Au delà de la mémoire


« Mémoire parallèle » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Je me souviens d’Augustin : il parlait de la mémoirei, et ce qu’il en dit fit monter en moi une souvenance de ce que j’avais vu ou su, mais aussi d’oublis irremplaçables. C’est quelque chose de grand que la puissance de la mémoire. C’est aussi quelque chose d’inquiétant que sa faiblesse subite ou son absence durable. Et c’est quelque chose d’absolument épouvantable que sa disparition assurée, sous l’effet d’une maladie neurodégénérative, par exemple. Une sorte d’horreur me glace quand je pénètre dans la multiplicité profonde, infinie, de ma propre mémoire, et que je prends conscience de son extrême vulnérabilité. Pourtant, cela c’est mon esprit ; cela, c’est moi-même. Que suis-je donc ? De quelle nature suis-je ? Variété vivante, puissante immensité ! Et voilà que je cours par les champs de la mémoire ; et je visite ces antres, ces cavernes innombrables, peuplées à l’infini d’innombrables espèces, qui y habitent en tant qu’images (les ressemblances des corps), ou qui y demeurent par elles-mêmes (les idées et les savoirs), ou par je ne sais quelles notions, pour ce qui touche les affections morales. Celles-ci, même si elles n’oppriment plus l’esprit, restent néanmoins captives de la mémoire, quoique rien ne soit dans la mémoire qui ne soit dans l’esprit. Je vais, je cours, je vole çà et là, et pénètre partout, aussi avant possible, et de limites, nulle part ! Tant est vaste l’empire de ma mémoire ! tant est profonde la vie de l’homme vivant d’une vie mortelle.

A force d’aller et de venir, de courir, de voler, me vient maintenant ce désir, plus profond encore, de franchir la puissance particulière de mon être qu’est ma propre mémoire. Je veux m’élancer vers son au-delà, réel ou putatif, ne serait-ce que pour voir s’il en existe un. Pourquoi n’existerait-il pas puisque je le pressens, comme si déjà j’en avais acquis quelque souvenance intuitive ? Et voilà que je laisse au dessous de moi ma mémoire, jaloux d’atteindre ce lieu idéel, supputé sans garantie, et non sans risque. C’est un lieu dont on ne peut se souvenir où il se tient, ni ce qui y est à espérer ‒ et pour cause. Car les brutes et les oiseaux ont encore assez de mémoire pour retrouver leurs tanières, leurs nids, leurs habitudes. Sans la mémoire ils n’auraient aucune faculté d’accoutumance. Mais si je dois aller réellement loin au-delà de ma mémoire, où trouverai-je donc ce que je n’ai aucun moyen de reconnaître ni où cela se tient ? Où trouverai-je ce qui se trouve bien au-delà de tout ce dont je me souviens comme de tout ce que j’ai oublié ? Et si je le trouvais en effet, cela signifierait-il que quelque souvenance de cet au-delà me serait enfin apparue, l’ayant alors reconnu sans l’avoir jamais vu ? Mais quoi ! la mémoire elle-même ne laisse-t-elle pas tous les jours échapper des objets souvent vus et revus ? Quand nous avons oublié quelque chose, et que nous la cherchons pour nous en souvenir, où la cherchons-nous, sinon dans la mémoire ? Nous présente-t-elle une autre chose, nous la repoussons, et ce n’est qu’en présence de l’objet même de notre recherche que nous disons : Le voici. Et, pour cela, il faut le reconnaître ; pour le reconnaître, il faut se souvenir, et pourtant nous l’avons oublié. Il n’était donc pas entièrement perdu ; c’est donc à l’aide de ce qui nous reste, que nous cherchons ce qui nous échappe. La mémoire se sent dépourvue de son intégrité, et, comme disloquée par l’absence d’un membre, elle réclame ce qui lui manque. Ce n’est donc pas tout à fait oublier une chose que de se souvenir de l’avoir oubliée ; et nous ne pourrions chercher un objet perdu, si aucun souvenir ne nous en était resté.

Mais voilà que je me trouvai confronté à un « objet » que, précisément, je n’avais jamais vu, jamais su, jamais pressenti. Il me fallut admettre que c’était peut-être en cherchant délibérément, mais par sérendipité, très au-delà de ma mémoire, ou très en deçà, que j’avais dû provoquer sa venue, son irruption, sa déflagration, au milieu d’une plaine, pleine mémoire, laissée très loin en arrière, toute nue, presque absolument vierge. Je découvris en cet objet, sans préparation aucune, une vérité inassimilable pour qui ne l’a pas expérimentée : ce qui est au-delà de la mémoire est infiniment plus vaste, plus élevé et plus profond que les infinis palais de toutes nos mémoires accumulées. Il les contient toutes, sans doute. Mais ce n’est pas cela qui importe. Surtout, il compte sur elles pour défricher de l’absolument nouveau, aller de l’avant, et devenir de la mémoire – une autre mémoire.

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iAugustin. Confessions. Livre X

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