Le progrès continuel de la barbarie


« Le port brûle » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

En septembre 1922, pendant la deuxième guerre gréco-turque, la catastrophe de Smyrne a détruit la majeure partie de la cité portuaire de Smyrne, aujourd’hui Izmir, et a causé la mort de plusieurs milliers de chrétiens anatoliens. Selon des témoins oculaires, l’incendie aurait éclaté dans le quartier arménien quatre jours après la reconquête de Smyrne par les nationalistes turcs. Le feu a ravagé les quartiers chrétiens mais a épargné les quartiers juifs et musulmans, et a été accompagné de massacres, faisant près de 2.000 mortsi. Seulement ?, dira-t-on. Presque rien, donc, au regard des multiples tueries de masse qui devaient suivre dans la centaine d’années qui s’est écoulée jusqu’à nos jours… A quoi sert d’ailleurs de faire des comparaisons malsonnantes (aux oreilles des uns) ou trop réductrices et simplificatrices (aux yeux des autres) entre les horreurs d’aujourd’hui et celles d’hier ? Il est toujours utile de rappeler que certains mécanismes propres à l’espèce humaine résistent à l’usure du temps, qu’ils se répètent d’âge en âge, sans discontinuer, et non sans s’aggraver atrocement à l’occasion, bénéficiant de techniques nouvelles. On voit aussi, rétrospectivement, que la « mémoire » de l’humanité, par rapport aux abominations qu’elle engendre en son sein, reste éminemment sélective et qu’elle privilégie invariablement les puissants du jour aux dépens des faibles de toujours. Les « puissants du jour » étaient alors les vainqueurs de la première guerre mondiale, dont on peut penser qu’ils ont en effet largement contribué à établir les bases d’un certain ordre du monde dont l’équilibre devait vaciller bien vite, comme on sait, et dont les implications lointaines continuent de se dérouler sous nos yeux.

En 1939, Henry Miller, séjournant alors en Grèce, évoqua la « catastrophe de Smyrne » dans un récit de voyage, Le Colosse de Maroussi, en des termes qui semblent résonner d’étrange façon avec les événements actuels au Levant. « Cette affaire de Smyrne, qui laisse loin derrière elle les atrocités de la première guerre mondiale, ou même de la présente, on y a , pour ainsi dire, mis la sourdine ; on en a presque purgé la mémoire de l’homme d’aujourd’hui. La singulière horreur qui demeure liée à cette catastrophe n’est pas seulement l’effet de la sauvagerie et de la barbarie turques ; elle vient aussi du honteux et servile asservissement des grandes puissances. C’est l’une des rares secousses qui ait ébranlé le monde moderne, que cette conscience que des gouvernements, dans la poursuite de leurs fins égoïstes, aient pu encourager l’indifférence et réduire à l’impuissance l’élan naturel et spontané d’êtres humains, face à la gratuité et à la brutalité d’un massacre pareil. Smyrne, comme la révolte des Boxers et autres ‘incidents’ trop nombreux pour qu’on les cite tous, fut un exemple prémonitoire du destin qui attendait les nations européennes ‒ destin qu’elles accumulaient lentement sur elles par leurs intrigues diplomatiques, leurs maquignonnages mesquins, leur culte de la neutralité et de l’indifférence face aux torts et aux injustices les plus criants. Chaque fois que j’entends parler de la catastrophe de Smyrne, de la grotesque castration morale dont furent l’objet les représentants des forces armées des grandes puissances, qui se conformèrent sans broncher aux ordres stricts de non-intervention de leurs chefs, tandis que des milliers d’innocents, hommes, femmes et enfants, étaient contraints de se jeter à l’eau comme du bétail, mitraillés, mutilés, brûlés vifs et qu’on leur tranchait les mains quand ils essayaient de se hisser à bord d’un navire étranger, je pense à cet avertissement préliminaire que j’ai toujours vu sur l’écran des cinémas français et que l’on devait projeter sans doute aussi dans toutes les langues du monde, sauf l’allemand, l’italien et le japonais, en toute occasion où les actualités montraient le bombardement d’une ville chinoiseii. Si je me rappelle ce détail, c’est pour la raison très particulière que, la première fois où l’on montra la destruction de Changhai, avec ses rues jonchées de corps mutilés qu’on enlevait hâtivement à la pelle, dans des charrettes, comme des ordures, il y eut dans ce cinéma français un tapage comme je n’en avais jamais entendu auparavant. Le public français était révolté. Et pourtant, de façon pathétique et assez humaine, il était divisé dans son indignation. La fureur des vertueux couvrait de ses cris la colère des justes. Les vertueux, chose plutôt curieuse, trouvaient scandaleux que l’on osât étaler des scènes aussi barbares et inhumaines aux yeux des gens bien élevés, respectueux des lois et amis de la paix qu’ils s’imaginaient être. Ils auraient voulu qu’on les protégeât contre l’angoisse d’avoir à endurer pareil spectacle, fût-ce bienheureusement à trois ou quatre mille kilomètres de distance […] voilà que, par un manque de tact monstrueux et absolument inexcusable, on leur fourrait sous le nez cette tranche de vie nauséabonde, on leur gâchait virtuellement leur paisible soirée de loisir. Telle était l’Europe avant la débâcle actuelle. Telle elle sera demain, une fois dissipée la fumée. Tant que des êtres humains pourront rester assis là, à regarder, les bras croisés, pendant que l’on torture et égorge leurs semblables, le civilisation de sera que creuse dérision, fantôme verbeux suspendu comme un mirage au-dessus d’une énorme marée montante de carcasses et de carnagesiii. »

On pourrait reprendre certains des termes employés par Miller pour décrire, dans le contexte actuel, le sort des habitants de Gaza, ou d’Alep, comme ceux de nombreuses villes de l’ancien « Croissant fertile », mais aussi pour qualifier le rôle effectif des « grandes puissances » à leur égard. Quant à l’attitude des « vertueux » et des « justes » à ce propos, je laisse chacun juge de la manière dont les opinions publiques aujourd’hui s’élaborent, se renforcent, s’aveuglent ou s’assourdissent, dans le courant d’une actualité toujours changeante, et dont personne ne mesure réellement l’accélération, ni la destination prochaine.

Pour ma part, je pense que s’annonce tout simplement la fin d’un certain ordre politique et moral dont l’« Occident » s’est arrogé la primeur et la soi-disant responsabilité, avec une arrogance à nulle autre pareille, mais dont il commence à constater l’effondrement, et à en payer les conséquences à tous les niveaux. L’« Europe », élément fondateur de cet « Occident » fantasmé, si on la ramène à ce qu’on appelle l’« Union européenne », avec ses 450 millions d’habitants, ne représente plus qu’environ cinq pour cent de la population mondiale. Mais surtout, l’hégémonie politique, économique, culturelle et philosophique de cet « Occident » idéologique est désormais en voie de dissolution et de désagrégation. Bientôt, à nouveau, l’Occident pourra-t-il redevenir « great again » ? Je ne le pense pas. L’« Occident » a perdu son idéal et son âme. Ce qui se passe actuellement au Levant lève le voile sur la déchéance croissante de l’Ouest face à l’Est et au Sud. Les décennies à venir vont être terribles. Les « décideurs », qui procrastinent dans nos démocraties effondrées, agonisantes et en « mort cérébrale », comme disait l’autre à propos d’un OTAN atone et aphone, ne sont que des petites personnes, tentant encore de faire illusion, pour conserver de misérables prébendes, ou agiter des hochets sonnant creux.

Tout est à refonder, politiquement, moralement, philosophiquement. Parmi les leçons acquises, et qui resteront pour longtemps présentes dans la mémoire des hommes, il sera désormais quasiment impossible de se référer à la morale édictée par le « Dieu des Armées », le Yahvé Tsabaoth des Écritures, pour fonder un nouvel ordre du monde ‒ tant les thuriféraires de ce dernier auront montré la barbarie absolue avec laquelle ils peuvent agir pour asseoir leur intérêt propre, aux dépens de l’intérêt mondial.

L’ «intérêt mondial » ? Combien de divisions ?

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iJe tire ces informations de Wikipédia, qui précise : « L’origine de cet incendie est fortement disputée : les Grecs et les Arméniens en imputent la responsabilité aux pillards turcs, tandis que les Turcs accusent les chrétiens de s’être livrés à une politique de terre brûlée pour empêcher que leurs biens n’échoient aux musulmans. Mais les témoignages, notamment celui de George Horton, affirment que le quartier arménien était gardé par les troupes turques qui y interdisaient la libre circulation. La destruction des quartiers chrétiens chasse de chez eux 50.000 à 400.000 autres Micrasiates, qui doivent trouver refuge, dans des conditions très dures, sur la côte durant deux semaines. C’est en effet seulement le 24 septembre que des navires de la flotte grecque sont, en partie grâce aux dénonciations par le consul américain Norton de l’indifférence internationale face à ce qu’il qualifie de génocide, autorisés à revenir à Smyrne. Jusqu’au 1er octobre ces navires évacuent 180.000 personnes car outre les 50.000 chrétiens smyrniotes, près de 130.000 réfugiés de toute l’Ionie ont également été acculés à la côte. C’est un prélude de l’échange de populations musulmanes et chrétiennes qui a lieu entre la Turquie et la Grèce l’année suivante, selon les dispositions du traité de Lausanne (1923). Dans son ouvrage paru en 1926, The Blight of Asia, Horton accuse l’armée turque d’avoir sciemment provoqué la destruction de Smyrne pour rendre impossibles tout retour ou indemnisation des réfugiés expulsés. D’après les historiens, entre 10.000 et 100.000 Grecs et Arméniens ont péri dans ces événements. »

iiHenry Miller note ici : « L’avertissement en question était à peu près ceci : ‘Le public est instamment prié de s’abstenir de toute manifestation déplacée’, à la présentation de telles atrocités. On aurait pu tout aussi bien ajouter : ‘Rappelez-vous que ce ne sont là que des Chinois, et non pas des Français’. »

iiiHenry Miller. Le Colosse de Maroussi. Traduction de Georges Belmont. Le Chêne, 1958, p.226-228

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