La « transcendance » et le « transcendantal »


« Cri transcendantal » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Il y a des intuitions ou des concepts que l’on peut acquérir seulement a priori, par le seul exercice de la raison (pure), c’est-à-dire en dehors de toute expérience préalable, et indépendamment de toute vérification empirique. Ces intuitions ou ces concepts diffèrent essentiellement de celles et ceux qui sont acquis a posteriori, c’est-à-dire qui résultent d’expériences effectives, réelles. Par exemple, la certitude que toutes les anciennes générations humaines ont « disparu » et que tous les hommes ayant vécu au 19e siècle, et pendant les siècles précédents, sont maintenant « morts », est une représentation a posteriori. En revanche, la prise de conscience que l’on ne sait rien de notre propre mort, et en particulier de ce qui pourrait se passer pour nous après la fin de notre vie sur terre, est un exemple de représentation a priori. En fait, il s’agit là plutôt d’une représentation de l’impossibilité de se représenter ce qui se passe effectivement post-mortem ‒ et qui pourrait être, par exemple, soit l’entrée dans le néant, soit une autre « vie » après la vie. Pour prendre un autre exemple, on peut très bien se représenter a priori que l’idée de « transcendance », autrement dit l’hypothèse de l’existence d’un arrière-monde, ou d’une réalité « transcendante » différente de la réalité « terrestre », ne peut être ni infirmée ni confirmée dans ce monde-ci. Mais on peut aussi se représenter a priori qu’on sera naturellement renseigné à ce propos, après la mort. Quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir sur ce sujet, la question de la transcendance ne peut être a priori écartée, en tant qu’hypothèse, de l’ensemble des représentations du monde que tout homme raisonnable est en mesure de considérer au cours de sa vie. Il ne s’agit pas ici de décider de l’existence ou de l’absence effective de la « transcendance », ni de la possibilité de se la représenter d’une manière plus ou moins adéquate. Il s’agit seulement de se représenter que l’idée même de « transcendance » ne peut pas être, a priori, soit acceptée, soit rejetée. On ne peut que noter l’existence de cette idée, et en chercher la trace et l’affirmation dans diverses traditions, ou son rejet dans d’autres. Mais, quelle que soit la vision du monde, la Weltanshauung, qu’un homme peut décider ou non d’adopter, il ne peut pas, a priori, rejeter le fait que le concept de transcendance existe en tant qu’hypothèse, même s’il peut bien sûr en rejeter la teneur. Que la transcendance existe réellement ou non est a priori indécidable, mais l’idée même de transcendance existe a priori en tant que concept, et continuera sans doute d’exister dans l’esprit des hommes, dans les futures générations, nonobstant le fait que l’on ne puisse rien dire de certain quant à ce que ce concept recouvre effectivement. Même dans un monde considéré du seul point de vue « matérialiste », ou dans un monde censé être plongé dans la seule « immanence », tout homme versé un tant soit peu dans la réflexion philosophique, ne peut pas ne pas considérer l’hypothèse de l’existence de réalités transcendantes comme étant a priori « possible ». A défaut de pouvoir penser les réalités que cette hypothèse recouvre, tout esprit (porté sur l’interrogation philosophique) doit pouvoir considérer comme « pensable » l’existence même de cette hypothèse.

De telles représentations a priori, pensées indépendamment de toute expérience préalable, sont appelées transcendantales, parce qu’elles représentent une sorte de connaissance, d’un niveau plus abstrait, plus critique, sur la manière dont naissent les idées dans notre esprit. Kant, qui a forgé le premier la notion de connaissance transcendantale, la définit comme étant une opération de la raison pure, par laquelle ou avec laquelle il est a priori possible de formuler des représentations ‒ en dehors de toute expérience, ou de toute connaissance empiriquei. Toutes les représentations ou les idées a priori ne sont donc pas transcendantales. Est transcendantale, en revanche, la connaissance de l’origine non empirique de certaines représentations a priori, dont on sait aussi qu’elles peuvent s’appliquer à la réalité; est transcendantal le fait d’être conscient qu’elles sont certes issues de la raison « pure », mais qu’elles peuvent aussi se rapporter à des expériences effectives, faites a posteriori. Ces dernières offrent alors une occasion (empirique) de confronter une représentation transcendantale, formulée a priori, et sa vérification (ou sa réfutation) a posteriori avec la réalité. Est donc transcendantale cette sorte de connaissance au second degré, ce savoir « critique », que telle représentation, telle intuition ou tel concept formulés a priori peuvent aussi se rapporter (le cas échéant) à des objets ultérieurs de l’expérience. Est transcendantale la prise de conscience que certaines connaissances émergeant de la raison pure sont effectivement en mesure d’éclairer la nature même de la réalité. Est transcendantale la perception de ce mystère inhérent à la raison pure, à savoir qu’elle peut a priori entrer en résonance avec la réalité.

Le concept de connaissance transcendantale peut aussi entrer en résonance avec la conscience. Une conscience transcendantale, ou une conscience du transcendantal, représente ce qu’il est possible, pour toute conscience humaine, d’espérer connaître a priori quant à ses propres limitations, mais aussi quant à ses possibilités d’ouverture vers tout ce qu’elle ignore manifestement, ou vers tout ce dont elle se montre encore inconsciente.

Il importe maintenant de souligner la différence décisive entre transcendantal et transcendant. Une représentation transcendantale est purement rationnelle. Par définition, comme on vient de le voir, elle se fonde sur des connaissances à propos de représentations a priori provenant de la raison pure, et non de l’expérience. En revanche, le transcendant se situe au-delà de toute expérience possible. Un principe transcendantal précède les expériences que l’on peut avoir dans le monde, mais il a vocation à être éventuellement mis en rapport, et même en accord, avec les objets de l’expérience. Un principe transcendant se définit a priori comme n’ayant aucun rapport possible avec l’expérience. Il s’élève au-dessus du champ de toute expérience réalisable dans ce monde-ci. Une expérience transcendante ne peut que relever d’un au-delà de toute expérience possible, et même d’un au-delà de ce monde-ci.

Ces définitions étant posées, puis méditées, passons à une nouvelle étape : peut-on formuler une représentation transcendantale du concept de transcendance ? La conscience peut se représenter l’idée même de transcendance comme faisant partie des représentations a priori possibles, et à ce titre comme étant transcendantale. Mais la conscience du transcendant, et a fortiori la conscience transcendante, va beaucoup plus loin, et même bien au-delà d’une représentation transcendantale. La conscience du transcendant dépasse la raison (humaine) et la réalité (de ce monde). Elle impose sa propre réalité et sa propre raison. La conscience du transcendant se distingue de la conscience transcendantale comme, chez Aristote, l’acte se distingue de la puissance. Pour un être humain, dans le meilleur des cas, avoir quelque conscience du transcendant ou quelque aperception transcendante, équivaudrait peut-être à une sorte de prise de conscience de ce qu’une connaissance transcendantale pourrait laisser entrapercevoir comme pure possibilité conceptuelle, comme pure intuition, ou comme pur fantasme. Il reste que l’on peut qualifier de transcendantale cette pure intuition que le transcendant est en fait ce vers quoi toute conscience est a priori disposée à s’avancer, dans certaines conditions de possibilité.

Autrement dit, la conscience du transcendant peut aussi se laisse pénétrer par les conditions de son propre dépassement, par exemple en acceptant de considérer l’hypothèse d’une sur-conscience, d’une méta-gnose, ou d’une possible extase noétique (que de nombreuses traditions rapportent, d’ailleurs, comme ayant été effectivement expérimentées ‒ par des chamanes, des sibylles, des « enthousiastes », des prophètes ou des poètes). A la différence de la conscience transcendantale, qui reste au plan de la raison pure et de ses a priori, la conscience du transcendant exige la révélation d’un possible dépassement de la raison, non pas seulement a priori, mais par un acte réel de dépassement.

Le transcendantal est de l’ordre de la puissance, de l’ordre de diverses réalités possibles. Le transcendant est de l’ordre de l’acte, et renvoie nécessairement à une véritable réalité, la réalité en soi. Mais, a contrario, si le transcendant n’est qu’une pure illusion de la raison transcendantale, il peut aussi se révéler n’être que de l’ordre de l’inactuel ou du néant.

Seul le visionnaire (c’est-à-dire la chamane, la sibylle, l’« enthousiaste », le prophète, le poète, etc.) peut accéder à la conscience du transcendant. Par contraste, le transcendantal est ouvert à tous, même s’il paraît d’abord plus aisément accessible par le penseur, le logicien, le philosophe.

Pour avancer un peu, je propose de conjoindre connaissance transcendantale et conscience du transcendant. Une conscience transcendantale du transcendant nous donnerait un savoir a priori. Nous sommes déjà, en général, certains que la mort conclura notre vie, et aussi du fait qu’à l’instant de notre mort, soit nous serons anéantis et jetés dans le néant, soit nous serons amenés à nous confronter réellement à la transcendance en tant que telle. Nous ne pouvons être raisonnablement certains d’aucune de ces deux options. Cependant, la conscience transcendantale nous apprend que dans le premier cas, nous pouvons être certains, dès maintenant, que nous sommes d’ores et déjà donc condamnés à ne rien savoir, jamais, sauf que rien n’a de sens (ce qui est peut-être une sorte de savoir). Dans le second cas, nous pouvons au moins être certains d’une chose, à savoir qu’un passage est possible entre l’hypothèse (de nature transcendantale) de la transcendance et la certitude (de nature empirique) de la transcendance. Ce passage, qui est aussi le commencement d’un chemin, existe bel et bien, et il est symbolisé par le moment de la mort.

Nous sommes donc, à chaque instant de notre vie (sauf bien sûr celui de la mort elle-même), confrontés à cette alternative : faut-il croire que notre destinée est d’être, dès maintenant et à jamais, enfouis dans le néant et le non-savoir absolu, ou bien faut-il espérer que notre destin est d’être projetés au sein même de la transcendance, pour prendre une connaissance éblouissante de son existence, et peut-être, si affinités, de son essence.

Du point de vue transcendantal (celui de l’exercice de la raison pure, de la pensée a priori), on peut d’ailleurs envisager un second niveau de cogitation. L’existence même d’une raison transcendantale, accompagnée de la possibilité d’un choix (lui aussi transcendantal) entre savoir transcendant et néant absolu, n’est-elle pas en soi une sorte d’indication de ce vers quoi notre nature rationnelle doit se tourner ? Autre aspect du même problème : ne faut-il pas tenir compte de l’habitus de notre raison, qui pourrait se forger et se renforcer, par la considération répétée tout au long de la vie de questions transcendantales ? Ne développe-t-on pas, à force d’exercer sa raison transcendantale, une sensibilité spécifique et une acuité particulière, qui pourraient en théorie entrer en interaction avec le monde transcendant lui-même, lequel n’est sans doute pas tout à fait étranger à l’existence et au rôle de la raison transcendantale ? Autrement dit, la question du choix, ci-dessus évoquée, n’est pas purement laissée au hasard. En optant librement pour l’hypothèse du néant après la mort (hypothèse que la raison transcendantale rend techniquement possible), ne favorise-t-on pas, ce faisant, et là encore d’un point de vue transcendantal, une sorte de paresse à affronter le mystère, au moment de la mort ? A contrario, une pratique heuristique de la raison transcendantale n’est-elle pas un moyen de s’accoutumer à saisir par l’esprit de nouvelles formes transcendantales de questionnement, lesquelles pourraient ouvrir des voies nouvelles vers la transcendance même, précisément au moment où celle-ci passerait de la virtualité transcendantale (au cours de notre vie) à la réalité empirique de sa présence dans ce que nous appelons la mort ?

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i« Il ne faut pas nommer transcendantale toute connaissance a priori, mais celle seulement par laquelle nous connaissons que et comment certaines représentations (intuitions ou concepts) sont appliquées ou possibles simplement a priori. (Transcendantal veut dire possibilité ou usage a priori de la connaissance.) C’est pourquoi ni l’espace, ni une détermination géométrique a priori de l’espace, n’est une représentation transcendantale ; la connaissance de l’origine non empirique de ces représentations, ainsi que la possibilité qu’elles ont, tout de même, de pouvoir se rapporter a priori à des objets de l’expérience, peut seule être appelée transcendantale. » E. Kant. Critique de la raison pure. « De la logique transcendantale ». Traduction de A. Tremesaygues et B. Pacaud. PUF, 1944, p. 79-80

Les consciences de Sartre


« Jean-Paul Sartre »

Dans ses Carnets de la drôle de guerre, Sartre dit, tour à tour, que la conscience est « captive », « nue », « inhumaine », « absurde », « empoisonnée », « duplice » et « menteuse ». Elle est « non-thétique ».

D’un autre côté, Sartre dit que la conscience est « infinie » et « transcendantale » — elle enveloppe l’infini, et elle se transcende elle-même.

Point d’orgue, peut-être, de cette transcendance: Sartre dit aussi qu’elle est « absolue ».

Dans L’Être et le Néant, son œuvre maîtresse, parue quatre ans plus tard (en 1943), la question de la conscience est traitée en quelques 700 pages, drues, sèches et ciselées.

On y glane, ici et là, que la conscience est « pure apparence », « vide total », « reflet », « exhaustive », « manque », « pente glissante », « interrogative », « conscience d’être autre ».

En un mot, elle est « mauvaise foi ».

D’un autre point de vue elle est « révélation-révélée », et même « ontico-ontologique » (c’est-à-dire qu’elle est essentiellement en mouvement, partant de l’être vers un savoir toujours plus profond sur l’être).

Elle est un « infini »; elle est le « soi », et aussi la « néantisation d’en-soi »; elle est « présence à soi » et aussi « à distance de soi comme présence à soi ».

Une formule bien frappée résume toutes ces apparentes contradictions:

Pour Sartre, contrairement à l’être qui est ce qu’il est, la conscience est ce qu’elle n’est pas et elle n’est pas ce qu’elle est, — ce qui est une autre façon de dire qu’elle est de « mauvaise foi ».

Ce n’est pas dire là que la conscience est, puisqu’elle n’est pas (ce qu’elle est).

Ce n’est pas là dire non plus que la conscience n’est pas, puisqu’elle est ce qu’elle n’est pas.

Alors qu’est-elle? demandera-t-on.

Excellente question. Pour commencer d’y répondre, voyons quelques-uns des qualificatifs que Sarte lui attribue.

Captive

« Or l’homme que je suis est à la fois la conscience captive dans le corps et le corps même et les actes-objets de la conscience et la culture-objet et la spontanéité créatrice de ses actes. En tant que tel, il est à la fois délaissé dans le monde infini et créateur de sa propre transcendance infinie. (…) C’est par la conscience transcendantale que l’homme est délaissé dans le monde.i

Au sujet de ce que je viens d’écrire: un facteur manque, la mort. Si la conscience n’existe que par sa transcendance, elle renvoie à l’infini d’elle-même. Mais précisément le fait de la mort entraîne un arrêt dans le renvoi infini. A chaque instant la conscience n’a de sens que par cet infini mais le fait de la mort barre cet infini et ôte à la conscience son sens même. Toutefois le fait de la mort n’est point appris de la même façon que la transcendance infinie de la conscience. Celle-ci est vécue; le fait de la mort est appris. Nous ne connaissons que la mort d’autrui, par suite notre mort est objet de croyance. Aussi c’est, pour finir, la transcendance qui triomphe ».ii

La conscience est « captive » du corps, mais elle est aussi captive de la finitude que lui impose la mort. Elle est captive du non-sens que la mort lui présente. Cependant cette captivité n’est que relative, car la conscience se sait aussi infiniment transcendante, donc infiniment capable de briser tous les liens dont la mort ou la finitude semblent la lier.

Le passage cité se termine glorieusement par une plaisante pirouette: « C’est pour finir, la transcendance qui triomphe. »

Est-ce à dire qu’à la fin (dans la mort?), on doit trouver la transcendance, et l’infini triomphant?

Mais Sartre n’est-il pas athée, etc. ? Certes, mais c’est un athée ambigu, qui aime faire « triompher », à la fin, contre toute attente, la « transcendance ».

Serait-ce une transcendance athée? Sans doute, oui. Mais qu’est-ce qu’une transcendance athée? Sans doute une transcendance non théiste, non embarrassée de tout le bagage théologique dont les millénaires ont alourdi les croyances.

En tout cas cette transcendance transcende la conscience, mais la constitue aussi.

Nue

« C’est là ce qui me frappe chez Dostoïevski, j’ai tout le temps l’impression d’être en face non du ‘cœur’ ni de ‘l’inconscient profond’ de ses personnages mais de leur conscience nue, empêtrée en elle-même et se débattant contre elle-même. En ce sens R.B., folle, faisait sans le vouloir du meilleur Dostoïevski. Elle nous disait, très simple: « Eh bien, je mets mon chapeau et je descends avec vous, j’achèterai les journaux pour lire les petites annonces » (elle venait de nous annoncer qu’elle avait démissionné et se cherchait un nouvel emploi). Elle faisait quelques pas puis jetait son chapeau sur le divan: « Non, je ne sortirai pas, c’est de la comédie. » Puis, égarée et les deux mains au visage: « Mais ce que je viens de dire est aussi de la comédie! Mon Dieu, comment s’en sortir? » Mais ce n’était pas parce qu’elle était folle qu’elle « faisait » du Dostoïevski — mais parce que sa folie avait provisoirement pris la forme d’une grande exigence de pureté qui lui découvrait l’empoisonnement nécessaire de la conscience ».iii

La conscience « nue » est une conscience qui exige la plus grande « pureté » possible vis-à-vis d’elle même. Mais cette recherche est sans fin, ou alors tragique. Ainsi que le comportement de R.B. le révèle, la conscience « empêtrée en elle-même » finit par devenir « folle », autrement dit « empoisonnée ». Elle tourne en rond, veut sortir d’elle-même, puis y renonce, parce qu’elle voit dans le même temps que ce serait une fausse sortie, une sortie de « comédie ». Et dès lors le piège de la conscience à la recherche de sa pureté introuvable se referme. Sa mise à nu n’est jamais qu’apparente, elle reste toujours vêtue de quelque oripeau lui collant à la peau, ou plutôt d’une tunique de Nessus, un cadeau empoisonné et brûlant, donc, dont elle se revêtirait elle-même, sous prétexte de se sauver.

Empoisonnée

« A propos de Nastassia Philippovna, personnage de L’Idiot:

Je pense: quoi de plus grand que ce qu’elle fait? Quelle place aurait-elle dans la Sainte Russie qu’il rêve? Et n’est-elle pas mieux ainsi, passionnée, déchirée, luttant contre sa passion, contre sa conscience empoisonnée, s’empoisonnant à chaque niveau de la lutte et finissant par mourir victorieuse d’elle-même ».iv

La conscience s’empoisonne de sa passion même, qui la déchire, et qui l’incite à lutter toujours davantage contre elle-même. C’est un poison qui ne vient pas de quelque fiole extérieure, versée par un traître. Le poison, comme tout pharmakon, n’est d’abord vu que comme un médicament, et il est censé a priori guérir la conscience d’elle-même. Mais dès qu’il commence d’agir, il révèle sa vraie nature, qui est celle d’un poison mortel.

La conscience en quête de pureté et de nudité est un poison pour elle-même.

Inhumaine et absurde

« Détruire n’est pas anéantir, c’est déshumaniser l’homme et le monde. Homme et monde deviennent ou plutôt se font des objets inertes en face de la conscience transcendantale. Nous trouvons à présent la plénitude absurde de l’existence inhumaine devant la conscience inhumaine et absurde. »v

Cet extrait est tiré d’une réflexion sur la guerre, qui remplit tout de son « plein ». La guerre organise le monde, mais pour le « nier ». En niant le monde, elle ajoute encore au côté « absurde » de l’existence, en « faisant choses » la réalité humaine.

Il y a cependant une conséquence intéressante: plus la réalité humaine se fait « choses », plus la conscience transcendantale se « purifie », par réaction, en quelque sorte.

« L’homme de guerre est pour se réifier en face de la conscience transcendantale, au milieu d’un monde à désorganiser ».vi

L’homme de guerre se réifie et réifie le monde, tout devient « choses » pour la guerre, tout se désorganise, en vue d’organiser la guerre.

Pendant ce temps-là, face à ce monde réifié, la conscience transcendantale prend d’autant plus son envol.

Duplice et menteuse

« Les ‘mensonges’ du fou signifient pour Sartre: toute conscience est en quelque façon duplice et menteuse, mais le fou (se) ment de façon spécifique — qui est elle aussi un mode de conscience et non une nuit absolument opaque. »vii

Cette expression se trouve dans une note rédigée par Juliette Simont à propos d’un texte de Sartre sur sa piqûre de mescaline, en février 1935, à l’hôpital Sainte-Anne. Elle y explique que, selon Sartre, « la conscience ‘normale’ est déjà en elle-même dépersonnalisée, dédoublée, non substantielle, fuyante, propice aux mensonges à soi dont L’Être et le Néant élaborera le concept: il s’agira de la ‘mauvaise foi’. »

Si l’expression « mauvaise foi » est employée 172 fois dans L’Être et le Néant, le mot « duplicité » n’est employé qu’à deux reprises dans ce texte, d’abord à propos d’une femme coquette qui flirte avec un soupirant, sans vouloir vraiment lui céder, mais sans vouloir non plus rompre le charme des « premières approches ».viii On le trouve encore employé à propos du ‘type’ de l’homosexuel qui a du mal à admettre sa condition.ix

Non-thétique

« Il n’y a donc présentement qu’une conscience de l’attitude à blâmer, à châtier, etc. Or cette conscience est elle-même mobile de mon action, elle est dans sa structure noétique appréhension subjective du motif. Soit. Mais si elle n’a d’elle-même qu’une conscience non-thétique, elle ne se connaît pas. Reste le recours à une conscience réflexive dirigée sur la conscience-mobile ».x

Dans une note, Arlette Elkaïm-Sartre précise que la conscience non-thétique (ou non-positionnelle) de quelque chose est « une conscience qui ne revient pas sur elle-même pour poser l’existence de ce dont elle a conscience. »xi

La conscience non-thétique « ne se connaît pas », elle n’a pas de « position » quant à ce qu’elle est ou connaît d’elle-même. Elle ne revient pas sur elle-même pour « poser » (ou peser) sa propre existence, son origine ou sa fin.

En revanche, d’une conscience qui serait « positionnelle », on pourrait dire qu’elle « se pose », en même temps qu’elle « pose » ce dont elle a conscience, c’est-à-dire ce qu’elle perçoit d’extérieur à elle-même.

Et quand elle « se pose », elle revient certes sur elle-même, mais elle ne se connaît pas elle-même, elle ne fait seulement que « poser » ce qu’elle perçoit et ce qu’elle croit connaître.

Mais la véritable essence de la conscience est précisément de pouvoir ne pas se poser, de rester hors du monde, à l’écart de sa présence immédiate au monde. Bref son essence est par conséquent d’être « non-thétique ».

Infinie

« En effet la conscience, telle que nous la concevons intuitivement, après réduction phénoménologique, enveloppe par nature l’infini. Voilà ce qu’il faut d’abord comprendre. La conscience, à chaque instant, ne peut exister qu’en tant qu’elle se renvoie à elle-même (intentionnalité: percevoir ce cendrier, c’est renvoyer à des consciences ultérieures de ce cendrier) et dans la mesure où elle se renvoie à elle-même, elle se transcende elle-même. Ainsi chaque conscience enveloppe en elle-même l’infini dans la mesure où elle se transcende. Elle ne peut exister qu’en se transcendant et elle ne peut se transcender que par l’infini ».xii

La conscience enveloppe l’infini, puisqu’elle se transcende, et qu’elle ne cesse jamais de se transcender toujours.

Mais comment sait-on cela?

On ne peut pas le savoir directement, mais seulement indirectement. Ce qu’on sait, c’est que l’essence de la conscience est de se dépasser, car si elle cesse de se dépasser, alors elle n’est plus « conscience », elle est « chose », elle est réifiée.

Et si elle se transcende toujours, alors, mathématiquement, si j’ose dire, car c’est un raisonnement par récurrence, elle ne peut qu’aller à l’infini, sauf bien sûr si elle est arrêtée par la mort.

Mais qui peut dire ce qu’il advient de la conscience après la mort?

Les matérialistes affirment qu’à la mort, le cerveau s’arrête, et que le flux de la conscience cesse.

Mais il est d’autres thèses, que l’on peut difficilement réfuter a priori. Il est parfaitement possible, en théorie, que la conscience dont nous sommes les dépositaires résulte de l’interaction d’un substrat matériel (les neurones de notre cerveau) avec un principe immatériel (l’âme). A la mort, le support matériel se dissout, mais le principe immatériel s’envole vers l’éther, et qui sait?, peut-être va-t-il interagir avec d’autres types de substrats, soit matériels, soit immatériels?

Mais dira-t-on, comment un principe immatériel peut-il interagir avec un substrat matériel?

A cette objection, on peut répondre que la matière n’est matérialiste que pour les matérialistes.

On peut envisager que la matière est elle-même d’une essence immatérielle, mais simplement dépourvue de la forme spécifique que représente l’âme.

Autrement dit, l’union d’une forme avec la matière est le principe générique qui permet d’expliquer la plausibilité et la possibilité effective de l’union d’une âme singulière avec la matière cérébrale, dans laquelle elle est appelée à s’immerger, pour un temps.

Transcendantale

« Il n’est pas possible de concevoir un objet fini quel qu’il soit, car ce serait un arrêt pour la conscience. Tout objet fini dans sa grandeur sera infini dans sa petitesse, etc. Mais sur ce monde infini, comme je l’ai marqué dans La Psyché, la conscience a besoin d’un point de vue fini. Ce point de vue est le corps. Infini s’il est pris pour objet par autrui, fini si c’est mon corps senti comme mien. Nous retrouvons donc au niveau des choses cette antithèse du fini et de l’infini mais ici elle n’est plus créée mais subie, elle est anti-thèse entre choses et chose elle-même. C’est-à-dire que fini et infini ici s’opposent et se repoussent au lieu de se compléter comme ils le font au niveau de la conscience transcendantale. »xiii

« La sagesse est immortelle. L’authenticité, au contraire, ne peut s’obtenir que dans et par l’historicité. C’est à peu près ce que dit Heidegger. Mais d’où vient cette hésitation toujours possible antre la sagesse et l’authentique, entre l’intemporel et l’Histoire? C’est que nous ne sommes point seulement, comme le croit Heidegger, réalité-humaine. Nous sommes conscience transcendantale qui se fait réalité-humaine ».xiv

On ne peut certes dire, à lire ces phrases, que Sartre soit susceptible d’être considéré comme matérialiste. Ni idéaliste d’ailleurs.

La conscience transcendantale plane en effet bien au-delà de la matière. Donc exit le matérialisme. Mais elle n’est pas pure ou idéale abstraction, donc exit l’idéalisme.

En revanche elle est susceptible de « se faire réalité-humaine ».

On croirait donc plutôt lire sous la plume sartrienne une réécriture du dogme chrétien de l’incarnation du « Fils de Dieu », en un parallèle frappant avec l’incarnation de la conscience transcendantale dans la « réalité-humaine ».

En tout cas, un œil même moyennement exercé peut tout à fait lire d’une manière analogique et anagogique la phrase: « Nous sommes conscience transcendantale qui se fait réalité-humaine ».

Absolue

« J’ai même parfois l’impression d’être au-dessous de mon exigence en m’attribuant du génie. C’est déjà déchoir que de m’en contenter. Cet orgueil en fait, n’est pas autre chose que la fierté d’avoir une conscience absolue en face du monde. Tantôt je m’émerveille d’être une conscience et tantôt de connaître un monde entier. Une conscience supportant le monde, voilà ce que je m’enorgueillis d’être et, finalement, lorsque je me condamne durement et sans émoi, c’est à un état primitif de support du monde que je retourne. Mais, dira-t-on, cet état de support du monde est commun à tous les hommes. Précisément. Aussi cet orgueil oscille-t-il entre la singularité de chaque conscience et la généralité de la condition humaine. Je suis orgueilleux d’être une conscience qui assume sa condition de conscience humaine; je suis orgueilleux d’être un absolu ».xv

Il est possible que Sartre soit en effet un « génie ». Cette question mérite peut-être examen, mais ne touche pas au fond du problème que je voudrais ici tenter d’évoquer. Il est bien plus important pour le but que nous nous fixons que Sartre sente sincèrement qu’il est en effet un « absolu ». Cette seule affirmation, bien comprise, ouvre la porte à toutes les libertés de la pensée, et de l’être. Cela signifie aussi que le moindre des hommes ici-bas est lui aussi un absolu. De ce fait, chacun des milliards d’humains entassés aujourd’hui sur notre goutte bleue d’eau et de boue (et de plus en plus chaude) a droit, par conséquent, à ce nom d’ « absolu », à cette position absolument singulière, et singulièrement absolue.

De cette idée, elle même absolue, se déduisent d’infinies conséquences, dont nous n’avons qu’à peine commencé de percevoir les implications lointaines, pratiquement inimaginables, et les proches, impératives, qui toutes demandent que nous agissions hic et nunc.

Ajoutons qu’il n’y a rien de matérialiste ni d’idéaliste dans « l’absolu », qu’il soit sartrien, métaphysique, ou quelle que soit la forme sous laquelle il nous soit donné de le percevoir ou de le concevoir. L’absolu est au-delà du perceptible et du concevable. Mais il n’est pas au-delà de l’intuition et du sentiment.

L’absolu abolit absolument tout le relatif, et il met le singulier au défi. Il somme toute conscience singulière de se mesurer à l’aune même de son absolue transcendance…

Comment une simple conscience, seule et singulière, peut-elle regarder en face, sans mourir, la lumière absolue de l’absolue transcendance?

Dans l’absolu, il faut le dire, il n’y rien à « voir » d’emblée. Il y a seulement besoin de faire silence. De prendre son souffle. Et puis de commencer à se mouvoir lentement, dans son infinie infinité.

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iJuliette Simont note que « Sartre esquisse ici une tentative de conciliation entre Husserl et Heidegger sur le rapport de l’homme et du monde ». Elle remarque aussi que « le mot d’infini n’apparaît pas sous la plume de Heidegger, ou alors seulement pour être récuser. Le ‘délaissement’ — ‘déréliction’ dans la traduction de Corbin — s’éprouve non pas en présence de l’infini, mais de l’ustensilité, où la réalité humaine « est affectée à un ‘monde’ et […] existe en fait avec d’autres » (Être et temps, p.187). Autrement dit, le délaissement n’est pas dû à ce qui transcende infiniment la conscience, mais à ce qui l’empêche d’être en tête à tête permanent avec sa possibilité la plus propre, la mort. » Ibid. note 181, p.1411-1412

iiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.223-225

iiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.238-239

ivJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.239

vJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mercredi 18 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.250

viJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mercredi 18 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.251

viiNote à propos de ‘Notes sur la prise de mescaline’. In Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.1609

viiiJean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, p.92

ix« Voilà assurément un homme d’une mauvaise foi qui touche au comique puisque, reconnaissant tous les faits qui lui sont imputés, il refuse d’en tirer la conséquence qui s’impose. Aussi son ami, qui est son plus sévère censeur, s’agace-t-il de cette duplicité : le censeur ne demande qu’une chose – et peut-être alors se montrera-t-il indulgent : que le coupable se reconnaisse coupable, que l’homosexuel déclare sans détours – dans l’humilité ou la revendication, peu importe – « Je suis un pédéraste ». Nous demandons ici : qui est de mauvaise foi ? L’homosexuel ou le champion de la sincérité ? » Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, p.98

xJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Lundi 16 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.275

xiNote 259, p. 1418, in op.cit.

xiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.222-223

xiiiJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 10 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.223

xivJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Mardi 17 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.244

xvJean-Paul Sartre, Carnets de la drôle de guerre, Carnet 1, Vendredi 13 octobre 1939, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, 2010, p.235-236