
Dans une Lettre écrite vers la fin de sa vie i, Platon évoqua allusivement ce qui avait été, pendant toute sa vie, « l’objet de son effort » ‒ mais pour en dire seulement qu’il s’était bien gardé, dans l’ensemble de ses écrits, d’en révéler la nature. Ainsi, tous ceux qui prétendaient connaître cet « objet de son effort » à travers ses écrits ne pouvaient absolument pas l’avoir compris, ni même seulement deviné. Curieusement, il n’en profita pas pour préciser, au soir de ses jours, quel avait été l’objet de son effort. « Il y a pourtant une chose que je puis déclarer en ce qui regarde tous ceux qui ont écrit ou écriront en prétendant savoir l’objet de mon effort ‒ qu’ils l’aient entendu de moi, ou d’autres, ou trouvé par eux-mêmes ‒, c’est qu’il leur est impossible, à mon humble avis, d’y entendre rien. De moi en tout cas il n’y a sur la matière aucun écrit, et il n’est pas à prévoir qu’il y en ait jamais. Elle ne se laisse pas exprimer par des mots, ou par quelque connaissances ; c’est seulement après un commerce prolongé voué à l’objet, une véritable vie commune, que subitement ‒ comme au jaillissement de la flamme une clarté s’allume ‒ ce savoir se produit dans l’âme et, désormais, il s’y nourrit tout seul lui-même. La seule chose que je sache, c’est que, dit ou écrit, c’est encore par moi que cela serait dit le mieuxii. » Mais cela, cet objet, cette clarté, il ne l’a jamais explicité. Dans cette Lettre, il se garda à nouveau d’en parler, sauf de façon allusive. En revanche, il justifia son silence radical à ce sujet. Pourquoi Platon avait-il absolument renoncé à communiquer à ses élèves, ses disciples, et tous ses autres lecteurs, ce qui constituait l’essence même de sa pensée ? Pourquoi avait-il tenu caché ce qui, toute sa vie, avait été l’« objet » (de son effort philosophique) ? Platon explique dans sa Lettre que le fait de rendre public ce qu’il pensait être sa « vérité » n’aurait pas été un « bien » pour l’immense majorité de ses lecteurs, et il en donne cette raison : loin de les faire avancer (vers le Bien), cela aurait risqué au contraire de les remplir d’un orgueil injustifié et d’une vaine confiance quant à leur compréhension de « mystères », qui ne pouvaient en réalité que leur rester parfaitement inaccessibles et fondamentalement incompréhensibles. « S’il m’apparaissait qu’il fallût l’écrire ou le dire sous une forme explicite pour le public, quel plus noble objet eût-ce été là pour ma vie que d’accorder aux hommes avec un simple écrit un immense bienfait et d’amener la vérité aux yeux de tous ? Mais, pour les hommes mêmes, je suis convaincu que telle entreprise n’est point un bien ‒ hormis pour le petit nombre de ceux à qui une légère indication suffit pour qu’ils découvrent seuls le reste. Les autres, on les remplirait ainsi, bien mal à propos, soit d’une superbe peu justifiée, soit d’une altière et vaine confiance, comme gens instruits d’augustes mystèresiii. » On en conclut qu’aucun des nombreux textes de Platon ne contient le secret de ces « augustes mystères ». Il y a là une sorte de cruelle ironie, d’ailleurs assez socratique. Platon est le seul philosophe ancien dont toute l’œuvre nous soit aujourd’hui accessible. Sa philosophie a continué son influence plurimillénaire, jusqu’à nos jours. Que l’on soit sensible au « platonisme » ou non, on peut reconnaître que Platon fait indubitablement partie des sources de la civilisation occidentale. Or, de l’aveu même de Platon, toute son œuvre ne serait qu’une sorte de façade, et ne révélerait rien de l’essence même de sa véritable pensée ? Et, alors qu’il entrait dans les toutes dernières années de sa vie, il en rajoutait encore ! Il narguait ses anciens et ses futurs lecteurs ! Il affirmait haut et fort que rien de ce qui continuait d’occuper réellement son esprit et son âme dans les derniers temps de son âge n’avait jamais été divulgué par lui dans la totalité de ses ouvrages ! Mais alors à quoi bon lire Platon ? Fallait-il donc oublier ses inoubliables Dialogues ? Laisser de côté, pour ne plus y revenir, le Banquet, l’Apologie de Socrate, Gorgias, La République, Phèdre, Timée, Parménide et tant d’autres ? Ou bien, autre hypothèse, pourrait-on se demander « si Platon lui-même, à la fin de sa vie, n’aurait pas été le jouet de quelque illusion sénile et aurait sacrifié la philosophie de sa maturité à je ne sais quelle révélation mystique de ses dernières annéesiv ? »… Platon, devenu sénile, et reniant toute son œuvre passée, sous prétexte d’avoir eu « je ne sais quelle révélation mystique » ? Pourquoi pas ? D’autres exemples célèbres viennent à l’esprit. Par exemple, Thomas d’Aquin, sur son lit de mort, a bien confié à ses proches qu’il considérait toute son œuvre écrite comme n’étant que de la « paille » ‒ en comparaison avec l’expérience extatique qu’il semble avoir eue à l’abbaye de Fossanova, alors que, gravement malade, il s’y était arrêté sur la route vers le concile de Lyon, en janvier 1274.
Pour faire comprendre aux destinataires de sa Lettre que la « vérité » à laquelle il fait allusion est incommunicable, Platon use de son art pédagogique et dit que l’accession au « savoir » comprend cinq facteurs ou plutôt cinq paliers. « Pour chacune des réalités, les facteurs indispensables de la connaissance qu’on en obtient sont au nombre de trois, et un quatrième est la connaissance elle-même ; pour ce qui est d’un cinquième, il faut admettre que c’est, en soi, l’objet précisément de la connaissance et ce qu’il est véritablement. Premier facteur : le nom ; deuxième facteur : la définition ; troisième : l’image représentée ; quatrième : la connaissancev. » Ainsi, la connaissance elle-même n’est rien en comparaison de « l’objet [final] de la connaissance » et de « ce qu’il est véritablement ». Ce que Platon appelle « connaissance » (ἐπιστήμη) s’obtient dans et par l’« intelligence » et l’« esprit » (νοῦς), en visant ce qu’il appelle l’« opinion vraie ». L’ensemble de tout cela [l’« intelligence », l’« esprit », la « vérité »] doit à son tour être tenu pour « un unique facteur qui ne réside pas dans les sons que l’on profère, pas davantage dans les figures matérielles, mais bien dans l’âmevi. » Or tout cela échappe au langage, qui souffre d’une impuissance fondamentale. « Il y a une considération qui s’ajoute aux précédentes : c’est que les facteurs en question entreprennent de manifester la qualité inhérente à chaque chose, tout autant que l’être de chacune, au moyen de l’instrument impuissant qu’est le langage. Voilà le motif pour lequel quiconque réfléchit n’aura jamais la hardiesse de déposer dans le langage les pensées qu’il a eues, et cela, de le faire dans une chose immuable, telle qu’est précisément celle qui est constituée par des caractères écritsvii. » Ce n’est pas telle ou telle chose déterminée que l’âme cherche à connaître. Ce que l’âme cherche à connaître « c’est l’essenceviii. » Le 4e palier de la connaissance représente un niveau d’« intelligence » capable de saisir une certaine notion de la « vérité ». Mais il ne peut saisir et exprimer le contenu du 5e palier, à savoir la « réalité » elle-même. Celle-ci demeure essentiellement hors du langage, hors de toutes les philosophies et de toutes les doctrines religieuses. Qu’est-ce donc que cette « réalité » ? On n’en sait seulement ce qu’elle n’est pas et où elle ne se trouve pas. Elle n’est pas dans les mots ou les noms, elle n’est pas dans les images ou dans les figures allégoriques, elle n’est ni dans les définitions, ni dans les développements logiques ou dialectiques. Elle est surtout bien ailleurs que dans les discours ou les écrits. « Voilà pour quelle raison aucun homme sérieux, occupé de questions sérieuses, ne se risquera, de beaucoup s’en faut, à laisser, en écrivant, tomber dans le domaine public de pareilles questions et à les exposer à la malveillance et aux doutesix. » Voilà pourquoi Platon lui-même désavoue son œuvre écrite : parce qu’elle n’a été « écrite » que de façon à ne pas être exposée à « la malveillance et aux doutes ». Dans le Phèdre, il dit la même chose : il n’y a pas de vraie philosophie écrite. Le philosophe qui a atteint la maîtrise de la vérité ne peut la faire voir à l’élève : il ne peut que lui préparer l’esprit de façon à être un jour capable de la voir par lui-même.
L’œuvre de Platon ne contient aucune révélation. Elle n’est qu’une méthode, qui, au prix d’un effort persévérant, offre à chacun le moyen d’atteindre à ce qui ne pourra jamais être qu’une révélation personnelle, une expérience éminemment intime et incommunicable de la vérité. Croire à la vérité, tout comme croire à la justice, c’est se donner à soi-même le devoir de rechercher partout et toujours où elle se trouve, et sous quelle forme. Cette recherche n’aura point de fin, car elle ne peut avoir de fin. La vérité et la justice, en tant qu’idées, sont hors des réalités pour lesquelles ont été créés les mots. Comment donc pourrait-on les définir par des mots? On peut certes user d’images, de mythes, de raisonnements dialectiques pour en faire entrevoir quelque aspect. On peut aussi croire, comme Platon incite à la faire, qu’après une vie entière passée à chercher, une flamme jaillira, et que le feu de la connaissance, allumé dans l’âme, désormais « se nourrira de lui-même ». Mais cette recherche n’est pas simplement d’ordre philosophique ou politique, elle est d’abord d’ordre moral. C’est pour cela qu’il faut absolument s’efforcer de réformer la cité, ses mœurs politiques, et plus généralement les idées philosophiques du temps présent. Il y va de notre vie morale, présente et future, la seule vie qui importe vraiment – fort loin de la « paille » du moment.
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iLa « Lettre aux parents et aux amis de Dion » (Lettre VII) fut rédigée en ~ 352. Platon y résume notamment ses mésaventures philosophico-politiques avec Denys, tyran de Syracuse. Son disciple et ami Dion y avait joué un rôle clé. Platon, alors âgé de 75 ans, avait écrit et publié la quasi-totalité de son œuvre à l’exception des Lois, dont il avait commencé la rédaction, mais qui sont restées inachevées. Sa mort intervint cinq ans plus tard.
iiPlaton. Lettre VII. 341 b-d. Traduction de Paul Mazon. Sur une lettre de Platon (Lue dans la séance publique annuelle du 21 novembre 1930, Académie des Inscriptions et Belles Lettres), 1930, p. 3
iiiIbid. p. 4
ivPaul Mazon. Sur une lettre de Platon, 1930, p. 4
vPlaton. Lettre VII 342 a. Traduction de Léon Robin. La Pléiade, 1950.
viIbid. 342 c
viiIbid. 342 d – 343 a
viiiIbid. 343 c
ixIbid. 344 d
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