
Se vider de la vie. Se vider du désir de la vie. Désirer une vie vide. Ne désirer rien de vivant. Bizarrement, ces désirs-là n’ont rien à voir avec l’idée du suicide. Ils visent plus haut, ils ont tout à voir avec l’absolu. Le vide absolu comble absolument. Bouddha a dit cela, autrement, en un autre temps. Mais notre époque est devenue autre à elle-même ; elle n’est plus pleine désormais que de riens. Elle s’est vidée. Dans ces circonstances, il faut aussi s’y vider, et alors attendre. Attendre quoi ? « Attends, tu verras… ». Quelque chose viendra, du fond de l’abîme, si l’on crie assez fort, et assez longtemps. L’absolu vient du vide, mais Lui, il n’est pas « vide ». Il est plus plein que tous les pleins, plus vide que tous les vides. Il est absolu, bien bien au-delà du plein, au-delà du vide. Il est, avant le néant et avant l’être. Tout ce qui est plein et tout ce qui est vide, tout ce qui existe, tout ce qui est, tout cela est encore totalement irréel, comparé à l’absolu. Il faut l’aimer absolument, l’absolu. Du moins, si on ne le voit pas, il faut aimer l’idée de l’absolu. Il faut l’aimer par-delà la mort et la destruction, par-delà tous les anéantissements et tous les exils. C’est la seule possibilité qui reste ‒ quand tout s’est vidé de sens, quand tout est devenu absolument vide, quand tout a été rejeté dans l’abjection. A ce sujet, m’interpelle cette parole de Simone Weil, peu avant son exil hors de France, alors sous la botte nazie : « Beaucoup de gens ne sentent pas avec toute leur âme qu’il y a une différence du tout au tout entre l’anéantissement d’une ville et leur exil irrémédiable hors de cette villei. » Quatre-vingt-cinq ans plus tard, une autre terreur s’abat sur un autre peuple, et celui-ci vit, tout à la fois, « l’anéantissement » de ses villes et l’imminence de son « exil irrémédiable ». Pour ce peuple-là, se dissout donc absolument la soi-disant « différence du tout au tout » entre l’anéantissement et l’exil. La progression dans l’accumulation de toutes les formes d’horreur est donc toujours possible, on le constate. On peut toujours imaginer pire encore. On sera sans doute, en réalité, en dessous des possibles. Dans ce très bas-monde, on le voit de nos jours, l’anéantissement et tout ce qui s’ensuit peuvent frapper une population entière, dans l’indifférence des puissances, l’impunité des criminels, la suffisance des nantis, l’hypocrisie des exceptions, et tout cela, ignominie suprême, au nom même de l’Éternel. Nous sommes aujourd’hui les témoins effarés de la kénose abyssale de l’Esprit. Cette époque méprisable ne s’en relèvera pas ; elle sera marquée du sceau de l’infamie dans la mémoire éternelle des mondes. Parole de K.
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iSimone Weil. La pesanteur et la grâce. Plon, 1988, p.59
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