Je considère le « je », le « moi », le « soi » et le « Soi ». Je vois qu’au « je » s’attache la conscience subjective, immédiate, du sujet, pris dans la temporalité du monde : c’est le « je » (ou l’« ego ») qui sent, qui pense, qui veut, qui agit. En revanche, je vois bien que le « moi » désigne ce qui dans le sujet se construit progressivement à la fois comme entité et comme totalité, consciemment ou non. Le « moi » est ainsi représenté par l’ensemble des états de conscience (plus ou moins mêlés d’inconscient), et les myriades de sensations, de sentiments, de pensées, d’intuitions, de désirs et d’actes de la vie se succédant tout au long de la vie, et constituant, par leur ensemble même, la totalité de la vie vécue. Quant au « soi », il se définit pour certains comme étant l’« essence » du « moi ». Mais alors, soyons logique, il manque à cette définition tout ce qui correspond à son « existence ». C’est pourquoi je préfère penser que le « soi » est plutôt ce sous quoi est subsumée l’intégralité de la conscience et de l’inconscient (d’une personne singulière). Enfin, je suis tenté de définir le « Soi » comme une entité plus abstraite, et en quelque sorte transcendantale, qui désignerait l’ensemble des « soi » individuels : tous ceux qui ont existé, ceux qui existent, mais aussi, et par anticipation, ceux qui existeront un jour. Pour utiliser un concept kantien, je pourrais même suggérer que le Soi désigne aussi l’ensemble des noumènes.
Ceci étant posé, voyons quelques variations dans le jeu de leurs rapports. Le « je » est toujours en mouvement. Il s’élève mais peut aussi s’abaisser, se diriger vers le soleil, ou s’enfoncer dans la nuit, et même finir par disparaître. Tout « je » n’est qu’un « je » individuel, isolé, mais il a au moins le mérite d’incarner un sujet, ne serait-ce que partiellement. En tant que sujet, le « je » saura-t-il se prendre lui-même pour objet ? Saura-t-il apparaître ou disparaître à volonté devant lui-même ? Maîtrisera-t-il sa marche, sa montée ou sa descente, dans le paysage de sa propre existence ? Ce sont là des questions ouvertes. En revanche, le « moi » n’apparaît jamais en tant que tel, puisqu’il est par définition la somme totale de lui-même, et que celle-ci est presque impossible à décompter. Mais il ne disparaîtra pas non plus. Il est, et il sera pour toujours cet être qui devient sans cesse — au moins jusqu’à ce que ce devenir cesse. Le « moi » représente aussi, d’un autre point de vue, la réalisation toujours inaccomplie du « soi ». Je dis toujours « inaccomplie », au sens de la grammaire hébraïque, qui ne possède pas le temps « présent » du verbe, mais le remplace par un temps dit « inaccompli ». Le verbe être » conjugué à l’inaccompli en hébreu, dénote une modalité de l’être qui ne s’accomplit jamais qu’au terme d’un éternel inaccomplissementi. Le corps, même s’il n’est pas entièrement dépourvu de conscience, ne peut pas dire « je » : il n’en a pas le moyen, puisqu’il n’ a pas d’ego. Et, on le voit bien, ni le « soi » personnel, ni le « Soi » qu’il soit universel, cosmique, infini, divin, ne peuvent pas non plus dire « je ». Qui donc alors peut dire « je » ? Et, d’ailleurs, dire « je » revient à dire quoi, en réalité ? Tout « je » ne recouvre-t-il pas en puissance d’autres « je », ou même des « je », en soi réellement autres, dont certains toujours plus profonds, plus tapis, plus celés ?
Pour avancer un peu, il faudrait chercher ce dont tout « je » surgit. Alors, peut-être, on comprendrait mieux ce dont ce « je » se montre le plus ou moins digne représentant. Le « je » montrerait ainsi son épaisseur, dévoilerait une partie de ses racines, et, par inférence, il laisserait deviner, peut-être, quelques-unes de ses futures efflorescences. Le « je », ombre éphémère, disparaîtrait mais laisserait entrevoir un « moi » un peu plus pérenne, sans doute mieux capable de demeurer face au « soi » et même face au « Soi » infini. Le « je » fugace du sujet, tout comme le « moi » plus durable qu’il dénote, peuvent être comparé, ce me semble, à des nœuds de connexion entre le conscient et l’inconscient. Ces nœuds n’existent que par les torons qui les structurent et les traversent. Il faut être conscient qu’ils peuvent d’aventure se dénouer, et que les torons qui les composent peuvent être défaits, et même coupés. Mais ce n’est pas si grave : la toile du réel est faite de myriades de trames et de chaînes qui s’entre-tiennent, s’entre-lacent, et s’intriquent de toute éternité.
Il reste que le corps qui est attaché au « je » n’est pas le « je » lui-même ; le « soi » n’est pas le « je », non plus. Qui donc est véritablement ce « je » ? N’est-il qu’une image superficielle du « moi » ? D’où vient-il ? Vers quelle fin va-t-il ? Quant au « moi » son nœud de connexion n’est pas lui-même statique, il n’est pas « serré », « noué » de façon indénouable. C’est un nœud mobile, vibratile ; il a sa propre énergie, sa propre dynamique, il est en essence une vivante « intrication » de conscience et d’inconscient, et il fabrique en permanence d’autres fils et d’autres torons, c’est-à-dire d’autres moments de conscience et des éléments d’inconscient.
Ces mots que j’écris ici sans guillemets — je, moi, esprit, conscience, ego, cœur, intellect — ne sont que des appellations différentes qui saisissent de façon différente une seule et même réalité intérieure. Ils esquissent des formes habillées de conscience et d’inconscient, mais ces formes ne sont pas fixes, elles sont vivantes, et se prenant à la fois pour modèle et pour matière, elles se transforment en ce qu’elles ne sont pas encore, non pour se nier, mais pour s’accomplir. On pourrait dire, bien sûr, que le « je » n’est qu’une somme de sensations, que l’« intellect » n’est qu’un agrégat de pensées, que le « cœur » n’est qu’une addition de sentiments, et que la « conscience » n’est que le produit (tensoriel) de toutes ces sommations. Mais ces sensations, ces pensées, ces sentiments, ne peuvent exister que pour un ego singulier et, en essence, « pensant » (l’ego cogito est le « moi qui pense »). Toutes les pensées imprègnent l’ego et sont aussi imprégnées de l’ego. De même, tous les sentiments s’enracinent dans le cœur. Mais si l’on va assez loin vers leur source, et si l’on cherche l’origine de l’ego et du cœur, ce là d’où vient le « je », alors les pensées se tariront sans doute, les sentiments se tairont, faute de matière à penser et à sentir. Que restera-t-il alors au « je » sans pensées et sans sentiments ? Une « pure conscience » ? Ce serait aller trop vite en chemin. Si le nœud de la conscience et de l’inconscient se dénoue, ce n’est pas une « pure conscience » qui en émergera par enchantement. D’un nœud dénoué, que faire ? Rien, sinon le renouer, à l’identique ou autrement peut-être (les marins s’entendent à varier les nœuds suivant les situations). Il faudra même sans doute le nouer plus serré, si le besoin s’en fait sentir (ce n’est pas nécessairement le cas). Ne serait-on pas tenté de voir dans le fait de nouer ce nœud à nouveau l’image d’un pur « jeu », ou d’une « danse » entre le « je » et le « non-je », le conscient et l’inconscient ? Héraclite n’a-t-il pas dit que « le temps est un enfant qui joue en déplaçant des pionsii » ? Les « je » comme les « moi »ne seraient-ils que les pièces d’un jeu infini que le Temps (Aïôn) joue avec lui-même ? Le Temps « joue » avec les consciences et avec l’inconscient sur l’échiquier de l’Être. Quel est l’enjeu de ce jeu cosmique ? Y en a-t-il seulement un ? Et cet enjeu, s’il existe, ne monterait-il pas toujours, au fur et à mesure, sans fin ?
Revenant à la source, ou se projetant dans le lointain futur, et après le constat de la disparition des pensées et des sentiments, que reste-t-il du « Je » laissé seul avec lui-même ? Devient-il un pur « Je », un « Je » réduit à l’état pur ? Mais est-il encore possible au « Je » de trouver en lui-même de quoi fixer son attention sur ce « pur »-là et de ne plus le quitter du regard jusqu’à ce qu’il ait trouver qui il est réellement ? Quel serait d’ailleurs un « pur Je », au fond ? Un « Je » sans inconscient, sans pensées et sans sentiments ? D’aucuns décrivent le « Je » dans cette situation comme étant une « pensée extrêmement subtile », ou même comme n’étant rien d’autre que le « Soi » lui-même. Mais je ne vois pas que cela résolve le problème.
L’expression « pur Je » n’est jamais qu’une formule. On pourrait même douter de son utilité. On pourrait être en droit de penser que le « pur Je » n’est jamais si « pur » et qu’il n’est pas même un « Je », à proprement parler, s’il ignore tout de son origine, de sa fin, de son essence, et de l’inconscient qui l’environne de toutes parts. Ce serait là un « Je » de fort peu d’envergure, un « mini-Je », en somme. La nuit étoilée est-elle consciente de l’image qu’elle envoie vers nos rétines ? Le cosmos total est-il conscient de sa matière noire ? L’océan est-il conscient de ses vents et de ses vagues ? Sans doute pas, du moins au sens où l’on entend généralement le mot « conscience ». De même, pourrait-on penser, le « Soi » n’est pas conscient du « je ». Réciproquement, le « je » est loin d’avoir une conscience claire de son inconscient obscur.
Le « je » sait-il ce qu’il se passe lors du sommeil profond dans lequel il est plongé la nuit ? Il n’en sait rien, sans doute. Mais sait-il assez qu’il n’en sait rien ? D’ailleurs, qui d’autre, en lui, en saurait quelque chose? Serait-ce le « soi », qui resterait alors à l’état de veille lors du sommeil du « je » ? Au réveil le « je » dit : « J’étais endormi, j’ai rêvé peut-être, ou bien peut-être que non, comment le savoir ? Je ne sais pas qui j’étais vraiment lors de mon sommeil [profond]. En réalité, le « soi » qui existe en moi, et qui était là pendant mon sommeil profond, continue à exister maintenant que je suis redevenu un « je » conscient, mais je ne suis toujours pas vraiment conscient de ce « soi ». J’ai lu quelque part que le « Soi » est immuable. Mais ce « Soi » immuable est-il concevable par le « je », par cet « ego » pensant ? Ce qui apparaît et disparaît, c’est « je » ; ce qui demeure inchangé, c’est le « Soi ». Mais cet inchangé est hors d’atteinte. On pourrait dire qu’il ne faut pas tenir compte du « je » et de ses activités, et qu’il faut se concentrer sur la lumière du « soi », et se placer derrière elle. Le « je » est le sujet de la pensée de celui qui dit : « je pense, ego cogito ». Mais qui est le sujet du « soi » ? Et, y a-t-il un vrai « Je » qui serait le sujet du « Soi » ? Les nœuds qui lient le « je », le « moi » et le « Soi » ne se dénouent ni dans la veille, ni dans le sommeil profond. Sans doute, le « je » prend-il plus de place apparente dans la veille, et le « Soi » dans le sommeil. Quant au « moi », il fait le lien (un nouveau nœud, donc) entre le « je », le « Soi » et lui-même. Tous restent intriqués, en un nœud serré « Je-moi-Soi »… Comment les distinguer ? Il faudrait une fine lame, ou une « fine pointe », qui puisse, dans l’épaisseur serrée laisser entrevoir une « petite fente ». On pourrait alors décliner les métaphores du chanvre, des cordages, des nœuds, mais aussi des tensions, des forces, des voiles, des mats, des bateaux, des caps, et des dérives au milieu des vents et des courants.
Si je me pose la question « Qui suis-je? », que répondre ? Toute forme de réponse serait l’équivalent d’un coup de hache dans les nœuds de mon ego. Le trancherait-il irrémédiablement, d’un coup ? Sans doute pas, les fils résistent, les torons sont nombreux. L’acier de la lame n’atteindrait pas l’âme du filin. Il y a des maîtres qui disent qu’il faut « tuer l’ego », que c’est la seule chose à accomplir. La quête initiée par la question « Qui suis-je ? » est « le glaive qui sert à trancher l’egoiii ». Mais n’est-il pas préférable de laisser l’ego vivre et évoluer ? Faire vivre le « je » n’est-il pas préférable à sa mort ? Pour Maharshi, la naissance de l’ego correspond à la naissance de la personne, et il intime : « Tout ce qui naît doit mourir. Tuez l’ego; il n’y a pas lieu d’avoir peur d’une mort pour ce qui est déjà mort. Le Soi subsiste même après la mort de l’ego. C’est la Félicité, c’est l’Immortalitéiv. » Mais, à mon humble avis, il n’est pas nécessaire de « tuer » pour atteindre l’immortalité. C’est un paradoxe qui me semble un peu lourd, à mon goût. La mort m’ennuie, en tant que concept. Il ne faut pas obturer la petite fente de l’âme, il ne faut pas moucher l’étincelle du moi, il ne faut pas écraser la fine pointe de l’âme. Tuer l’ego n’ouvre pas les portes de l’éternité. L’ego, de toute façon, est transitoire, pourquoi donc le « tuer » ? Le vrai « Soi » est permanent. Il a donc bien le temps d’attendre son tour. Si l’on est déjà le vrai « Soi », au moins de façon immanente, pourquoi se préoccuper de tuer l’ego ? Si l’on identifie, de façon passagère, et par erreur, le vrai « Soi » (qui est bien réel) avec le faux « soi » (qui serait à l’image de l’ego, du « je »), quelle importance ? Ce ne serait qu’une péripétie, un détour, au long d’un voyage si long que l’on n’en imagine pas la fin. On prend un bord, et on vire à nouveau, plus loin, quand une risée se fera sentir. Le « Soi » est une forme de conscience dite « pure », aussi celle-ci n’est-elle consciente de rien d’autre que d’elle-même, ce qui ne l’avance pas à grand-chose, du point de vue qui nous intéresse, qui est celui de la découverte du Tout, de l’Être en général, mais aussi de la totalité des êtres en particulier.
La « conscience pure », qu’est-ce, en réalité ? Est-ce l’âme même, ou bien encore la « fente » qui se dessine en son intime abîme, ou encore sa plus « fine pointe », lorsqu’elle explore son voisinage, ou encore son « étincelle » originaire, lorsqu’elle cherche la source de son feu ? Mais, d’ailleurs, qu’est-ce que la « conscience » tout court ? Le corps, considéré comme tel, est dépourvu de toute conscience et ne peut pas dire « je ». Il a besoin de la conscience pour prendre conscience qu’il est un corps. Mais le corps n’est pas la conscience, il n’en est que l’apparent dépositaire, pour un temps, et il peut être aussi l’objet de son attention. Le « Soi », quant à lui, dont certains disent qu’il est « pure conscience », qu’il est séparé de toute corporalité, ne peut pas dire « je » non plus. Quant a « moi », il est quelque chose d’intermédiaire entre le corps et le Soi ; il est aussi intermédiaire entre conscience et inconscient. Le « moi » est un « je » moins nu, vêtu seulement de plus hardes. Ou, si l’on veut être emphatique, il est un diamant couvert de suie, qui mime un « je » originel, qui alors était le « je » vraiment nu, c’est-à-dire une sorte de point géométrique, sans dimension ni poids. Le « moi » possède une conscience, mais celle-ci est-elle sincère ? Ne se trompe-t-elle pas sur elle-même ? Pour répondre, il faudrait chercher la source du « moi ». Le corps, lui, ne dit pas «Je suis», il ne dit rien, il se contente d’être, immanent à lui-même. Non, il ne dit rien. Il vit, jusqu’à sa fin. Il sera seulement, dans certains cas, mis à nu, dénudé, ou même flagellé, torturé, crucifié dans quelques cas. Ce corps représente-t-il le « moi » ou la « personne » à qui toute félicité sera désormais niée, après la mort ? Ou, continuera-t-il d’exister, fantasmatiquement en tant que « corps pur » et éclaté en myriades de quarks, que l’on pourra à volonté transformer à nouveau en substance, morte ou vive ? Une autre voie de recherche s’ouvre, pour le « je » que la mort n’effraie pas. Elle consiste à partir du fait que la Félicité ne va pas nécessairement de pair avec la Conscience ou avec l’Être. L’Être, la Conscience, la Félicité (qui se disent Sat, Cit, Ananda, en sanskrit) ont leur propre nature, leur propre essence, leur propre indépendance. On pourrait imaginer qu’ils « existent » indépendamment les uns des autres, tout en restant en quelque sorte intriqués. Pour imaginer cela, il faudrait sortir de l’oubli — l’oubli de l’être, l’oubli de la conscience, l’oubli de la (véritable) félicité. On peut penser que le « je » est capable de ne pas oublier qu’il a pu un jour « voir », et qu’il a alors « su », et qu’il a su aussi qu’il allait « oublier ». Mais il n’a pas oublié qu’il savait alors qu’il allait oublier — ce qui est sa gemme la plus précieuse, dans le (très petit) trésor de sa vie.
Qu’est-ce qu’une pensée qui ne dirait pas « je pense » mais qui penserait seulement au « je » (qui pense) ? Serait-elle son propre sujet ou seulement l’objet de la pensée d’un autre sujet qu’elle-même ? Le « je » pensant (ego cogito) est le témoin de tout ce qui arrive au sujet, pendant les états de veille et de rêve, ou du moins, c’est ce que nous croyons. On peut assez facilement considérer le « je » comme étant le sujet (pensant). Mais si l’atteinte du pur « Soi » n’est réalisée qu’après avoir tué le « je » , qu’après avoir tué l’ego, qu’après avoir tué la pensée, la pensée elle-même n’apparaîtra plus que comme un objet, désormais sans importance, déréalisé.
Pour les maîtres à penser, le premier et unique devoir de l’homme, c’est la réalisation du « Soi ». Mais pourquoi cela ? Pourquoi dénuder le « je », et pourquoi viser à l’anéantir ? Le « je » pourrait être vu comme un irréductible fragment de l’Être, un petit point ontologique, mais aussi un point absolu. Ce point infime, ne peut-on concevoir qu’il puisse être admis en présence du Tout, et placé devant l’infini du « Soi ». Il faudrait concevoir la possibilité du face-à-face du point et du Tout, mais aussi ses conséquences lointaines. Absorption, dilution, interaction ? Si l’on admet que la « conscience pure » est le Soi, il faut aussi reconnaître qu’existe aussi une conscience (mélangée, émergente, inchoative, inaccomplie) dans le point indivis qu’est le «je » originel. Ce point infiniment minuscule, proche de l’anéantissement, est cependant conscient qu’existe la conscience infinie du Soi, et il est conscient qu’il peut s’y joindre. Il peut désirer fusionner avec le Tout, mais sans se diluer, en gardant son irréductible punctitude, son « étant-point ». En tant que « point », il peut rêver de parcourir infiniment l’infinité du « Soi », pour y tracer librement lignes, courbes, mais aussi surfaces, volumes, et mêmes mondes. « Quelle est la nature ultime de la Réalité ? » — demandent-ils toujours, les maîtres-à-penser. Serait-ce l’Un ? Le Tout ? Si c’est l’Un, comme disent les maîtres à la suite de Parménide, puis des monothéistes, le questionnement ne fait que commencer. L’Un peut-il unir les triades, comme celle du connaissant, de la connaissance et du connu ? Le connaissant est ce qui connaît (mais se connaît-il seulement lui-même ?). La connaissance est toujours en acte, elle est « acte », et de cet acte résulte la félicité, laquelle est sans fin, (pour autant que l’acte de connaître n’épuise jamais ce qui toujours reste à connaître). Le connu est ce qui est à connaître (mais on vient de le dire, tout reste toujours à connaître). Tout cela, connaissant, connaissance, connu, peut-il s’unir dans l’Un ? Mais alors qu’est-ce que l’Un, sinon un inaccompli ?
Question: Si le « je » est lui-même une illusion, une illusion qu’il faille rejeter, qui donc alors est en position de rejeter cette illusion ? Si c’est encore le « je » qui rejette, ce rejet n’affecte que l’illusion du « je », et non le « je » lui-même. Le « je » reste tel qu’en lui-même : il reste alors peut-être dans l’attente d’illusions nouvelles ? Mais on peut aussi imaginer qu’il reste dans l’espoir de découvertes. De quelle manière adviendraient-elles ? Par cette fameuse « petite fente », en laquelle il se glisserait pour dérober une vue du « Soi » ? Tel est le paradoxe ultime de la réalisation du « Soi » par le « je ». Celui-ci doit se nier à un point extrême, et même frôler le néant, sa propre annihilation. Le « je » dénude toutes ses illusions toutes ses errances égotistes, de façon à espérer être placé en face du Soi. Le « je » qui cherche est donc la réponse à sa propre question. Il est l’enjeu de son propre jeu. Nulle autre réponse ne peut venir, de quelque horizon que ce soit. Ce qui naît une fois, naît sans cesse. La naissance est son essence. Dans un monde où des êtres naissent et meurent, seul est vrai ce qui naît toujours. Ce qui naît depuis toujours a vocation à devenir toujours un être naissant et renaissant. Naissant à quoi ? Naissant à lui-même, et naissant hors de lui-même. Naissant à l’extase même. Le « Soi » est plus intime à lui-même que les pensées que l’ego cogite pour lui-même. L’ego est déjà, en un sens, le « Soi », tandis que ses pensées peuvent voler n’importe où dans le monde de la pensée, tout en restant étrangères au « Soi ». On n’arrive donc pas à connaître le « Soi » simplement en multipliant les pensées, ni même en approfondissant l’une d’entre elles jusqu’à l’infini. On n’atteint le « Soi » que lorsque toutes les pensées ont été pensées — ce qui ne peut arriver. Ou alors, on l’atteint aussi, ne serait qu’un instant, quand toutes les pensées disparaissent d’un coup du « je » qui pense. C’est pourquoi d’aucuns disent qu’il faut être libre de toutes pensées. Il faut ne s’accrocher à rien, laisser dire, laisser faire, laisser penser, et se débarrasser de tous les dires, de toutes les actions, de toutes les pensées, et alors aucun dire, aucune action, aucune pensée ne s’accrochera plus au « je ». Le « je » sera seulement lui-même, pur en un sens, mais en un autre sens liés par des myriades de cordages et de filins, à tous les nœuds de l’univers en cours. On ne trouve pas le « Soi » dans les paroles des hommes, dans le monde ou dans le cosmos. Il faut le chercher dans le vide même, non pas parce qu’il serait en effet dans le vide, mais parce que c’est dans le vide seul qu’il peut apparaître. Seul le vide est à la mesure de son ineffabilité. Faites le vide, et laissez venir le « Soi » en vous. Ce sera alors la fin d’un monde et de ses misères, mais pas la fin des mondes. Le « Soi » est seulement une fente dans la profondeur de la Caverne.
iiFragment D.K. 52 : « Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant. » (Trad. Marcel Conche). Compte tenu de l’évidente proximité étymologique (soulignée par Chantraine) entre les mots grecs παῖς, païs, « enfant » et παίζω, païzô, « jouer », on peut en inférer que l’essence de l’« enfant » est dans le « jeu », ou, réciproquement, que l’essence du « jeu » se trouve dans l’« enfance »… Pour en rendre compte, je propose donc de traduire : « Le Temps est un enfant, faisant l’enfant en déplaçant des pions. » L’idée suggérée serait alors que le Temps s’enfante lui-même, de par son essence même, laquelle est aussi l’essence du « jeu ».
iiiRamana Maharshi. L’enseignement. Traduction de Eleonore Braitenberg. Albin Michel, 2005, §146, p. 224
« Ôm. Formé de conscience et de joie, je suis Śiva, je suis Śiva, je suis Śiva. »i
Le mot sanskrit cit चित् signifie « conscience », mais aussi « pensée, connaissance »ii. Dans les traditions védique et hindouiste, la « matière » et la « nature » ne se distinguent pas nettement de la « conscience », elles lui sont intimement nouées, entremêlées. Partout dans l’univers, la conscience est donc latente, immanente, mais elle se révèle particulièrement dans la nature humaine, dans la mesure où celle-ci participe, plus ou moins consciemment, à la Conscience universelle. Les rites du sacrifice védique symbolisent et incarnent cette participation, cette fusion de la conscience humaine et de la Conscience divine.
L’Univers, quant à lui, résulte de l’union de la Nature (prakṛti) et de l’Esprit (puruṣa, mot qui signifie aussi, originairement, « l’Homme »). Cette union peut être comparée au yin et au yang de la tradition chinoise, et elle est analogue, en un sens, à la « matière » et à la « forme », ou à ce qui est « en puissance » et ce qui est « en acte », dans la philosophie d’Aristote. Au-delà de ces deux principes de la Nature et de l’Esprit, il y a un autre principe encore, celui de l’Être suprême, d’où tout provient, qui est immanent à toute chose, qui transcende le Tout, et auquel est donné le nom propre Puruṣottama (litt. ‘Esprit suprême’).
Dans le Véda, la matière n’existe donc pas en soi, elle est pure potentialité, et elle ne peut être appréhendée que par les formes qui lui donnent une réalité. Pour utiliser des équivalents grecs, elle est le chaos (le « vide ») qui, selon Hésiode, précède le cosmos (l’ordre du monde) ; en hébreu, un équivalent serait le tohu et le bohu de la Genèse. La matière est nommée māyā dans l’hindouisme ; Ṣankara la décrit comme « ni être ni non-être ».iii Le principe de la matière possède aussi une dimension psychique : il équivaut au principe de l’inconscient de l’homme, et représente la source originelle d’où sourd la conscience, celle qui opère dans la veille, le rêve, et le ‘sommeil profond’.
L’Être (sat) et la Conscience (cit) forment les deux premières syllabes de la célèbre triadehindouiste, saccidânandaiv,mot composé qui peut se traduire littéralement par :« être-conscience-joie ». Cette formule se décompose en effet en trois mots : SAT, सत् , « être » ; CIT, चित् , « conscience » ; ĀNANDA, आनन्द, « joie ». Elle invoque, en les agglutinant et en les fusionnant, les trois concepts qui composent l’unité intime de la Réalité suprême, le bráhman. S’interprétant comme un concentré de l’essence du bráhman, cette formule évoque et synthétise le contenu de l’extase qui permet de la saisir (samādhi).
Dans l’extase, l’esprit atteint l’unité du bráhman (nom abstrait qui désigne la Réalité, l’Être, le Principe suprême et indifférencié, l’Absolu ; ce nom désigne aussi Dieu comme Essence ou substrat du Tout) et, par là même, il atteint l’unité de l’ātmán (la Conscience suprême). Cette expérience de l’unité du bráhman et de l’ātmán est la plus profonde, la plus fondamentale de la tradition védique. Seule l’extase peut mener à la révélation de cette unité. Celle-ci ne s’obtient donc pas par le biais d’une connaissance rationnelle ou d’une perception par les sens, mais seulement par l’expérimentation intérieure, extatique, de la conscience (cit) de l’homme, qui prend conscience que sa conscience participe à la Conscience suprême, l’ātmán.
C’est cette expérience intérieure que l’hindouisme appelle saccidānanda : c’est l’expérience, faite par une conscience individuelle, de l’Être absolu et de la pure Conscience universelle, – expérience gratifiée d’une Joie parfaite. Il importe de souligner qu’une telle expérience n’est pas indifférenciée. Elle implique toute la profondeur et la singularité de la personne humaine, sans la nier ou l’annihiler. Il est donc inexact de parler du bráhman ou de l’ātmán en termes seulement abstraits ou impersonnels. « Une personne est un être conscient, et bráhman est la Personne Suprême, le puruṣottamanv. Chaque être humain est une personne dans la mesure où il participe de cette Conscience Suprême. »vi
La croissance de la conscience humaine se fait continuellement, par de multiples expériences, depuis la naissance jusqu’à la mort. La conscience peut se développer, et se dépasser toujours plus, avant ou même après la mort, par-delà les limites de la matière et de l’esprit, et devenir davantage consciente de la Conscience universelle qui étreint toute la création, et du Soi qui lui est immanent. « Celui-là est ton Acteur intérieur, ton ātmán, ton propre Soi immortel, celui qu’on ne voit pas et qui voit, qu’on n’entend pas et qui entend, qu’on ne perçoit pas et qui perçoit, qu’on ne connaît pas et qui connaît. »vii Notre connaissance, notre savoir, notre sagesse, notre vision, et notre illumination dépendent de cette Conscience et de cet Être, un et universel.
Ce qui caractérise le lien entre l’Être (sat) et la Conscience (cit), et ce qui qualifie l’union entre le bráhman et l’ātmán, est la ‘non-dualité’ (advaita), – selon le terme adopté par la tradition hindouiste, laquelle reprend celle des Upaniṣad. « Là où il y a comme une dualité, l’un sent l’autre, l’un voit l’autre, l’un entend l’autre, l’un interpelle l’autre, l’un pense l’autre, l’un connaît l’autre. Mais quand, pour le connaisseur du bráhman, tout est devenu le Soi, qui et par qui pourrait-il sentir viii? Qui et par qui pourrait-il voir ? Qui et par qui pourrait-il entendre ? Qui et par qui pourrait-il interpeller, penser et connaître ? Ce par quoi il connaît tout, par quoi pourrait-il le connaître ? Le connaisseur, par qui le connaître ? »ix
Comment connaître, en effet, celui qui connaît ? Même la pensée la plus abstraite, la plus métaphysique, reste déterminée par la distinction, à vrai dire grammaticale, qui est toujours faite entre le sujet et l’objet. Mais comment connaître le sujet, le ‘Je’, sans le transformer alors en objet ? C’est là une limite de la pensée rationnelle, un obstacle inhérent aux structures du langage et aux catégories héritées du monde ‘objectif’. Comment dépasser celles-ci, afin d’aller bien au-delà de leurs contraintes, afin d’accéder à une vision directe de l’essence du sujet, l’essence du ‘Je’ qui sait, et non du ‘Je’ qui est connu, l’essence du ‘Je’ en tant qu’il transcende toute objectivisation, et toute immanence ? Dans la tradition hindoue, cette connaissance de l’essence du ‘Je’ a été très tôt reconnue comme étant la forme ultime de la connaissance, – à savoir la connaissance du Soi (ātmán).
Au stade suprême de l’extase (samādhi), on a ‘conscience’ (cit) que l’on est uni à la Réalité (sat), et que l’on devient soi-même ‘joie’ (ānanda); c’est le stade où « la dualité de la jouissance et du jouisseur se dissout dans l’océan de saccidānanda, le Soi »x.
Dans une autre série de commentaires, contemporaine et plus proche de nous, Ramana Maharshi insiste sur une définition de saccidānanda par lavoie négative : « Nous décrivons habituellement la Réalité comme sat-cit-ānanda (être-conscience-félicité), mais ce n’est pas tout à fait correct. Elle ne peut être vraiment décrite. Nous essayons simplement par cette description de faire comprendre qu’elle n’est ni asat (non-existence), ni jada (sans conscience) et qu’elle est dépourvue de toute souffrance. En réalité nous sommes tous sat-cit-ānanda, mais nous pensons être asservis et avoir à subir toutes ces souffrances. »xi
Sat est le participe présent du verbe sanskrit as, « être ». Ce mot s’emploie comme adjectif, et signifie : « réel, vrai ; bon, juste, vertueux ; profond, subtil ». Le sens philosophique de sat est l’« Être », ou le « Réel ». « Comment [cet Être] peut-il être atteint sinon par celui qui dit ‘Il est’ ? Par ces mots ‘Il est’, il doit être atteint.»xii. Sat est aussi la racine du mot satyá, « le vrai, la vérité, la réalité ». Le « vrai » est vrai parce qu’il dévoile l’« être », il le ‘dé-couvre’, il présente son ‘non-oubli’ (de façon comparable, la langue grecque dit littéralement, a-lêthéia, le ‘non-caché’, la « vérité »). Quand « je suis », je « découvre » aussi que « je suis » et je découvre alors cette vérité, ce savoir que « je suis ». C’est là l’essence de la conscience humaine, – la conscience que les traditions védique et hindoue appellent cit dans plusieurs Upaniṣad.
Avec l’apparition de l’homme en son sein, l’Univers a réussi à rendre l’être (sat) conscient (cit) de lui-même, il a réussi à rendre le Soi présent à soi. Grâce au cit, et par le cit, le sat peut sortir de sa propre essence, et rayonner en quelque sorte au-dedans de lui-même, pour lui-même.
Le cit, la conscience en soi, présente l’Être face à lui-même ; le cit est la présence de l’Être face au Soi.
Il est intéressant de noter que la Taittirīya Upaniṣad emploie une triade un peu différente de la formule saccidānanda, à savoir : ‘satyam jñānam anantam bráhman’. Cette triade définit le bráhman par trois termes :satyam jñānam anantam. Elle est isomorphe à la formule saccidānanda, mais en change subtilement les nuances. Dans son explication, la Taittirīya Upaniṣad précise: « Celui qui connaît le bráhman comme vérité (satyam), sagesse (jñānam) et infinitude (anantam), comme caché dans la crypte du cœur, au plus haut des cieux, celui-là reçoit toutes les bénédictions, dans l’unité avec le bráhman omniscient. »xiii On voit qu’à la place du mot sat de la formule saccidānanda, on trouve le mot satyá, « réalité, vérité » ; à la place du mot cit, est employé le terme jñāna, « sagesse, connaissance, gnose » , et au mot ānanda (« joie »), la formule de la Taittirīya substitue le terme ananta (« infini, illimité, éternel »). Une autre différence, c’est que la Taittirīya Upaniṣad affirme positivement que le ‘connaisseur’ du bráhman devient lui-même le bráhman.
Le mot jñāna, qui est employé à la place de cit, peut être traduit par « sagesse », mais signifie aussi « conscience », ce qui le rend équivalent à cit. Jñāna possède d’ailleurs une gamme d’acceptions fort large dont celles de « connaissance, science, intelligence, perspicacité, pensée, gnose, cognition ». Le mot jñāna a aussi pour synonyme buddhi, ce qui en élargit encore le spectre sémantique: « esprit, intelligence, réflexion ; sagesse, raison ; pensée, idée ; essence de l’intellect ».xiv
Pour les traditions védique et hindouiste, lecitparticipe du sat ; la conscience qui brille au fond du moi n’est pas seulement mienne, elle participe aussi d’une conscience pure, suprême, ineffable, universelle. Le cit est la conscience ou la présence de sat à soi-même. Sat est l’être, et cit est conscience d’être, et conscience de l’Être : sat et cit sont de même essence. Le cit ‘conscientise’ le sat et le sat fait ‘être’ le cit. Tous les deux sont essentiellement inséparables. Leur lien relève de la non-dualité (advaita), déjà citée. La conscience que « je suis », « ma » conscience, n’est donc pas seulement un attribut de mon être, elle n’est pas quelque chose que mon être a, elle est mon être. Elle est aussi le sat lui-même. « En cette présence à soi-même de l’Être, je suis présent à moi-même, j’ai conscience de moi, je sais que je suis. »xv
Lorsque la conscience pure du soi atteint sa propre vérité (le fond de son propre être), alors elle est envahie par la joie, la béatitude, et par une plénitude telle qu’elle est aussi une ‘infinitude’ (en sanskrit : an-anta = « sans fin »xvi), une joie infinie de l’Être, joie qui se fond à son tour dans l’unité bráhman–ātmán.
Ni le sat, ni le cit, ni l’ānanda ne m’appartiennent jamais en propre. Aux sources mêmes de l’être, au plus profond de la conscience, à la cime la plus élevée de la béatitude, rien de ce qui relève du sujet, du propre et de l’avoir n’a plus cours. C’est dans le dépassement du ‘moi’ et de tout ce que je juge ‘mien’ que je peux goûter l’ānanda, la joie ou la béatitude, qui, par un jeu de mots, est aussi l’infinitude (ananta) de la conscience, en tant qu’elle est consciente de l’être infini.
L’ānanda est intrinsèquement liée au sat et au cit, elle apparaît quand l’être (sat) et la conscience (cit) ne font qu’un ; elle s’atteint au cœur de l’Être, et elle se révèle au centre de la Conscience universelle (dans la conscience de la présence de l’Être). Alors, celui qui est conscient, la chose dont il est conscient et l’acte de la conscience sont unifiés, fusionnés. On pourrait aussi dire que c’est l’Être unique qui est conscient en nous, ou encore que toutes les formes particulières, singulières, de la conscience humaine sont des étincelles du feu de la Conscience universelle.
Cette conscience ou cette connaissance du Soi, s’obtient par la méditation, en transcendant les catégories de la raison, de l’espace, du temps et du moi, pour enfin expérimenter la Réalité unique, le Soi infini et éternel, qui subsume toute la multiplicité de la création.
Empressons-nous de préciser que toute la multiplicité du monde, toute sa diversité, ne se perd pas dans cette unité transcendante, comme si le monde ne prenait pas part, en tant que tel, à la Réalité ultime. Bien au contraire : « tout ce qui est ici est là, et tout ce qui est là est ici ». Autrement dit, il y a une intrication intime, un entremêlement de tout ce qui compose le monde, ici-bas, et tout ce qui existe au sein de l’ultime Réalité. Tout ce qui existe, la moindre particule de matière, comme tout ce qui vit dans le monde, existe aussi de façon éternelle dans cet Un. Toute la multiplicité de la création se tient et se développe dans son devenir, toujours imparfait, non-fini, et se réalise aussi dans l’Un, dans la perfection absolue de l’Être, et dans la connaissance du bráhman.
Śaṅkara dit au sujet de la triade ‘satyam jñānam anantam bráhman’: « L’utilité de cette connaissance du bráhman est la destruction de l’ignorance, et par conséquent la cessation complète du samsāra. On dira aussi: ‘L’homme-sage ne craint rien’. (…) Celui qui connaît le bráhman obtient le bráhman, et rien n’est plus grand que lui. Car il ne se peut que l’on atteigne autre chose que ce que l’on connaît. Seul le connaisseur du bráhman atteint le bráhman. Celui qui connaît ce bráhman suprême devient le bráhman lui-même. On dira que le bráhman est omniprésent, il est l’ātmán de toute chose. Donc le bráhman ne peut être atteint, car ‘atteindre’ se dit de quelque chose qui est atteinte par une autre, ou de quelque chose de limité qui est atteinte par une autre chose limitée. Donc il n’est pas correct de dire que le bráhman, qui est sans limite et qui est l’ātmán de toute chose, pourrait être ‘atteint’ comme s’il était limité et non le Tout. »xvii Autrement dit, on ne peut ‘atteindre’ le bráhman, on ne peut que le devenir.
Śaṅkara ajoute encore : « Le mot jñānam signifie ‘mémoire, intelligence’. Il signifie aussi ‘conscience’, et non ‘qui a la connaissance’. (…) L’expression jñānam bráhman est utilisée pour montrer que le bráhman n’est ni une cause ni un agent, et qu’il n’est pas quelque matière non-pensante comme l’argile. (…) Quand on dit jñānam bráhman, cela signifie qu’il n’est pas infini, car toute la connaissance du monde est finie. Pour répondre à cette objection, il est dit aussi que bráhman est anantam, c’est-à-dire infini. »xviii
Enfin Śaṅkara conclut : « Celui qui connaît le bráhman connaît tous les désirs, sans exception. Jouit-il successivement, d’une progéniture, du ciel, etc. comme le reste ? Il répond ‘non’. Il jouit en même temps de tous les délices, avec une unique connaissance, comme la lumière du soleil, qui n’est pas distincte du bráhman suprême, et que nous avons décrite plus haut comme Réalité, Connaissance, Infinitude (satyam, jñānam, anantam). Ceci est exprimé par ‘ensemble avec le bráhman’. Le connaisseur qui devient le bráhman, jouit sous la forme du bráhman de tous les délices en même temps. »xix. Le bráhman ne doit donc pas être cherché en tant que réalité objective, extérieure, distincte, mais il doit être réalisé dans notre propre soi. En attendant, il peut paraître ‘caché’, parce que, pour un esprit ordinaire, il apparaît indistinctement mélangé avec les mouvements de l’esprit et ses transformations, comme si sa présence restait celée sous les plis et les voiles du mental. La conscience pure (et sans contenu) de notre être, de notre soi, la conscience libre de toute contrainte liée au corps et à l’esprit, est le bráhman. C’est cette Pure Conscience, c’est ce bráhman qui constitue l’essence même de notre être.
Que devient le soi individuel dans la connaissance et la conscience du Soi unique ? L’individu perd alors toute idée de séparation d’avec l’Un, et il fait l’expérience d’une unité totale. Mais cela ne signifie pas qu’il n’existe plus en tant qu’individu, et en tant que ‘personne’. Aucun centre individuel de conscience ne perd sa singularité, son unicité propre. Toutes les consciences singulières participent à la Conscience universelle, elles se connaissent dans l’Être unique, et se découvrent comme des personnes singulières, unies à la Personne unique. Chaque personne est en relation spécifique avec la Personne suprême, le puruṣottaman. La participation de la conscience personnelle, individuelle, à la conscience universelle, fait partie de son propre mouvement d’auto-dépassement. Le soi transcende les limites de la conscience de la personne quand il se confronte à une conscience autre, et a fortiori, quand il rencontre et atteint la Conscience suprême, la conscience de l’Un et du Soi. Mais nul ne peut atteindre le Soi par ses propres forces. C’est là une grâce. « Ce Soi ne peut être atteint par le Véda, ni par la compréhension, ni par l’étude. Seul celui que le Soi (ātmán) élit peut l’atteindre. Le Soi le choisit comme son propre corps.»xx
_________________
iMantra cité par Gérard Huet dans son dictionnaire « Héritage du Sanskrit », à l’article cit.
iiPlusieurs mots sont composé à partir de cit : cidākāsha, « conscience pure » ; cidambara, « pur esprit » ; cidrūpa, « formé de pure pensée » (ce mot qualifie l’Être suprême comme étant formé de pure pensée) ; cinmaya, « fait de pure pensée » (ce mot qualifie l’univers indifférencié). Le mot citta चित dérive aussi de cit, et signifie « connaissance, pensée ; esprit, intelligence ; cœur, sagesse ». En philosophie vedanta, citta désigne l’essence (tattva) de la Conscience. Son siège est le cœur, et il y est associé à l’âme (jīvātman).
iiiDans le commentaire par Ṣankara du Brahma-Sūtra.
ivPrononcer satchidânanda. En devanagari : सच्चिदानन्द
vLittéralement « le meilleur des hommes » (puruṣa-uttama). Puruṣottama est le nom propre de « l’Être Suprême, synthèse du puruṣa (l’Homme ; l’Esprit ; le principe mâle) et de la prakṛti (la Nature ; la Matière ; le principe femelle). C’est aussi l’un des épithètes de Viṣṇu sous sa forme suprême.
viBede Griffiths. Expérience chrétienne, Mystique hindoue. Trad. Charles de Brantes. Ed. du Cerf, 1985, p.89
viiBṛhadāraṇyakaUpaniṣad 3, 7, 23. « He is the Internal Ruler, your own immortal Self. He is never seen, but is the Witness ; He is never heard, but is the Hearer ; He is never thought, but is the Thinker ; He is never known, but is the Knower. There is no other witness but Him, no other knower but Him. » (Trad. Swāmi Mādhavānanda, Calcutta, 1950)
viii« (But) when to the knower of everything has become the Self, then what should one smell and through what ? » BṛhadāraṇyakaUpaniṣad 2, 4, 14 (Trad. du sanskrit par Swāmi Mādhavānanda, Calcutta, 1950)
ixBṛhadāraṇyakaUpaniṣad 2, 4, 14 (ma traduction à partir de celle de Swāmi Mādhavānanda)
xRamana Maharshi. Au jour le jour. Le témoignage de Devaraja Mudaliar. Trad. Eleonore Neess-Braitenberg. Ed. Albin Michel. 2017, p.23
xiRamana Maharshi. Au jour le jour. Le témoignage de Devaraja Mudaliar. Trad. Eleonore Neess-Braitenberg. Ed. Albin Michel. 2017, p.74
xiiiTaittirīya Upaniṣad, 2,1 « He who knows the brahman attains the highest [brahman]. On this, the following verse is recorded : ‘He who knows brahman, which is, which is conscious, which is without end, as hidden in the depth [of the heart], on the highest ether, he enjoys all blessings, at one with the omniscient brahman. » The Sacred Books of the East, Ed. Max Müller, Vol.15, p.54
xivDictionnaire sanskrit-français de G. Huet, 2013.
xvDom Le Saux. Sagesse hindoue, Mystique chrétienne. Ed. du Centurion. Paris, 1965, p.232
xviSelon un des épithètes du brahman, dans la Taittirīya Upaniṣad, 2,1.
xviiCommentaire de Sri Śaṅkara sur la Taittiriya Upaniṣad, 2,1. Traduit du sanskrit en anglais par Sitarama Sastri. TheAitareya and Taittiriya Upaniṣad, Madras, 1923, p.114
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.