
Dans les cultures et les civilisations de l’antiquité, chacune semble adopter un point de vue particulier dans ses rapports au divin, quant à la compréhension de son essence. Ainsi, l’Égypte, dès avant la première dynastie, et depuis les textes des sarcophages et le Livre des morts, a célébré avec constance sa confiance en une vie éternelle après la mort, rendue possible par le sacrifice d’un Dieu assassiné puis ressuscité (Osiris). La Mésopotamie a hérité de Sumer la célébration de l’essence féminine de la Divinité suprême (symbolisée par Inanna), et l’énumération éblouie de ses innombrables attributs, de l’amour à la sagesse, de l’art aux sciences, de la paix à la guerre. Israël, après avoir fait tous les efforts possibles pour se distancer et se distinguer de la religion plurimillénaire de l’Égypte, a proclamé à son tour le dogme d’un Dieu « unique », et par conséquent « universel », tout en se réservant paradoxalement le monopole d’une relation élective et privilégiée avec cette universalité intrinsèque. La Grèce a mis en avant la transcendance du divin par rapport à l’impuissance de l’homme soumis à la nécessité, mais elle a aussi magnifié la capacité rationnelle de ce dernier à prendre conscience de sa situation, et sa prédisposition à rechercher toutes sortes de médiations entre l’humain et le divin, y compris poétiques et philosophiques. La Chine s’est distingué par une absence de toute transcendance divine, privilégiant par là-même des formes d’immanence, pouvant être interprétées comme révélatrices d’une passivité active, d’une inaction agissante, ou d’une indifférente expectative, de la part des puissances supérieures. L’Inde, terre mystique par excellence, a assimilé l’âme humaine au divin même. Quant à la Perse, elle fut surtout sensible à l’opposition et à la lutte des principes divinisés du bien et du mal. Autant de cultures, autant de philosophies, autant d’intuitions géniales, en réalité non contradictoires dans leur essence la plus intérieure. Elles irisent, toutes, le génie humain de multiples voies de recherche, dont le panorama total sera sans doute réservé aux lointaines générations, une fois qu’elles se seront dégagées des gangues héritées, et libérées de leurs aveuglantes œillères.
Développant l’idée de la distribution, parmi les peuples, d’intuitions variées mais complémentaires, quant à leurs approches respectives de l’essence du divin, Simone Weil a affirmé que « chaque pays de l’antiquité pré-romaine a eu sa vocation, sa révélation orientée non pas exclusivement, mais principalement vers un aspect de la vérité surnaturellei ». Pour elle, l’identité essentielle entre les diverses traditions l’emporte sur leurs différences apparentes, qui ne seraient que relativement superficielles. Les équivalences cachées l’emportent sur les différences visibles. « Ce qui est explicite » dans une religion « est implicite dans telle autreii ». Il ne faut pas approcher les diverses traditions religieuses en insistant abusivement sur leurs traits distinctifs, ou bien en les résumant trop facilement à ce qu’elles ont apparemment de commun. Il faut avant tout s’efforcer de saisir leurs essences spécifiques, afin de comprendre qu’il ne s’agit là en réalité que d’une seule et unique essence, par-delà des manifestations variées, aussi diverses soient-elles. Si Dieu est « un », comment ne pas concevoir que des peuples multiples approchent cette « unité » de façon idiosyncratique ? Comment d’ailleurs laisser l’idée de l’« un » être monopolisée par une seule religion, puisque toutes les religions témoignent à leur manière de la transcendance de cette intuition universelle ?
Mais comment atteindre l’essence des religions ? Cette essence est peut-être rendue visible par la vie (et la mort) de leurs figures les plus mystiques. « Les mystiques de presque toutes les traditions religieuses se rejoignent presque jusqu’à l’identité. Ils constituent la vérité de chacuneiii. » Platon est, certes, « le père de la mystique occidentaleiv », mais ses principales idées se retrouvent dans les Upaniṣadv. « Le taoïsme aussi est très proche de la mystique chrétiennevi. » Cependant, nous n’en tirons pas toutes les conséquences. Du fait du poids des héritages, et de la courte vie humaine, « chacun vit une seule de ces traditions et aperçoit les autres du dehors ». En conséquence, nous ne nous rendons pas compte que « les diverses traditions religieuses authentiques sont des reflets différents de la même vérité, et peut-être également précieuxvii ».
Placés sur une planète éminemment bondée, bordée de toutes parts par la nuit cosmique, vivant d’une vie brévissime, les humains s’agitent comme des lucioles dans l’obscurité, avant de s’éteindre dans la nuit absolue. Comment ne pas s’étonner alors de l’indécrottable provincialisme de leurs croyances religieuses, oubliant l’essence transcendante de leurs intuitions originaires ? Comment ne pas se désoler de la démagogie mortifère de leurs dirigeants, et de la somnolence actuelle de leurs prophètes ?
Il n’est qu’une voie d’avenir, l’invention d’une méta-métaphysique, accompagnée par la proclamation urbi et orbi d’une supra-religion, qui reconnaîtra en chacune des religions du passé l’infime étincelle qui jadis les faisaient vivre, aujourd’hui étouffée dans la cendre froide des encens.
____________________
iSimone Weil. Écrits historiques et politiques. Gallimard, 1960, p. 76
iiCf. Simone Weil. Attente de Dieu. La Colombe, 1950, p. 140-141
iiiSimone Weil. Lettre à un religieux. Gallimard, 1951, p. 49
ivSimone Weil. La Source grecque. Gallimard, 1969, p. 80
vSimone Weil. Cahiers III, Plon, 1956, p. 136-137
viSimone Weil. Lettre à un religieux. Gallimard, 1951, p. 49
viiIbid. p. 35
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.