
Je l’entendis me dire ceci: « Pars ! Va ! Va plus loin ! Va au-delà ! Et, arrivé là, va par-delà l’au-delà même ! Va par-delà l’ombre et la lumière ! Va au-delà de la parole et de la langue, par-delà le bien, et au-delà du mal. Transcende connaissances et sagesses… Dépasse les fins et les confins, surpasse la transcendance même… » L’homme me livrait ces injonctions avec componction, emphase et ironie. Je reconnus qu’elles n’étaient pas dépourvues de toute référence à tel passage de la Genèsei, ou à telle célèbre sūtraii. Je considérais ses expressions et sa gestuelle avec attention. Il semblait vouloir nager toujours d’ahan vers quelque invisible perfection, paraissant désirer une sur-sagesse de lui seul connue ; il tutoyait l’idée de transcendance, comme si elle était une ancienne connaissance, une amie familière et accorte. Partir… Partir… Mais part-on jamais ? Sommes-nous encore en gare ou déjà en partance ? Je pesai mes jours, et je vis qu’ils étaient pleins de divers vides, que par leur nature même ils s’évidaient toujours davantage, et que leur paradis reste encore épars. ‘Les formes reposent à l’évidence sur le videiii’, considérai-je. ‘Mais le vide lui-même a-t-il une forme intrinsèque, cachée, immanente ?’, continuai-je. Ou n’est-il qu’une sorte de néant total, dépourvue de toute forme et de toute matière ? En quoi est-il différent de la ‘vacuité’, qui possède quant à elle une certaine forme, ou tout au moins une disposition, une béance, une ouverture, une offre ? Toute forme, dans l’absolu, n’est-elle pas nécessairement pleine de ‘vacuité’, pour accueillir la matière et l’envelopper de son essence ? Là où il y a forme, il y a donc aussi vacuité, et là où il y a vacuité, il y a forme. Je vis que c’était là une idée de portée très générale. Tous les phénomènes seraient donc des ‘formes’, et tous auraient également pour caractéristique une essentielle vacuité : ils seraient sans substance, sans avenir, sans prégnances, sans liens, sans objet et sans accomplissement. Dans le vide, évidemment, il n’y a ni forme ni sensation, ni objet ni concept, ni existence ni connaissance. Il n’y a ni sujet ni absence de sujet, ni vue ni cécité, ni lumière ni obscurité, ni vie ni mort, ni progression ni cessation, ni souffrance ni joie, ni origine ni fin, ni voie ni clôture, ni connaissance ni ignorance. Il n’y a ni quoi que ce soit, ni rien. En conséquence, il est clair que nous n’appartenons pas à ce vide-là. Laissons donc le vide à lui-même, à son essence sans essence, et occupons-nous d’autres choses, plus consistantes. Demeurons libres et vides de tout vide. Restons-en à l’écart. Appuyons-nous pleinement sur l’idée du plein, ou du moins, sur l’idée qu’‘il y a’, et qu’‘il est’. Éveillons-nous à cet éveil ontologique. Et de cet éveil même, éveillons-nous à nouveau, comme si tout éveil n’était jamais qu’un rêve prémonitoire. Éveillons-nous à l’idée qu’il n’y a pas de parfait et complet Éveil. J’emploie ici un É majuscule, analogue à celui qui trônait au fronton du temple de Delphes, sous la forme d’un epsilon, cet ε qui symbolisait l’initiale de la 2e personne du singulier du verbe être : « tu es ! » (en grec : εἶ, éï). « TU ES ! » disaient les prêtres de Delphes. A qui s’adressaient-ils ? Aux croyants qui doutaient de leur propre être ? Ou bien, pléonastiquement, au Dieu qui ne doutait certes pas de son être, lui qui aimait dire : « JE SUISiv ! », et même, redoublant cette forme : « JE SUIS CELUI QUI SUIS », ou plus exactement, employant l’inaccompli (de la grammaire hébraïque), « JE SERAI QUI JE SERAIv ».
Je décidai de prendre un peu de recul, et d’adopter un point de vue plus général, plus universel peut-être. J’imaginai d’employer conjointement et de façon intimement intriquée ces deux formes verbales, « Tu es ! » et « Je serai ! », comme si elles étaient deux mantras fondateurs et complémentaires, le mantra de la grande révélation, et le mantra du secret ultime et éternel, celui qui ouvre toutes les portes vers un avenir infiniment infini. Par la connaissance de la grammaire hébraïque alliée à celle de la grammaire grecque, on acquiert une connaissance et une sensibilité les dépassant en un sens l’une et l’autre. Mais alors, pourquoi ne pas rêver de dépasser et de transcender toutes les autres grammaires humaines, et imaginer l’ensemble des grammaires possibles, celles dont on peut penser qu’elles sont utilisées dans toutes les civilisations de l’univers, à travers les nébuleuses et les amas galactiques ? Peut-être faudrait-il considérer comme essentiel le fait qu’existent dans le vaste cosmos bien d’autres « visions du monde », et par conséquent d’autres grammaires, à nous inimaginables, inconcevables ? Celles-ci pourraient sans doute exprimer des nuances modales dont nous n’avons pas idée. Par exemple, certaines de ces grammaires pourraient comprendre des sujets à la fois distincts et fusionnels, que, pour en donner quelque idée, nous devrions traduire par des formes à la fois trinitaires et singulières, comme : « Jetuelle » pour « JE-TU-ELLE ». Quant à la conjugaison des temps du verbe, certaines de ces grammaires exo-galactiques pourraient proposer, au-delà des temporalités classiques (passé, présent, futur), des temps « éternels », ou encore « instantanés », ou alors « intriqués ». Le verbe être, dans les grammaires xéno-cosmiques les plus étendues en nuances, pourrait, par exemple, se conjuguer en fusionnant trois temps, et l’on pourrait dire, non seulement « je fus », « je suis », « je serai », mais « je fus-suis-serai ». Dans telle ou telle langue, probablement parlée bien au-delà de la ceinture de Kuiper, on pourrait ainsi aisément dire : « Je-Tu-Il-Elle fus-suis-sera », ou encore : « Je-Tu-Elle-Il fus-es-seront ».
La langue, en vérité, depuis des millénaires, n’a jamais fait que commencer de balbutier. Elle est très loin de nous avoir révélé même seulement quelques-unes de ses propres puissances, quelques-uns de ses rêves.
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iJe pense à l’injonction faite par YHVH à Abraham : « Lekh lekha ! » (Gn 12,1)
iiPar exemple, la Sūtra du Cœur de la Perfection de Connaissance Transcendante.
iiiLe « vide » ne doit pas être confondu avec la « vacuité » (sūnyatā). L’un est d’essence matérielle, l’autre d’essence immatérielle.
iv« Ehyeh acher ehyeh » Ex 3,14
vEn hébreu, la forme verbale « ehyeh », qui est la première personne du verbe « être » à l’inaccompli, doit donc se traduire de préférence par « je serai » plutôt que par « je suis ».
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