Ode au Feu


« Feu » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Le feu : figure de l’amour dans ses nuances les plus délicates et ses effets les plus violents : lueurs de l’intuition, étincelles initiales, crépitements des émotions, flammes soudaines et brutales du désir, tisons brandis de la jouissance, braises vives des blessures d’amour, embrasement total du corps et de l’âme dans l’incendie de la passion, suivi de la suave chaleur de la tendresse, purification de la souffrance, fusion de la crainte et consumation de l’espérance. Il y a aussi, après les charbons ardents de la vie, les cendres tièdes du passé, la poussière froide dispersée par la mort.

Le feu a cette propriété : il sépare les choses différentes et rassemble les semblablesii.

Les feux charnels (cupidité, ambition, colère, luxure) transforment le cœur en cendres. Les feux spirituels transforment chaque jour les amertumes en joies sereines et doucesiii.

Un amour pur, sans mélange. Expérience de vive brûlure suivie d’un « bouillonnement » des entrailles, comme si celles-ci passaient, à travers le feu, de l’état liquide à l’état gazeux, puis s’élevaient vers l’étheriv.

Recueilli, l’entendement ne se tait ni ne s’éteint. Il lui reste une très petite étincelle. Survient un moment où l’entendement cesse totalement, comme si l’âme perdait l’esprit. Mais il se retourne pour découvrir l’étincelle vive de la connaissance très simple. C’est là une chose admirablev.

Immense est la montagne du feu tout-puissant. La vallée est l’âme. L’étincelle est l’inspiration; le vent de l’esprit la porte dans les entrailles de l’âme. Le feu qui l’enflamme est un incendie d’amourvi.

Le fer mis au feu perd sa rouille, rougeoie et devient tout étincelant. De même, celui qui se donne sans réserve se dépouille de sa langueur et se change en lumièrei.

Un petit feu est feu tout autant qu’un grand. Mais si le feu est petit, il lui faudra beaucoup de temps pour rendre incandescent un petit morceau de fer. Le feu est-il grand, le morceau de fer, même plus considérable, ne mettra que peu de temps pour changer complètement de naturevii.

Représentez-vous un grand feu avec toutes ses flammes : telle est la disposition de l’âme. De ce feu, soudain, une flamme s’élance beaucoup plus haut. Cette haute flamme est de même nature que le feu en bas… Ainsi en est-il de l’âme : soudain, elle paraît lancer hors d’elle quelque chose d’extrêmement délicat, qui monte vers une région supérieure… II n’est pas possible d’expliquer la chose davantage : cela ressemble à un volviii.

Le feu est la divinité. Le bois est l’humanité. Le brasero est la croix. Les vives étincelles sont les aspirations qui gagnent les entrailles, s’enflamment comme braise et se transforment dans le feu du vif amour… Oh! combien je voudrais voir avec mon esprit les très vives étincelles jaillir du brasero qui s’embrase, emporte l’âme et brûle invisiblementix.

C’est comme si, dans ce fond intérieur, il y avait un brasier où l’on jetterait des parfums exquis. On ne voit pas le feu, ni l’endroit où il se trouve, mais la chaleur et la fumée odoriférante pénètrent l’âme tout entièrex.

Comment se trouverait-il des moyens humains pour guérir les malades du feu divin xi?

Je voyais, entre les mains de l’ange, un long dard, qui était d’or, et dont la pointe de fer portait à son extrémité un peu de feu. Parfois il me semblait qu’il me passait ce dard au travers du cœur et l’enfonçait jusqu’aux entrailles. Quand il le retirait, on eut dit que le fer les emportait après lui et je restais tout embrasée du plus ardent amour de Dieu. Si intense était la douleur qu’elle me faisait pousser ces faibles plaintes dont j’ai parlé, mais, en même temps, la suavité causée par cette indicible douleur est si excessive qu’on n’aurait garde d’en appeler la fin et l’âme ne peut se contenter de rien moins que Dieu même. Cette souffrance n’est pas corporelle, mais spirituelle, et, pourtant, le corps n’est pas sans y participer quelque peu et même beaucoup.xii

Les séraphins enflamment la volonté, les chérubins l’illuminent, les trônes la rendent stable et fermexiii.

Trois barrières pour interdire l’accès de l’arbre de vie. La première est une compagnie de chérubins, la seconde est un feu très ardent qui ne s’éteint jamais. La troisième est une épée légère à manier. Elle a en soi le feu, mais elle peut blesser sans lui, de même que le feu peut blesser sans ellexiv.

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iCf. Imitation, liv. II, chap. 4

ii« El fuego tiene esta propiedad: que aparta las cosas diferentes y junta las semejantes ». Francisco de Ossuna. Tercer Abecedario, trat. IV, cap. III

iiiCf. Francisco de Ossuna. Ley de Amor, cap. XV. Les images ignées sont récurrentes dans la Loi d’amour. Et si la tiédeur (tibieza) vient à signifier le manque d’amour de Dieu et le désamour en général, la chaleur ardente du feu, la brûlure et les images incandescentes renvoient bien souvent à la consumation du pur amour en Dieu (ainsi la métaphore du « four perdurable d’amour de Dieu »), aux propriétés purifiatrices et régénératrices du « feu du divin amour », sans commune mesure avec les propriétés destructrices du feu terrestre. Le feu peut se révéler plus ou moins pur, suivant qu’il brûle de lui-même, ou qu’il a besoin d’être alimenté par du bois ou de la poudre à canon.

iv« Lorsque règne l’amour sans partage, les entrailles bouillonnent et brûlent, les affections se fortifient, le cœur s’embrase, et les sens s’éveillent à une chose d’autant moins explicable qu’on la ressent plus intensément. » Francisco de Ossuna. Ley de amor, ch. 48, f. 192v : « Cuando reina sólo el amor en los varones perfectos, bullen y hierven las entrañas, y fortalécense las afeciones, y enciéndese el corazón, y avívase el sentido a una cosa que tanto menos se puede explicar cuanto más se siente ».

vCf. Francisco de Ossuna. Tercer Abecedario, trat. XXI, cap. VII. « Dans ces recueillements, l’entendement n’est pas complètement réduit au silence ; il reste toujours une étincelle très petite, suffisante seulement pour que ceux qui en sont dotés la reconnaissent, de sorte qu’apaisé et silencieux, il semble que l’entendement observe ce qui se passe dans ces choses, comme s’il ne faisait rien […] Et surviennent des moments (trances) ou des points (puntos) où l’entendement cesse totalement, comme si l’âme n’était pas intellectuelle; cependant, il se tourne ensuite pour découvrir l’étincelle vive (la centella viva ) de la très simple connaissance, et c’est chose admirable. » (En estos recogimientos no se acalla tanto el entendimiento que del todo esté privado; acá siempre queda una centella muy pequeña, bastante solamente para que conozcan los tales que tienen algo y que es de Dios; de manera que asosegada y calladamente parece que el entendimiento está acechando lo que pasa en estas cosas, como que no hace nada; y parece que el ánima no querría que hubiese ni aun aquello, sino morirse en el Señor y perderse allí por Él. Y allegan trances o puntos que totalmente cesa el entendimiento, como si el ánima no fuese intelectual; sin embargo luego se torna a descubrir la centella viva del muy sencillo conocimiento, y es cosa de admiración)

viCf. Bernardino de Laredo. Subida, lib. III, Epístola XIII

viiCf. Thérèse d’Avila. Vie. Ch. 18

viiiCf. Thérèse d’Avila. Relation LIV

ixCf. Bernardino de Laredo. Subida, lib. II, cap XXIII

xCf. Thérèse. Demeures, IV, ch. I

xiCf. Thérèse. Exclamations, XVI

xiiThérèse. Vie, ch. 29

xiii« Los serafines la inflaman, los querubines la ilustran, los tronos la hacen estable y firm». Francisco de Ossuna. Tercer Abecedario, trat. VII, cap. III. « Cada ángel en su manera, mediata o inmediatamente, obra en este nuestro espíritu más inferior que es nuestra ánima; los serafines la inflaman, los querubines la ilustran, los tronos la hacen estable y firme; y esto según las tres fuerzas de la misma ánima, que son la concupiscible, con que desea y ama; la intelegible, con que entiende y conoce; la ejecutiva, con que obra lo que entiende y quiere. » (Chaque ange, à sa manière, de façon immédiate ou médiate, agit sur notre esprit le plus inférieur, qui est notre âme ; les séraphins l’enflamment, les chérubins l’illuminent, les trônes la rendent stable et ferme ; et cela selon les trois forces de la même âme, qui sont la concupiscible, par laquelle elle désire et aime ; l’intelligente, par laquelle elle comprend et connaît ; et l’exécutive, par laquelle elle agit selon ce qu’elle comprend et veut.)

xivCf. Francisco de Ossuna. Tercer Abecedario, trat. IV, cap. III

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