Qu’est-ce que l’Être ?


« L’étant » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2025

La question est : « Qu’est-ce que l’Être ? ». En tant que noumène, l’Être est l’état le plus originaire de la pensée, c’est-à-dire la condition absolue de sa possibilité. En tant que phénomène, l’Être est à la fois présence et présent. Pour la pensée, il est présence, à un double titre, d’abord du fait de son immanence (car sa ‘présence’ est en tout ce qui est) ‒ et aussi, de par sa transcendance. Le paradoxe, dans ce dernier cas, tient en ceci : l’absence (relative) que sa ‘transcendance’ implique peut être considérée comme une sorte de ‘présence’ in absentia. Sur un plan phénoménologique, la transcendance brille certes par son ‘absence’, mais cette absence même représente aussi une forme de ‘présence’, tout comme un creux dans le roc en révèle une veine sous-jacente.

Pour la pensée, l’Être est aussi présent, dans le sens où il se donne à tout ce qui « est » ; il donne le fait d’être à toutes sortes d’êtres (concrets ou abstraits), et plus particulièrement, il donne le fait d’être réellement à toutes les sortes d’étantsi (à tous les êtres concrets qui existent dans la réalité). En leur faisant le présent (le don) de l’être, l’Être est ce grâce à quoi tous les êtres et tous les étants peuvent être présentés au monde, puis, le cas échéant, mis en présence de la conscience, et représentés par la pensée. Présentés ou représentés, ils acquièrent objectivement le statut de présents, ou de représentations, dès lors qu’ils ont été reçus et pensés en tant que tels.

On en retient qu’il appartient à l’essence de l’Être d’être l’être des étants, et qu’il appartient aux étants d’être en ou dans l’Être. La distinction entre ces deux façons d’être ‒ « être l’être des étants » et « être dans l’Être » ‒ permet de mieux éclairer la mutuelle participation, et même l’interdépendance, de l’Être et des étants. En considérant cette intrication, et bien que l’Être soit en soi essentiellement transcendant, il est possible de saisir en partie ce qui, en l’Être, participe à l’existence et à l’être des étants. Réciproquement, pour saisir l’essence des étants, il faut d’abord comprendre l’immanence dans laquelle se tient l’Être, et en laquelle les étants sont immergés. Par cette immanence, l’Être est présent dans les étants, mais, en tant que l’Être leur reste transcendant, il leur est aussi non présent. Autrement dit, d’une part, l’Être contient tous les étants ; toutes les racines des êtres et des existences sont enfouies en lui ; mais d’autre part, les étants restent « en dehors » de l’Être. Se superposent ainsi, sans contradiction apparente, à la fois une essentielle différence, et une réelle intrication, une effective interdépendance, entre l’Être et les étants.

La différence vient de l’Être même, elle lui appartient. Elle correspond à un mouvement propre de l’Être, toujours en devenir ‒ un devenir spécifique, séparé de tous les autres êtres et de tous les étants. Ce mouvement, ce devenir, peut être interprété comme une sorte de présence à soi, toujours plus accrue, et toujours croissante, de l’Être. C’est dans ce sens que l’Être est absolument transcendant : il est le seul « être » à être présent à sa propre transcendance, et il est le seul à pouvoir se la représenter. Il se présente comme un être infiniment ouvert, c’est-à-dire s’ouvrant infiniment à son devenir.

Peut-on dire que l’Être « est » ? On peut le dire à condition d’entendre ici le verbe être dans un sens « inaccompli ». Il s’agit là non pas d’un inaccomplissement tel que celui associé à l’essence des étants, ou encore celui dont témoignent des formules empreintes de pessimisme, comme : « Nous ne sommes pas encore parvenus au cœur de ce mystère de la manifestation de l’Être dans l’étantii. » Nous entendons le qualificatif d’« inaccompli » au sens de la grammaire hébraïque, qui ne distingue que deux modalités verbales, l’accompli (l’action a eu lieu) et l’inaccompli (l’action est en train d’avoir lieu, et continuera d’avoir lieu).

Si l’Être « est », le moi, en tant qu’étant, peut-il dire : « je suis » ? J’en doute. Il peut se dire, d’une part, que l’Être est plus proche de lui que ne le sont tous les autres étants, puisque c’est l’Être qui le fait être ce qu’il est, comme on l’a déjà dit. Mais l’Être est aussi infiniment plus éloigné de tel ou tel « moi » que les autres étants ne le sont les uns des autres. L’Être « est » dans la transcendance, alors que tous les étants restent dans l’immanence. Cette immanence est-elle fermée à toute ouverture, et notamment, à l’« autre », ou à la transcendance ? L’ouverture à la transcendance reste une question elle-même absolument ouverte. Mais l’ouverture à l’« autre » est-elle possible dans l’immanence ? Comment l’étant entre-t-il en interaction avec tous les autres étants, et éventuellement, avec l’Être lui-même ? Comment l’étant est-il présent à son origine, à sa matière, à sa forme et à sa fin propres, pour reprendre un type de vocabulaire inauguré par Aristote ? Autrement dit, l’étant peut-il être consciemment présent aux quatre causes (initiale, matérielle, formelle, finale) de son être ? A priori, on peut conjecturer que tout étant est présent dès son origine et à son origine, sans toutefois avoir de participation active aux causes de son être. Ces causes, en revanche, sont sans doute dans l’Être, pris au sens le plus large qui soit. Cependant, on peut aussi dire que l’Être est (au sens où l’étant est) ‒ seulement pour autant que l’étant est en effetiii. Par là, on voit à nouveau que l’Être et l’étant entretiennent une relation essentielle de corrélation, d’intrication. Mais cette relation n’est pas pensée pour tout étant, ni même seulement pensable. Elle ne peut être pensée pour tel ou tel étant que par un étant qui pense. Et, il faut bien le dire, peu d’étants pensent à l’Être, et moins encore pensent l’Être. Il faut donc prêter une attention spéciale, une considération particulière, à la nature des étants qui pensent l’Être, et qui en ont une conscience personnelle, unique.

L’étant qui pense ne pense pas de la façon qui se laisse entendre, par exemple, à travers le mot Logos. La pensée de l’étant qui pense s’étend pour soi, se meut en soi, se développe en soi et, rarement hors de soi. Dans toutes ces diverses phases, l’étant considère et se considère. Ce mot vient du latin considerare : il est formé du préfixe con– (de cum, avec, ensemble) et de sidus « étoiles formant une figure, constellation » (par opposition à stella qui désigne une « étoile isolée »). C’est un mot qui appartient à la langue des marins et des augures, comme cet autre mot, contemplārī. Le verbe considero, -are signifie « examiner avec soin ou avec respect ». En substituant au préfixe con– le préfixe de-, on a le verbe desidero « cesser de voir, constater l’absence de », d’où « chercher, désirer » ; desiderium « regret, désiriv ». Fulgurance d’une unique et sidérale figure, d’une constellation faite de lumières décalées provenant d’étoiles diverses, et dont l’absence se fait désir. La figure de l’un, la figure unie de tous les regrets et les désirs, recueille les étants, les assemble, et en constelle l’Être.

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iLes « êtres » désignent généralement toutes les entités, concrètes ou abstraites qui existent, comme les êtres humains, les êtres vivants, mais aussi les « êtres de raison », les êtres imaginaires ou symboliques, les êtres du langage etc.

Le terme « étant » (en grec οὐσία, ousia) désigne une entité particulière, une chose ou un être qui existe concrètement. Les étants sont des manifestations spécifiques de l’être. En philosophie, notamment chez Heidegger, les étants (en allemand : Seiendes) sont les choses ou les êtres individuels qui existent dans le monde. Par exemple, une table, un arbre ou une personne sont des étants. Les étants sont donc des réalités concrètes, tandis que l’Être est ce qui leur donne leur existence.

iiHeidegger. Was ist Metaphysik ? Frankurt. Klostermann, 1955, p.23. « Was bleibt rätselhafter, dies, dass Seiendes ist, oder dies, dass Sein ist ? Oder gelangen wir auch durch diese Besinnung noch nicht in die Nähe des Rätsels, das sich mit dem Sein des Seienden ereignet hat ? » (Qu’est-ce qui reste le plus mystérieux, le fait que l’étant est ou le fait que l’Être est ? Ou bien à travers cette réflexion n’arrivons-nous pas encore dans la proximité du mystère qui s’est produit avec l’être de l’étant ?)

iiiCette formule est évidemment analogue à celle employée par Heidegger : « L’Être est seulement pour autant que le Dasein est. » (Cf. Martin Heidegger. Sein und Zeit. Tübingen. Niemeyer, 1949, p. 230). La seule différence est que le mot « étant », que j’emploie ici, a une portée beaucoup plus large que le mot Dasein (« être-là »), employé par Heidegger, et qui est sa manière de désigner l’homme (Homo sapiens). Autrement dit, tout « étant », c’est-à-dire tout être possédant une existence concrète, réelle, donne déjà un signe, il est déjà un symbole que l’Être est. Il n’est donc pas nécessaire que le Dasein soit (avec sa capacité de penser l’être) pour que l’on puisse dire que « l’Être est ».

ivJe remercie le Professeur M. Buydens (ULB) d’avoir mon attention sur l’étymologie de desiderium.

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