Des étincelles dans la nuit


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Les Oracles chaldaïques sont attribués à Julien et datent du 2ème siècle ap. J.-C. C’est un texte court, dense, profond. Loin des idées modernes, mais ouvrant, œuvrant. On y trouve des formules, célèbres dans d’autres contextes, comme : « un Esprit issu de l’Esprit » (νοῦ γάρ νόος).

Phrases courtes, dont les éclats anciens brillent encore d’un feu incertain. Ce sont des pépites vieilles et usées, précieuses. En voici une petite poignée.

« Le silence des pères, dont Dieu se nourrit. » (16).

« Vous qui connaissez, en le pensant, l’abîme paternel, au-delà du cosmos. » (18)

« Tout esprit pense ce Dieu. » (19)

« L’Esprit ne subsiste pas indépendamment de l’Intelligible, et l’Intelligible ne subsiste pas à part de l’Esprit. » (20)

« Artisan, ouvrier du monde en feu. » (33)

« L’orage, s’élançant impétueux, atténue peu à peu, la fleur de son feu en se jetant dans les cavités du monde. » (34)

« Pensées intelligentes, qui butinent en abondance, à la source, la fleur du feu, au plus haut point du temps, sans repos. » (37)

« Le feu du soleil, il le fixa à l’emplacement du cœur. » (58)

« Aux fulgurations intellectuelles du feu intellectuel, tout cède. » (81)

« …être asservis, mais d’une nuque indomptée subissent le servage… » (99)

« N’éteins pas en ton esprit. » (105)

« Le mortel qui se sera approché du Feu tiendra de Dieu la lumière. » (121)

« Ne pas se hâter non plus vers le monde, hostile à la lumière. » (134)

« Tout est éclairé par la foudre. » (147)

« Quand tu auras vu le feu saint, saint, briller sans formes, en bondissant, dans les abîmes du monde entier, écoute la voix du feu. » (148)

« Ne change jamais les noms barbares. » (150)

« Ne te penche pas vers le bas. » (164)

« Et jamais, en oubli, ne coulions, en un flot misérable. » (171)

« Les enclos inaccessibles de la pensée. » (178)

« La fureur de la matière. » (180)

« Le vrai est dans le profond. » (183)

« Temps du temps (χρόνου χρόνος). » (185)

Mille plus tard, Michel Psellus (1018-1098) a écrit les Commentaires des Oracles chaldaïques, et fait ressortir les influences assyriennes et chaldéennes. Et encore mille ans plus tard, Hans Lewy a pu écrire Chaldean Oracles and Theurgy. Mysticism magic and platonism in the later Roman Empire (Le Caire, 1956). D’autres savants, tels W. Kroll, E. Bréhier, F. Cumont, E.R. Dodds, H. Jonas se sont penchés sur ces textes, entre la fin du 19ème siècle et le début du siècle dernier. Bien avant eux, une chaîne antique de penseurs, Eusèbe, Origène, Proclus, Porphyre, Jamblique, avait déjà tracé des pistes. Il en ressort qu’il faut remonter à Babylone, et plus avant encore au zoroastrisme, pour tenter de comprendre le sens de ces poèmes magico-mystiques, qui obtinrent chez les néo-platoniciens le statut de révélation sacrée.

Qu’en reste-t-il ? Des idées comme celle du voyage de l’âme à travers les mondes, et des mots comme « anagogie » ou « Aion », qui est un nom de l’éternité, et « l’hypostase noétique de la Divinité », comme le formule Hans Lewy.

G. Durand eut cette formule : « Le symbole est l’épiphanie d’un mystère. » ( L’imagination poétique) Qu’il me soit permis de la paraphraser. Le poème ou l’oracle mystifient le monde. Il y a des étincelles qui retombent dans la nuit. Salomon disait déjà : « Moi, la Sagesse, j’ai habité au Conseil, j’ai appelé à moi la connaissance et la pensée. » (Prov. 8,12)

Qu’est-ce que les Modernes ont à dire à ce sujet ?

Faillite des Etats et résistance citoyenne


La société mondiale ne sait pas où elle va. Comment le pourrait-elle, d’ailleurs ? Qui serait le sujet de cette connaissance suprême ? Complexités, incertitudes, conflits saturent l’horizon des possibles, et les rendent illisibles. Tout est possible, tout peut arriver ; et on ne sait pas ce qui nous attend. Personne ne peut le dire. Il n’y a plus de prophètes, et ceux qui jadis parlaient d’une voix forte, n’étaient alors pas optimistes.

Les États montrent tous les jours qu’ils ne contrôlent plus grand chose, sauf l’étendue de leurs discours et de leurs sophismes. Ils ont lâché prise. Des investissements décidés hier, sur la base d’innovations technologiques datant d’avant-hier, créent aujourd’hui des problèmes, contre lesquels on adoptera demain des contre-mesures qui seront (peut-être) efficaces après-demain, disait Martin Jaenicke il y a presque quarante ans. C’est encore plus vrai maintenant.

A la place des États, une nébuleuse d’entreprises guidées par des vues à court terme, prétend guider implicitement le monde sous couvert de« changements » affublés parfois (mais de moins en moins) du nom de « progrès ».

La foi dans le changement est testée de temps en temps dans des élections de routine, ce qui ne change rien sur le fond, mais donne au peuple le sentiment de rester en position de contrôle. Qu’il le pense ! Pendant ce temps, les sociétés se transforment sans cesse, à jet continu, sans légitimation a priori. Mais comment une telle légitimation pourrait-elle d’ailleurs advenir ? Qui serait en charge de faire parler les augures, comme jadis, avant les grandes décisions ?

Les augures sont « engrammés » désormais dans le système général du « progrès » et ils se légitiment eux-mêmes, par leur capacité d’assertion sans contradiction.

On file vers l’inconnu absolu, non pas en sachant les risques, en mesurant notre ignorance, mais avec une foi aveugle, qui remplace aujourd’hui par une sorte de nouvelle religion athée l’ancienne foi envers les dieux des mondes.

Les transformations mondiales sont dites inéluctables. En fait, elles ne le sont pas, rien n’est intangible, rien n’est au-dessus d’une volonté farouche et longue. Ce que quelques hommes ont pu faire, des milliards d’hommes pourraient demain le défaire, et réciproquement. Ceci, je l’admets, relève de la politique-fiction, pour quelque temps encore, tant que l’esprit des peuples est persuadé de son irresponsabilité et de son impuissance, face aux décisions des oligarques. Les mutations les plus profondes de l’environnement et du système socio-économique se font dans l’opacité générale, non pas une opacité voulue, une brume provoquée par ce qui serait une conspiration d’envergure, mais une opacité systémique, résultant de milliers de décisions non-coordonnées. Si bien que tout le monde se sent non-responsable ou irresponsable, et quelques-uns se sentent responsables, mais ignorent de quoi ils le sont, en fait, bien qu’ils croient être d’une certaine manière aux commandes.

Nous n’avons certes pas tiré les leçons politiques et philosophiques de cet état de fait, qui ne cesse de s’aggraver. La métaphore habituelle (« il n’y pas de capitaine dans le navire ») rend compte de la situation, mais la métaphore étant usée jusqu’à la corde, elle percute moins. Et pourtant elle est plus que jamais valide. Comment demander des comptes sur son « absence » à un capitaine, qui a bien la casquette et les galons, mais qui n’est pas plus capitaine que je suis pape ou ravi.

Pendant ce temps-là, le système continue sa mue systémique, dans le silence assourdissant de l’analyse, et dans l’absence de toute contre-proposition crédible. Résultat : l’humanité, comme les chariots dans les westerns, continue sa course folle vers des ravins probables, dont elle ne suppose pas l’existence. On peut rêver au happy end, bien entendu. Il faudrait mettre seulement quelques héros dans le cadre, et aussi une foule convaincue devant l’image, pour faciliter l’accomplissement heureux du scénario, s’il y en a un.

Quelques sociologues et anthropologues pressentent le phénomène. Ils s’efforcent d’appréhender les nouvelles possibilités d’un futur émergent. Mais ils ne sont pas de force à arrêter la course puissante du vaisseau monde lancée sur son erre. Il faut s’y prendre de plus loin, de plus haut. Pensons à planter aujourd’hui les germes de ce que nous pouvons espérer voir bourgeonner dans un siècle. Une partie de ce que l’avenir va devenir, nous l’avons déjà sous nos yeux. La misère matérielle, le non-développement et le mal-développement, des masses immenses d’hommes laissées de côté, parce qu’inutiles dans l’ordre actuel du monde, des inégalités qui nous ramènent sûrement aux périodes féodales, et produisent déjà des formes de néo-esclavage et de trafic d’êtres humains à l’échelle mondiale. Les Parlements parlementent pendant que la technique, l’économie, la finance, l’urbanisation et l’environnement façonnent une nouvelle condition sociale, qui nivelle les peuples par le bas.

Le moignon européen qui s’agite au bout du continent eurasiatique n’aura pas beaucoup de poids dans le façonnement du futur. Trop de myopies, trop d’égoïsme, trop d’hypocrisie, trop de petitesse pour les grands défis.

Les politiques passent leur temps à faire de la publicité, financée par les fonds publics, pour un modèle mort, pour un projet informulable, et pour un avenir auquel ceux qui parlent aujourd’hui ne prendront certes pas part demain.

Ce qui advient au système mondial est hors contrôle, hors régulation, mais on ne le sait pas assez : les politiques évitent soigneusement de reconnaître publiquement leur impuissance. Comment le feraient-ils s’ils veulent être élus puis réélus ? Le politique n’est plus pertinent dans sa forme actuelle. C’est une structure ossifiée, parasitaire et impotente, qui gêne d’autant plus qu’elle prétend continuer d’avoir les choses sous contrôle.

La science, pour sa part, prétend avoir le monopole de la raison, mais s’exclut par là-même de toute capacité critique à l’égard de son propre asservissement à l’ordre des choses.

Ni la politique ni la science ne peuvent être les lieux où l’on pourra penser et décider l’avenir social du monde.

Il faut inventer autre chose, un über de la politique, un airbnb de la pensée, une résistance mondiale des citoyens mondiaux.

Big Data et politique du fait accompli


Durant les 18 derniers mois, selon l’administration Obama, des cyberattaques d’origine chinoise ont permis de siphonner l’intégralité des fichiers des employés fédéraux, gérés par l’O.P.M. (Office of Personnel Management). Ces fichiers comprennent des données biométriques complètes, notamment les empreintes digitales. Cela permettra aux Chinois de bâtir une base de données de l’ensemble des personnels employés par le gouvernement fédéral. Très utile pour se livrer à d’autres attaques en profondeur, sous forme de phishing personnalisé, et plus utile encore pour repérer les agents les plus influents, et chercher comment les compromettre ou faire acte de chantage à leur égard, grâce à d’autres informations pêchées ailleurs. Nul doute également que les services d’espionnage et de contre-espionnage états-uniens seront passés au crible fin, maintenant que les données de leurs personnels sont stockées dans d’immenses datafarms quelque part en RPC. James R. Clapper Jr. Directeur de « l’intelligence nationale », et Michaël S. Rogers, Directeur de la N.S.A., et commandant du United States Cyber Command ont laissé entendre que si aucune riposte n’était faite, ces attaques continueraient et s’aggraveraient.

OK. Mais il y a un petit problème. Si mesures de rétorsion il doit y avoir, cela doit se faire de manière si subtile que les Chinois ne puissent deviner l’ampleur de la pénétration des réseaux chinois par les forces de cyberattaques états-uniennes. Par exemple, l’existence de milliers (ou de millions?) de programmes dormants dans les ordinateurs chinois, implantés par les services américains, comme système d’alerte avancée contre de futures attaques. Il y a bien d’autres secrets encore qu’une contre-attaque états-unienne pourrait révéler implicitement, ce qui ne fait pas vraiment les affaires de la N.S.A. Qui préférerait sans doute garder ces munitions pour des crises plus sévères.

Alors que faire ? Selon quelques fuites, savamment organisées, et rapportées par l’International New York Times du 1-2 Août 2015, l’une des idées « innovantes » discutées actuellement au sein des organes de sécurité serait de créer des « brèches » dans le « Great Firewall » mis en place par les autorités chinoises afin de contrôler ce qui se passe sur la Toile dans leur pays.

Hmmm… Libérons la parole, déchaînons les langues, que mille milliers de fleurs s’épanouissent. Cela est en effet novateur, et fort rafraichissant de la part d’agences connues pour leurs techniques d’espionnage à 360°, tout le temps, à propos de n’importe qui, et de n’importe quoi, de façon à bâtir une somme phénoménale de données hautement personnalisées sur tout le monde, mais plus particulièrement sur les élites politiques, économiques et sociales de l’ensemble des pays de la planète.

Dans cette course à l’échalotte, il ne manque plus que d’ajouter quelques autres joueurs. Les Snowden du futur nous permettront sans doute de bénéficier de quelques nouveaux faits accomplis en révélant sur la Toile l’ampleur incroyable du Big Data dans le monde d’aujourd’hui, non seulement celui organisé systématiquement par la N.S.A., et dont même les révélations de Snowden ne donnent, somme toute, qu’une faible idée, mais désormais les Big Data des réseaux des grandes entreprises de la Toile, qui ne cessent de croiser les données que nous leur donnons jour après jour, plus ou moins volontairement.