnostiqué la présence d’« antinomies » dans la raison. La question de la liberté et de la nécessité, qui forme la troisième antinomie kantienne, est selon lui logée à la racine même de notre esprit. Kant a laissé entendre qu’il n’était pas possible de la résoudre par le seul moyen de la philosophie. Il a aussi laissé entendre que la dialectique de la nécessité et de la liberté correspond à celle de la présence et de l’absence de Dieu. Si Dieu est présent, et infini, il est donc infiniment présent, et l’homme est alors infiniment asservi à sa toute-puissance et son omniscience. Si, au contraire, Dieu s’absente ou s’éclipse, s’il se cache ou s’il meurt, on peut penser qu’il laisse alors une place à la liberté de l’homme, au risque de laisser aussi place au mal. On pourrait aussi imaginer un Dieu qui veuille rester en retrait, un Dieu discret, un Dieu qui veuille ne pas tout vouloir, ne pas tout prévoir, ne pas tout pouvoir, afin de donner une véritable liberté à ses créatures. N’est-ce pas là ce qui est donné à entendre lorsque Dieu « se repose » de sa création, le 7ᵉ jour ? N’est-ce pas pour laisser plus de place, plus de liberté à la créature ?
On voit que, décidément, la question de la liberté possède un angle essentiellement métaphysique.
La liberté de choisir
Ce sont les esprits les plus métaphysiques, les grands mystiques, qui ont, d’ailleurs, le mieux exprimé l’idée de la liberté de l’âme. Marguerite Porète : « Cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre, suprêmement libre, à sa racine, en son tronc, en toutes ses branches et en tous les fruits de ses brancheslxiv. » Hadewijch d’Anvers : « L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer de ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme, en retour, est la voie de la liberté, vers ce fond de l’être divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme lxv». Jan van Ruysbroeck ; « Il te faut élever ta puissance d’entendement au-delà de la raison, là où resplendit le rayon du soleil éternel. C’est lui qui t’éclairera et t’enseignera toute vérité. Et cette vérité te rendra librelxvi. »
Si l’on se tourne vers l’Inde, on trouve des formules analogues : « Ce n’est pas la possession de la vérité qui est le but suprême du sage indien : c’est la délivrance, la conquête de la liberté absolue. […] Se ‘délivrer’ équivaut à forcer un autre plan d’existence, à s’approprier un autre mode d’être, transcendant la condition humaine […] un mode d’être non-conditionné, et c’est la délivrance, la liberté absoluelxvii. »
Catherine de Gênes, s’adressant à Dieu, lui dit : « Vous anéantissez vos amants en eux-mêmes, puis vous les refaites libres d’une vraie et parfaite liberté en vous; et ils demeurent maîtres d’eux-mêmeslxviii. » De cette liberté, que faire ? Elle explique : « Considère donc, ô homme, quelle est la force et la puissance de notre libre arbitre ; il contient en soi les deux choses les plus extrêmes et les plus contraires, — à savoir ; la mort ou la vie éternelle, et il ne peut être forcé de personne, s’il ne le veutlxix. » Il s’agit de la liberté du choix entre la mort ou la vie, l’être ou le néant, et cette liberté esr celle de l’espritlxx. Il est vain et illusoire de rechercher la liberté dans le monde ou la nature. La liberté est, par nature, libre de toute nature, de toute essence. Ce qu’il y a de nature dans un être humain ne peut donc être la source de sa liberté. La liberté est un phénomène essentiellement spirituel, et ne peut donc pas être confondu avec la question du libre arbitre. L’homme trouve sa liberté, non dans l’exercice de sa volonté ou de son libre arbitre, mais dans l’effort de sa conscience, dans l’aspiration par laquelle la conscience veut se dépasser sans cesse. La liberté vient de l’intérieur de la conscience, elle est issue de la profondeur du moi. Être libre, c’est vivre en lien avec cette profondeur insondable, c’est être soi lié avec soi-même. L’homme doit, par principe, pouvoir être libre contre Dieu lui-même, et son esprit doit pouvoir rester libre à l’égard de sa propre nature, et à l’égard du monde. Si sa liberté était limitée, bridée, il ne serait en dernière analyse qu’une marionnette, un automate, un robot. La liberté de l’homme est prééminente, suréminente. La liberté de l’esprit est si éminente, si immense, si grandiose, qu’elle ne se conquiert que progressivement par la conscience. Elle a vocation à devenir totale, à pénétrer de sa substance l’univers tout entier. Pour être vue, elle suppose un embrasement de l’esprit. Une extase, même. Mais embrasement et extase ne se rencontrent pas souvent. C’est dans la liberté que repose le principe même de l’être. Ce principe est lié à la substance même de la vie, à ce que la vie contient d’irrationnel. La liberté se conjoint intimement à l’infini, elle est tissée de l’abîme infini qui précède l’être et la vie. Et nier la liberté revient à s’asservir au fini.
La liberté est un grand mystère, le mystère de la profondeur infinie qui s’ouvre à l’esprit. Quant à l’homme, sa liberté lui ouvre en puissance sa possible divinisation, mais elle lui permet aussi d’anéantir en lui toute idée du divin. Tout ou rien. Il faut choisir. Il faudra nécessairement, mais librement, choisir… Être ou n’être pas. On est libre de notre choix.
iiEphésiens 1:4-6. « C’est ainsi qu’il nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs de Jésus Christ. ».
ivPaul présente d’ailleurs des traits de semi-pélagianisme, bien peu luthériens. Pélage croit à l’importance des œuvres pour le Salut, alors que Luther croit que tout est prédéterminé par la grâce de Dieu : « Chacun recevra son propre salaire selon son propre labeur. Car nous sommes les coopérateurs de Dieu » 1 Corinthiens 3 : 8-9
xx« La volonté est libre. (…) Un acte de la volonté n’est tel qu’autant qu’il est libre ». La Nuit obscure, II,13,3
xxiLa Contingence (contingentia) rompt l’enchaînement causal, qui est l’instrument du pouvoir de Dieu. La Contingence est ce qui échappe au pouvoir de la Nécessité (necessitas). Le Hasard (casus) contrecarre la Fatalité (fatum). Il se soustrait donc à la prescience divine. Il reste sourd à ce que Dieu a « déclaré ». La Fortune (fortuna) contrarie l’Harmonie (harmonia). Brisant l’harmonie universelle voulue par Dieu, la Fortune déjoue l’ordre du monde. Ces trois « manques », la Contingence, le Hasard et la Fortune, sont autant de limites à la toute-puissance divine. Ce sont ces limites qui rendent possible la « liberté » de l’homme, en l’affranchissant de la nécessité, en lui épargnant la fatalité, et en lui donnant un rôle dans la construction de l’ordre du monde. Contingence, hasard et fortune sont les expressions concrètes de ces divers « manques ». Mais ils sont aussi l’expression visible d’une possible liberté pour l’homme. Cf. Campanella. Métaphysique, Livre VI, Ch. 12, art 1. cité in Léon Blanchet. Campanella. 1964.
xxiii« Et en effet dès que Dieu voulait me donner la volonté, il ne pouvait me la donner moindre que celle que je découvre en lui, (…) puisque sa nature est telle qu’on ne lui saurait rien ôter sans la détruire. Ma volonté considérée formellement et précisément en elle-même est donc infinie comme celle de Dieu et c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte son image et sa ressemblance » Principes philosophiques, cité par E. Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie.
xxivSpinoza, De la philosophie de Descartes. Appendice contenant les Pensées métaphysiques, 2ème partie, Ch. 12
xxvSpinoza, Éthique, 5ème partie, De la puissance de l’entendement ou de la liberté humaine
xxviiSpinoza, Éthique, 2ème partie, Scolie de la Proposition 48
xxviiiSpinoza, Court Traité, ch. 16, De la volonté
xxixSpinoza, Éthique, 3ème partie, Proposition 2 :« Et tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot agir en vertu d’une libre décision de l’âme, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts. »
xxxSpinoza, Traité de l’autorité politique, ch. 2, 11
xxxv Kant. Critique de la raison pure, 3ème conflit des idées transcendantales.
xxxvi« La liberté dans le sens pratique est l’indépendance de la volonté par rapport à la contrainte des penchants de la sensibilité. (…) Il y a dans l’homme un pouvoir de se déterminer de lui-même, indépendamment de la contrainte des penchants sensibles. » Critique de la raison pure.
xxxviiCritique de la raison pure, Ch. 3 L’idéal de la raison pure, 7ème section
xxxviiiCritique de la raison pure, II. Théorie transcendantale de la méthode. Canon de la raison pure
xxxixKant. Critique de la raison pratique, Livre premier.
xlKant parle certes de « cause nouménale », mais c’est une métaphore : la causalité nouménale n’est pas comparable à la causalité opérant dans le monde sensible. « Le concept d’un être doué d’une volonté libre est celui d’une causa noumenon et ce concept ne comporte aucune contradiction. Mais c’est un concept vide. » Ibid.
xliiS.Freud , Métapsychologie. L’inconscient. « Il faut dire que tous les actes et toutes les manifestations que je remarque en moi et que je ne sais pas relier au reste de ma vie psychique doivent être jugés comme s’ils appartenaient à une autre personne et que l’on doit les expliquer en leur attribuant une vie psychique. »
xliiiIbid. « L’analyse indique que les processus psychiques latents individuels, que nous inférons, jouissent d’un haut degré d’indépendance réciproque, comme s’ils n’étaient pas en relation les uns avec les autres et ne savaient rien les uns des autres. Nous devons donc être prêts à admettre en nous, non seulement une seconde conscience, mais aussi une troisième, une quatrième, peut-être une série infinie d’états de consciences, qui nous sont tous inconnus et qui ne se connaissent pas les uns les autres. »
xlivS.Freud , Métapsychologie. L’inconscient. Freud note l’inconscient Ics et le conscient Cs.
xlvIbid. « L’Ics possède une indépendance et une indifférence à toute influence presque incroyables. ». « Les processus du système Ics sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps […] Pas davantage les processus Ics n’ont égard à la réalité. Ils sont soumis au principe de plaisir ; leur destin ne dépend que de leur force et de leur conformité ou non-conformité aux exigences de la régulation plaisir – déplaisir. »
xlviS. Freud. L’inquiétante étrangeté. « On peut faire endosser au double toutes les possibilités avortées de forger notre destin auxquelles le fantasme veut s’accrocher encore et toutes les aspirations du moi qui n’ont pu aboutir par suite de circonstances défavorables, de même que toutes les décisions réprimées de la volonté qui ont suscité l’illusion du libre arbitre »
xlviiEn conséquence, la psyché est condamnée au relativisme. Elle ne peut atteindre la vérité. « La psyché ne peut s’élancer au-delà d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle ne peut établir le statut d’aucune vérité absolue ; car la polarité qui lui est inhérente conditionne la relativité de ses affirmations. Nous ne sommes simplement pas en état de voir par-delà la psyché ». C.G. Jung – Ma vie, Ch. 12, ‘‘Pensées tardives’’
xlixIbid. « La représentation de Dieu que se fait couramment l’homme chrétien, est celle d’un père omnipotent, omniscient, tout de bonté, et Créateur du monde. Si ce Dieu veut devenir homme, une formidable kenosis (évacuation) est bien certainement indispensable pour réduire la totalité divine à l’échelle infinitésimale de l’homme. »
l« En moi, il y avait un daimon qui, en dernier ressort, a emporté la décision […] Il me fallait toujours suivre la loi intérieure qui m’était imposée et qui ne me laissait pas la liberté de choix […] Comme personnalité créatrice, on est livré, on n’est pas libre, on est enchaîné et poussé par le démon intérieur. » Ibid. Ch 13 ‘’Rétrospective’’
li« Plus je suis devenu vieux, moins je me compris et moins je me reconnus, et moins je sus de moi […] C’est comme si j’éprouvais le sentiment d’être porté. J’existe sur la base de quelque chose que je ne connais pas. » Ibid.
liiiMax Planck, Initiation à la physique, ch. 7. « L’hypothèse des quanta contredit les postulats les plus fondamentaux de la physique classique. Il s’agit d’une véritable subversion des idées. »
lvMax Planck, Initiation à la physique, ch. 7. « L’hypothèse des quanta contredit les postulats les plus fondamentaux de la physique classique. Il s’agit d’une véritable subversion des idées. »
lvii« Le principe de causalité ne peut pas plus être prouvé qu’il ne peut être réfuté : il n’est donc, à proprement parler, ni vrai ni faux. C’est un principe heuristique, un guide, et à mon avis, le guide le plus précieux que nous ayons pour explorer le chaos si touffu des événements qui ont lieu dans la nature ». Ibid.
lixIbid. « Il se forme ainsi par l’entrelacement des motifs et des actes une chaîne sans fin de phénomènes successifs dans la vie de l’esprit et chaque anneau de cette chaîne est soudé au suivant tout aussi bien qu’au précédent, par une causalité rigoureuse. »
lxIbid. « Plus la science a pénétré profondément et en détail dans la genèse même des grands mouvements spirituels de l’histoire mondiale, plus clairement elle a toujours mis en lumière la causalité qui les conditionne, leur dépendance des facteurs qui les précèdent et les préparent. »
lxiIl estima cependant que la physique quantique avait sérieusement ébranlé la conception que l’on se faisait classiquement de la causalité et de la nécessité. Il appela à revoir en profondeur l’idée même de « loi naturelle » ou de « relation causale ». Il admit que vouloir définir l’essence de la causalité était une « naïveté » ou même une « pure folie », car c’est une notion qui est, au fond, hors de la portée de l’intelligence humaine. On peut constater des coïncidences de faits, ou bien leur succession dans le temps, laissant supposer des liens de causalité. Mais cela ne nous permet pas de comprendre effectivement quelle est la nature profonde de ces liens. De plus, nous sommes obligés de constater que la prévision des événements du monde sensible est toujours entachée d’incertitude, même si les lois naturelles de l’univers sont toujours déterminées par une causalité stricte. La physique quantique poussa d’ailleurs fort loin les implications du « principe d’incertitude ». Mais l’interprétation de ce principe varie considérablement chez les physiciens eux-mêmes. Selon les indéterministes, nous ne connaissons un phénomène qu’autant que nous le mesurons et toute nouvelle mesure est, par là même, une nouvelle action causale, c’est-à-dire une nouvelle perturbation, ce qui démontre l’incertitude irréductible de toute mesure. Les déterministes rétorquent que cela ne prouve pas l’indéterminisme intrinsèque des lois de la nature, mais seulement un certain indéterminisme lié à leur observation. Ce qui est essentiel, disent-ils, c’est que « la grandeur caractéristique des ondes matérielles, la fonction ondulatoire, est complètement déterminée, pour tous les temps et pour tous les lieux par les conditions initiales et par les conditions aux limites ».
lxiiLes théorèmes d’incomplétude de Gödel sont deux célèbres théorèmes de logique mathématique, publiés par Kurt Gödel en 1931 dans son article « Sur les propositions formellement indécidables des Principia Mathematica et des systèmes apparentés ». Ils ont marqué un tournant dans l’histoire de la logique en apportant une réponse négative à la question de la démonstration de la cohérence des mathématiques posée plus de vingt ans auparavant par le programme de Hilbert. Le premier théorème d’incomplétude établit qu’une théorie cohérente, suffisante pour y démontrer les théorèmes de base de l’arithmétique, est nécessairement « incomplète », au sens où il existe des énoncés qui n’y sont ni démontrables, ni réfutables (un énoncé est « démontrable » si on peut le déduire des axiomes de la théorie, il est « réfutable » si on peut déduire sa négation). On parle alors d’énoncés « indécidables » dans la théorie. Le second théorème d’incomplétude traite le problème des preuves de cohérence d’une théorie : une théorie est « cohérente » s’il n’y a aucune formule P telle que P et sa négation non-P, également notée ¬P, soient toutes deux prouvables à partir des axiomes de la théorie. On peut ainsi construire un énoncé exprimant la cohérence d’une théorie dans le langage de celle-ci. Si la théorie est « cohérente », le second théorème affirme que cet énoncé ne peut pas en être une conséquence, autrement dit: « une théorie cohérente ne démontre pas sa propre cohérence ». (Source Wikipédia)
lxivMarguerite Porète. Le Miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel. 2021, Ch. 85 p.157
lxvLettre XVIII, l. 73-78. Traduction dans Nova et Vetera, Fribourg, 1952, n.4, p.295. Cit. par J.B. Porion, in Hadewijch d’Anvers. Écrits mystiques des béguines, Seuil, 1954, p.47
lxviJan van Ruusbroec. Les sept Clôtures. Écrits, I. Trad. Dom André Louf. Abbaye de Bellefontaine, 1990, p.116
lxviiMircea Eliade . Le Yoga. Immortalité et Liberté. Payot. 1954. p. 16
lxviiiCatherine de Gênes. Dialogues. In La vie et les œuvres de sainte Catherine de Gênes. Ed. Tralin, 1913, p.336
lxixCatherine de Gênes. Dialogues. In La vie et les œuvres de sainte Catherine de Gênes. Ed. Tralin, 1913, p.131
lxxCf. Nicolas Berdiaev. La Liberté de l’esprit. 1933
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