L’extinction de l’esprit


« Le mot et la langue » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

Les mots s’installent dans les synapses, ils s’y insinuent comme autant d’hyphesi avides de rencontres obscures, nouant des nœuds sereins et secrets. D’eux-mêmes ils ne brillent que rarement, mais alors paraissent cailloux, précieux ou vils, et seulement cailloux, non ciment, sable, ou mur. Les mots n’exhalent pas de haine ou d’amour. Ils s’étalent en silence sur les pages, comme des croches séparées de bruits blancs. Ils ne vibrent pas, ils s’allongent et se mettent à la ligne, comme à l’armée. Bien que portés à divaguer, ils n’offrent pas d’occasion de surprise, ils se donnent tout de suite à voir, sans entretenir de suspens. Des mots, on en trouve partout aujourd’hui, mais pas dans les grottes de la préhistoire. Y en aurait-il, par quelque bizarre hasard, qu’on ne saurait dire ce qu’ils voulaient dire. Les mots ne durent jamais bien longtemps, quelques centaines d’années ou quelques millénaires tout au plus, mais certes pas un million d’années. Les mots sont lents d’esprit, leur QI est très moyen, pour les comprendre il faut qu’un locuteur les prenne bien en bouche et que la langue les propulse avec de l’air vers l’extérieur, avec la pression de la conviction. Ils ne sont pas fait de feu, ni de cendres, mais seulement d’air et de vide. C’est pourquoi l’on peut dire qu’ils ne sont en somme que des commencements. Un poète qui aimait trop les mots, Mallarmé, n’était pas pour autant bien armé pour discerner leur humilité congénitale, ni pour goûter la certitude de leur inévitable extinctionii, et de donc de leur inanité intrinsèque.

Comment dire les mots, avant que leur extinction leur enlève d’être? Comment prononcer les vers, articuler les phrases ? Comment conter l’écrit ? Il y a autant de modalités du dire qu’il y a de lèvres pour siffler, de glottes pour trémuler, de langues pour parler, de bouches pour aspirer et de poumons pour expirer. Chacun parle selon son souffle, suivant son inspiration. Singulières, les nuances. Variés, les timbres. Bigarrées, les tessitures. Infinies, les dictions. D’où un nombre conséquent, et même admirable, de possibles malentendus et de tentantes mécompréhensions, et aussi tant de commentaires verbeux, d’interprétations agaçantes, d’exégèses exaspérantes. Les dictions dictent leur tempo et leur tonalité. On se laisse prendre à l’évidence passagère de leur musique. De leurs flux et de leurs reflux, que reste-t-il après coup de permanent ? Valéry dit qu’« il est aisé, par un usage très plausible des variables de la diction, de changer un vers qui semblait beau en un vers qui semble atroce ; de sauver au contraire un vers qui est un désastre, en éloignant ou en adoucissant quelque peu les syllabes émisesiii. » Désenchantement convenu de l’écrivain à l’esprit de boutique, connaissant trop bien les ficelles du métier. Ce qui intéresse Valéry, ce n’est pas d’abord le sens ou l’esprit, c’est l’euphonie ou la cacophonie des mots, et la musique du texte. Un poème n’est, selon lui, qu’« une abstraction, une écriture qui attend, une loi qui ne vit que sur quelque bouche humaine, et cette bouche est ce qu’elle est.iv » Poème-matière, ou bol alimentaire? Irréductible corporalité du sens : la bouche est pleine de dentales, de labiales, de sifflantes, de gutturales. Aucun poème n’échappe à la mécanique de l’avalement, de la déglutition, des expectorations, des chuintements, des crachats et des salivations. Le célèbre père de la Jeune Parque ne veut pas se fonder sur le sens, mais seulement sur le « chantv ». Il faut poser la voix très loin de la prose, plate, plane, courante et neutre, travailler les attaques, moduler les trémolos, tenir le ton. Usant d’une image décalée, incongrue, l’auteur de Monsieur Teste s’exerce à l’ironie : « Le poète est un politique qui use de deux ‘majorités’vi. » Métaphore typique de la IIIe République. Quelles sont ces deux majorités ? La première est celle des paroles dans le chant, qui ont pourtant vocation à s’évanouir dans l’insignifiance (du moins dans leur rapport avec la musique), et la seconde est celle de la prose, dont la valeur musicale est presque nulle. D’un côté donc, le chant, de l’autre la prose, et au milieu, c’est-à-dire au « centre » de l’assemblée (« parlementaire »), il y a cette minorité absolue, le vers, « lequel s’établit dans un équilibre admirable et fort délicat entre la force sensuelle et la force intellectuelle du langagevii ». Il faut le redire, Valéry aime moins le sens que les mots, les mots moins que la musique, et la musique moins que le simple rythme. « Surtout ne vous hâtez point d’accéder au sens. Approchez-vous de lui sans force et comme insensiblement. N’arrivez à la tendresse, à la violence, que dans la musique et par elle. Défendez-vous longtemps de souligner des mots ; il n’y a pas encore des mots, il n’y a que des syllabes et des rythmesviii. »

On pourrait bien entendu prendre l’exact contrepied de ces assertions valériennes, qui en soi ne valent rien. Ce serait un jeu. Je n’en ferai rien : à quoi bon de stériles querelles sur les mots, à l’aide d’autres mots encore, s’ajoutant à d’anciens mots, déjà dans le coma, et créant par là-même tant de nouveaux maux multipliant les déjà grands malheurs du monde ? Longtemps Valéry, poète et penseur, ne révéla rien de sa réelle pensée quant aux mots, et quant à leur esprit même. Il fallait qu’elle mature d’abord dans l’ombre de ses cahiers. Et puis un jour, l’esprit de l’époque aidant, il annonça la couleur : « Rien ne mène à la parfaite barbarie plus sûrement qu’un attachement exclusif à l’esprit pur.ix » Valéry, certainement, devait faire in petto une distinction entre « l’esprit pur » et l’esprit tout court ‒ qu’il courtisait tous les matins dans la solitude de l’écriture, en pure perte. « Penser ?… Penser ! C’est perdre le filx. » Quel fil ? Le fil du soi ? Le fil de la pensée elle-même ? Le fil à l’état « pur » ? Quand il ne pense pas, l’esprit file-t-il un mauvais coton ? Que pensait Valéry de son propre esprit ? De ses Cahiers, j’extraie ces idées, pêle-mêlexi : L’esprit n’est que travail, que mouvementxii. Il ne peut connaître qu’une chose à la foisxiii. L’esprit n’est compréhensible qu’en tant que réitérationxiv, mais l’esprit a aussi horreur de la répétitionxv. Un esprit considéré pendant un instant δt ne peut pas être trouvé différent d’un autre esprit. En d’autres termes, un esprit ne peut pas être défini à un instant donnéxvi. « Il y a des moments de mon esprit où je suis comme le maître, et d’autres où je ne suis rien »xvii. Les organes nécessaires à l’esprit sont corporels et inextricablement liés à ceux du corps mêmexviii. La croissance de l’espritxix. « La vie de l’esprit ‒ Rumeur faite de mille, de toutes choses et voix, de toutes tentatives et tentations, de millions d’avortements, d’incidents. La simple vue nette des choses est sa conquête la plus précieusexx« . Penser est être autre que ce que l’on estxxi. Le cerveau est habité par l’instabilité mêmexxii. Chaque pensée touche à l’infinité des autresxxiii. Entre penser et autre il y a une relation réciproque. Penser, c’est communiquer à un autre qui est soixxiv. L’esprit est une réaction qui tend à annuler ce qui arrive de neufxxv.

A lire ces mots, l’esprit de contradiction m’envahit. Esprit quand tu nous tiens ! Je me trouvai foncièrement éloigné du « héros intellectuel » que Valéry jouait à incarner. Je décidai de prendre d’autres chemins, des voix non frayées, par tentation de variation. Voici ce qui me vint à l’esprit : L’esprit pense le mieux en repos, après le travail. Il peut sentir toutes choses ensemble, s’il prend suffisamment de recul. L’esprit ne se comprend que dans son unique singularité. L’esprit se répète sans cesse cette question : qui suis-je pour penser que je suis ? Un esprit est toujours différent de tous les autres esprits, à l’instant t et dans l’éternité. Il se définit ainsi, d’ailleurs. Il y a des moments de mon esprit où je ne suis qu’un très humble serviteur, et d’autres où je suis tout. L’organe principal et véritable de l’esprit, c’est le cosmos tout entier. La métamorphose de l’esprit, voilà l’esprit. La vie de l’esprit est faite de toutes les métaphores imaginables ‒ rencontre, copulation, gestation, naissance, vie et mort, et il est fait aussi de toutes les images qui restent à inventer. Penser c’est advenir à ce que l’on devient, c’est provenir de l’autre en soi, pour revenir à tous les autres « autres », toujours déjà voilés, subsumés sous le tout Autre. Le cerveau est à la fois déserté par le calme et habité par la tempête, et réciproquement, délaissé par l’ouragan, nageant dans les eaux calmes au-dessus des gouffres. Chaque pensée est faite de millions de « dérivées », de la première à la puissance n, toutes intriquées, et qui sont toutes autant de consciences infimes des confins. Entre penser et autre, il y a une relation d’amour fou, entrecoupée de ruptures. Penser vraiment c’est communiquer enfin avec tout ce qui n’est ni soi, ni l’autre. L’esprit est une fulguration assidue, qui ne vit, comme le Phénix, qu’en un perpétuel renouvellement.

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iHyphe : du grec ὑφή, huphè, « tissu », filament à structure cellulaire, dépourvu de chlorophylle, à partir duquel est constitué, par enchevêtrement, le mycélium des champignons supérieurs et des lichens.

iiJ’ai trouvé ce mot (extinction) dans un texte de Mallarmé, brillant, provocateur, quoique intérieurement vacillant, et en quelque sorte mal assuré de toutes les possibles résonances qu’il porte indubitablement en son sein, sans s’en douter, peut-être (notamment dans cette expression délibérément menaçante: « avant extinction ») : « Les mots, d’eux-mêmes, s’exaltent à mainte facette reconnue la plus rare ou valant pour l’esprit, centre de suspens vibratoire ; qui les perçoit indépendamment de la suite ordinaire, projetés, en parois de grotte, tant que dure leur mobilité ou principe, étant ce qui ne se dit pas du discours ; prompts tous, avant extinction, à une réciprocité de feux distante ou présentée de biais comme contingence. »  Le Mystère dans les lettres (Poésies, Gallimard, pp. 286-287) 

iiiPaul Valéry. « De la diction des vers ». Œuvres, volume II. Ed. de la Pléiade. 1960, p. 1255

ivIbid. p. 1255

vIbid. p. 1256

viIbid. p. 1257

viiIbid. p. 1257

viiiIbid. p. 1258

ixPaul Valéry. « Livres ». Œuvres, volume II. Ed. de la Pléiade. 1960, p. 1251

xPaul Valéry. « Cahier B 1910 ». Œuvres, volume II. Ed. de la Pléiade. 1960, p. 579

xiCf. dans les Cahiers de Paul Valéry, l’entrée « Psychologie » dans le volume I de l’édition de la Pléiade, 1973.

xiiIbid. p. 869

xiiiIbid. p. 871

xivIbid. p. 880

xvIbid. p. 1039

xviIbid. p. 882

xviiIbid. p. 888

xviiiIbid. p. 897

xixIbid. p. 905

xxIbid. p. 955

xxiIbid. p. 956

xxiiIbid. p. 963

xxiiiIbid. p. 971

xxivIbid. p. 978

xxvIbid. p. 1072

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