Pour Démocrite, l’âme (psychè, ψυχή) et l’intellect (noos, νόος) sont identiques. En revanche, pour Anaxagore, il faut les distinguer l’une de l’autre, bien qu’ils partagent une même nature. L’« intellect » (noos) est « le principe souverain de toutes choses . Il possède deux fonctions: « connaître » (ginôskein, γινώσκειν), et « mouvoir » (kinein, κινεῖν). C’est l’« intellect » (noos) qui imprime son mouvement à l’univers. Lourde responsabilité. S’il n’y a pas de noos, l’univers reste donc immobile…
Aristote reprit ces idées d’Anaxagore à son propre compte. « On définit l’âme par deux propriétés distinctives principales : le mouvement, et la pensée et l’intelligence (τᾦ νοεῖν καί φρονεῖν) » (De l’âme. 427a).
En plaçant la notion de « pensée » au cœur de l’âme, Aristote prenait ses distances avec les Anciens (Empédocle, Homère), qui concevaient la pensée, à l’instar de la sensation, comme un phénomène corporel, associé aux poumons, au cœur ou au diaphragme.
Comme « principe souverain », le noos « pense toutes choses », et « il doit être nécessairement « sans mélange », comme dit Anaxagore, pour « dominer », c’est-à-dire pour connaître. » (De l’âme. 429a)
Aristote emploie dans ce contexte le mot « dominer » (κρατέω , kratéo) comme une métaphore du verbe « connaître ».
Kratéo a deux sens : « être fort, puissant, dominer, être le maître », mais aussi « faire prévaloir son avis ».
Il faut remarquer ici un jeu subtil de mots et d’idées.
Souverain, le noos doit être « puissant », mais il doit aussi rester « en puissance », et non pas se révéler « en acte ». Il ne doit surtout pas manifester sa forme propre. Car s’il le faisait, il ferait obstacle à l’intellection des formes étrangères, et empêcherait précisément de les « connaître ». Il s’agit donc d’une « domination » et d’une « puissance » volontairement modestes, et même humbles : le noos doit s’effacer, de façon à permettre à la différence, à l’altérité, d’être « connue » en tant que telle.
Aristote précise même que « le noos n’a en propre aucune nature, si ce n’est d’être en puissance. »
Cette idée de « connaître » par une « puissance » qui doit cependant rester « en puissance » me paraît spécifique du génie grec. Mais, il peut aussi être utile d’aller voir ailleurs.
Les recherches étymologiques comparées apportent parfois des satisfactions élevées. Le mot grec kratéo a un équivalent direct en sanscrit : क्रतु, kratu: “projet, intention, compréhension, intelligence, accomplissement, œuvre”. Kratu, “Intellect”, est aussi le nom de l’un des dix “géniteurs” (prajāpati) issus de la pensée de Brahma. Il personnifie l’intelligence, mais Brahma avait créé neuf autre “géniteurs” aux fonctions fort différentes…
Il est intéressant de noter que la racine de kratu est कृ, kr, « faire, accomplir; créer ». C’est d’ailleurs cette racine que l’on retrouve dans le latin creare et le français créer. Dans la vision védique, l’intelligence n’est pas un principe souverain, elle n’en est qu’une modalité, parmi bien d’autres. Pour dire “penser” en sanscrit, on peut dire “manasâ kr”, “créer de la pensée”. Créer est bien le principe originaire. La pensée n’est qu’une émanation secondaire.
Associer la fonction de « connaître » au « principe souverain de toutes choses » me paraît donc assez spécifique de l’aristotélisme.
Dans l’héritage du sanskrit, l’intelligence ne joue qu’un rôle second, dérivé.