
Śūnyatā, en devanāgarī शून्यता : « Fait d’être vide, d’être désert ». En philosophie : « néant, non-existence; nature illusoire des phénomènes ». Le mot śūnyatā dérive de śūnyā qui signifie « le vide, le néant, la non-existence » (et qui, comme adjectif, a pour sens « vide, désert »). En mathématiques, śūnyā symbolise le nombre zéro. Dans la même famille de mots, il y a aussi śūna, « enflé ; creux ; vide, absence ». Les dictionnaires indiquent que la racine verbale de ces mots est śū ; « enfler ; être puissant, être vainqueur ». Notons que le grec κυεῶ, kueôi, et le latin inciensii dérivent aussi de cette racine śū. Il faut, me semble-t-il, être sensible à l’ambivalence fondamentale de ces valeurs sémantiques. Le « vide » et le « creux » apparaissent comme ce qui se prête à être rempli de force et de puissance, ou bien d’une vie nouvelleiii. Le vide n’est vide que pour un temps, mais est appelé à être (en puissance) empli de non-vide…
Le bouddhisme utilise le mot śūnyatā avec l’acception de « vacuité », c’est-à-dire la vacuité ultime de la réalité, celle des êtres et des choses, leur absence d’être en soi (anātman) et leur manque de nature propre (svabhāva). Un texte fondamental du bouddhisme, le Soûtra du Cœur, dit : « La vacuité est forme et la forme est vacuité ». Il faut bien distinguer cette notion bouddhiste de vacuité de celle de vide. Il est vrai que le mot śūnyatā prête à l’ambiguïté et aux dérives d’interprétations. « Selon le bouddhisme, tout est en essence ‘vacuité’ (śūnyatā), tant le samsāra que le nirvāṇa. Śūnyatā ne signifie pas ‘vide’. C’est un mot très difficile à comprendre et à définir. C’est avec réserve que je le traduis par ‘vacuité’. La meilleure définition est, à mon avis, ‘interdépendance’, ce qui signifie que toute chose dépend des autres pour exister. […] Tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propreiv. » Le concept de śūnyatā a pris une telle ampleur dans le bouddhisme que l’on y distingue de multiples sortes de « vacuités ». L’une des plus paradoxales est la śūnyatāśūnyatā ou « vacuité de la vacuitév », qui porte le numéro 4 dans une liste des vacuités qui en comporte dix-huitvi. Dans le Traité du Milieu, Nāgārjuna précise ce qu’il entend par śūnyatā : « Nous appelons vacuité [śūnyatā] ce qui apparaît dépendantvii » et, au verset suivant, il en conclut : « Puisqu’il n’est rien qui ne soit dépendant, il n’est rien qui ne soit vacuitéviii. » On pourrait, me semble-t-il, poursuivre le raisonnement de Nāgārjuna jusqu’au bout, avec quelque ironie : puisqu’il n’est rien qui ne soit « dépendant », la vacuité elle-même doit dépendre de quelque chose qui n’est pas la vacuité, et qui est donc vide de toute vacuité. La vacuité dépend de quelque chose d’autre, qui est absolument non-vide… Mais quelle est donc la nature de cet autre, absolument non-vide ? Le relatif, c’est le monde phénoménal, qui est plein de vacuité. Quant à l’absolu, il est à la fois absolument vide, vide de tout, y compris vide de vacuité, et donc aussi absolument non-vide. On voit ici que la contemplation directe de la vérité absolue transcende à l’évidence toute conceptualisation intellectuelle, toute dualité entre sujet et objet, ou entre le « vide » et le « non vide ». On peut au moins en dire ceci : la contemplation absolue de la vacuité ne doit pas être en elle-même essentiellement « vide ». D’un point de vue plus philosophique, la vacuité représente en effet l’être en puissance (comme la racine śū de śūnyatā le montre), l’être qui est toujours intriqué avec le néant (apparent) de ce qui n’est pas encore. La vacuité remplit de toute sa puissance l’espace et le temps. Sa nature, c’est de se préparer à accueillir, en puissance, toute nature nouvelle.
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iLe sens de κυεῶ, kueô, est « devenir enceinte, porter dans son sein ». L’adjectif egkuô :« grosse, pleine, enceinte »; kûma « gonflement, enflure », au pluriel kumata « vagues de la mer ».
iiD’où vient le mot français « enceinte ».
iiiLa racine verbale śū est apparentée aux racines verbales sū 1 et sū 2 ; sū 1 : « inciter; imprimer une impulsion, mettre en mouvement; créer concevoir, enfanter; produire » qui a donné le grec uios (« fils »), l’allemand Sohn, l’anglais son ; sū 2 : « qui produit, qui crée, qui enfante », qui donne en sanskrit śvayati « être fort, devenir fort » ; śvayathu« gonflement, tumescence » .
ivRingou Tulkou Rimpotché. « Et si vous m’expliquiez le bouddhisme ? » Éd J’ai Lu, 2004
vAu moyen de cette quatrième vacuité, la vacuité des dharmas intérieurs (adhyātma-śūnyatā), la vacuité des dharmas extérieurs (bahirdhā-śūnyatā) et la vacuité des dharmas à la fois intérieurs et extérieurs (adhyātmabahirdhā-śunyatā) sont éliminées. Il faut comprendre qu’on utilise d’abord les trois premières vacuités des dharmas pour détruire les dharmas intérieurs et extérieurs, puis on utilise cette [quatrième] vacuité pour détruire les trois premières. Cette quatrième vacuité est appelée la vacuité des vacuités : Śūnyatāśūnyatā (शून्यताशून्यता), représentant l’une des seize ou dix-huit vacuités (śūnyatā), selon le Mahāprajñāpāramitāśāstra du 2e siècle, chapitre XLVIII. « Qu’est-ce que la vacuité des vacuités (śūnyatāśūnyatā) ? Cette vacuité des dharmas est vide de vacuité [elle-même] car elle n’est ni éternelle ni transitoire. Pourquoi ? Parce que telle est son essence. C’est ce qu’on appelle : la vacuité des vacuités (śūnyatā-śūnyatā) ».
viJe donne ici, à titre d’exemple, une liste en anglais de dix-huit sortes de śūnyatā (vide, vacuité) dont la vacuité de la vacuité elle-même, la vacuité de l’absolu, de l’essence, de l’existence, de la non-existence…
1. the emptiness of internal dharmas, 2. the emptiness of external dharmas 3. the emptiness of external and internal dharmas, 4. the emptiness of emptiness, 5. great emptiness, 6. the emptiness of the absolute, 7. the emptiness of the conditioned, 8. the emptiness of the unconditioned, 9. absolute emptiness, 10. the emptiness of dharmas without end or beginning, 11. the emptiness of non-dispersion, 12. the emptiness of essence, 13. the emptiness of all dharmas, 14. the emptiness of specific characteristics,15. the emptiness of non-perception,16. the emptiness of non-existence,17. the emptiness of existence,18. the emptiness of non-existence and of existence.
viiNāgārjuna, Madhyamakaśāstra (Traité du Milieu), chapitre 24, verset 18 : yaḥ pratītyasamutpādaḥ śūnyatāṃ tāṃ pracakṣmahe | sā prajñaptir upādāya pratipat saiva madhyamā || 18 ||. Ce célèbre verset doit être interprété avec précaution. Candrakīrti explique que lorsque quelque chose comme une pousse ou une conscience naît en fonction de causes et de conditions (respectivement la graine dans un sol chaud et humide, et le contact entre la faculté sensorielle et l’objet), cela signifie qu’il n’a pas de nature intrinsèque. Or, tout ce qui naît sans nature intrinsèque est ‘vide’ (c’est-à-dire ‘dépourvu de nature intrinsèque’). Selon cette interprétation, la vacuité n’est pas la même chose que le fait de dépendre d’une origine. Tout ce qui est dépendant d’une origine doit être vide, mais cela laisse ouverte la question de savoir s’il existe des choses vides qui ne sont pas d’origine dépendante.
viiiIbid., Chapitre 24, verset 19 : apratītya samutpanno dharmaḥ kaścin na vidyate | yasmāt tasmād aśūnyo hi dharmaḥ kaścin na vidyate || 19 || : « Il n’y a pas de dharma qui ne soit pas d’origine dépendante ; il s’ensuit qu’il n’y a pas non plus de dharma qui ne soit pas vide. »
Bonjour, merci pour votre article. Le suffixe -tā dans śūnyatā (शून्यता, śūnyatā) sert à transformer l’adjectif ou l’état śūnya (शून्य, śūnya, « vide ») en un substantif abstrait désignant la qualité ou l’état de vacuité, d’où la traduction, dans le bouddhisme, par « vacuité » pour śūnyatā.
Je serais intéressé par une éventuelle comparaison, si vous la jugez pertinente, entre śūnyatā (शून्यता, śūnyatā), l’Aïn (אין, ʾEin) des kabbalistes, le vide des 12 Kālīs et le tsimtsoum (צִמצוּם, tsimtsum), afin de voir comment chaque tradition pense et formalise l’expérience du vide ou du retrait, et surtout si, derrière des mots en apparence semblables, se dissimulent bien les mêmes concepts.
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