Des métaphysiques à venir


« Athénapollon »  ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

De nombreuses représentations conceptuelles (philosophiques ou métaphysiques) sont basées sur des tripartitions plutôt que sur des dualismes. On trouve de telles représentations à base ternaire dans toutes les cultures. Par exemple, la Trimūrti (la Trinité hindoue) est représentée par Brahmā, Viṣṇu et Śiva. Dans la philosophie du vedanta, est célébrée l’unité du saccidananda qui représente l’union de trois concepts : Sat, Chit etAnanda (« Être, Conscience, Joie »). Le vedanta conceptualise Brahman, Ātman, etMāyā, comme une triade unie dans l’extase du voyant. Le vedanta distingue également en tout homme le corps (śarīra), le ‘mental’ (manas) et l’âme individuelle (jīva). La théologie chrétienne a élaboré le concept de Trinité et l’a symbolisé par la figure ‘trine’ du Père, du Fils et de l’Esprit, les trois « Personnes » qui constituent l’Un divin. Tentant une sorte de synthèse des traditions védique et chrétienne, le philosophe et théologien Raimon Panikkar, fortement influencé par sa double culture européenne et indienne, a forgé le concept de « cosmothéandrie », représentant également un système ternaire, fondé sur le Theos, l’Anthropos et le Cosmos (Dieu, l’Homme et le Cosmos)i. Des idées analogues à la triade du « divin », de l’« humain » et de la « nature », avaient déjà été explorées au 19e siècle par F.W.J. Schelling dans sa Philosophie de la mythologie, mais aussi au début du 20e siècle par C.-G. Jung qui y voyait, quant à lui, une intrication profonde entre l’Inconscient (le pôle divin), la Conscience (le pôle humain) et la Matière (le pôle de la nature universelle).

Je propose de comparer les implications d’une représentation simplement ‘duelle’ de la relation entre la Divinité et sa Création, et les conséquence d’une représentation ‘trinitaire’ de cette même relation, sur la base de trois entités en interaction mutuelle.

Dans le premier cas, les « lois » liant la Divinité et sa Création peuvent être considérées comme « stables », une fois promulguées. Une forme de déterminisme général peut s’établir. Mais dans le deuxième cas, la métaphore du problème à trois corps vient à l’esprit et le système « ternaire » (Theos, Anthropos et Cosmos) ainsi formé devient nécessairement chaotique, imprévisible, même dans le cas (tout à fait théorique) où les « lois » censées le gouverner resteraient essentiellement et simplement déterminées.

Il est parfaitement possible, et même nécessaire d’accorder à ces trois entités, Theos, Anthropos et Cosmos (que l’on pourrait aussi nommer : Inconscient, Conscience, Matière), un poids ontologique et conceptuel nettement différencié. Cependant, le seul fait que ces trois entités puissent ‘librement’ entrer dans des séries d’interactions mutuelles, rend le système ainsi formé intrinsèquement imprévisible dans son évolution ultérieure, du moins si l’on accepte les conséquences bien connues des instabilités propres à l’évolution générale des systèmes « à trois corps ».

C’est un résultat essentiel, me semble-t-il, dans des contextes métaphysique, philosophique ou théologique. Cela implique notamment que le concept d’un Dieu « omniscient » n’est plus soutenable, dès lors que le Dieu a décidé de ne plus rester « seul », mais qu’il a volontairement « sacrifié » son « unicité » et sa « solitude » pour donner forme et existence à d’autres entités ontologiques, comme celles d’une Création matérielle (Cosmos) ou d’une Créature consciente (Anthropos). On doit se résoudre à imaginer le Dieu « créateur » comme étant désormais « dépassé », en quelque sorte, par la dynamique intrinsèquement chaotique du système à trois corps qu’Il a Lui-même décidé de créer.

Une autre conséquence importante de la nature des systèmes (métaphysiques) « à trois corps » est leur intrication systémique. La métaphore de l’intrication, appliquée dans le cas de la physique quantique, est d’ailleurs elle-même d’essence ternaire. Elle suppose trois entités qui sont en interaction fondamentale : le phénomène quantique à observer, le dispositif expérimental permettant les mesures, et la conscience de l’observateur. La particule, l’expérience et la conscience sont ainsi intrinsèquement intriquées dans cette interprétation. De même, et par analogie, on peut en déduire l’intrication systémique d’entités aussi ontologiquement différenciées que le divin, l’humain et le cosmos. De cette nécessaire et systémique intrication, l’on peut induire une forme d’égalité des puissances respectivement cosmique, anthropique et divine dans l’évolution générale du « monde ». Il faudra en tenir compte dans la réévaluation nécessaire de toutes les métaphysiques passées, et dans l’invention des métaphysiques à venir.

___________________________

iCf. Raimon Panikkar. Vision trinitaire et cosmothéandrique: Dieu-Homme-Cosmos. Cerf, 2012

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.