Dieu est-il « un », « quatre » ou « trois »?


« Un, Quatre, Trois, Deux? » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Les quatre lettres du Tétragramme, יְהוָה , que l’on peut transcrire YHVH, se lisent respectivement Yod, Hé, Vav, Hé. Dans la Cabale juive, ces lettres sont associées à quatre attributs divins, quatre sefirot. Yod correspond à Hokhmah (la Sagesse). renvoie à Binah (l’Intelligence). Vav est associé à Tiferet (la Beauté) ou à Daat (la Connaissance). Enfin, le final est lié à Malkhout (la Royauté).

Chacune de ces lettres symbolise également l’un des quatre aspects du ‘souffle’ divin animant l’homme, respectivement le ‘souffle du souffle’ (Yod), le ‘souffle’ (), l’‘esprit’ (Vav), et l’‘âme’ ( final). Voici le texte qui décrit ces quatre sortes de souffle: « Le Saint béni soit-il a créé en l’homme YHVH, qui est son saint nom, le Souffle du souffle, qui est appelé Adam. Et des lumières se répandent en neuf éclats qui s’enchaînent depuis le Yod, elles constituent la lumière une, sans séparation ; aussi, le vêtement de l’homme est appelé vêtement d’Adam. Le est appelé Souffle, et il s’accouple avec le Yod, il s’épand en de nombreuses lumières qui sont une. Yod Hé sont sans séparation, c’est ainsi que ‘Élohim créa l’homme à son image, à l’image d’Élohim il le créa… et il les appela Adam’ (Gn 1,27 et Gn 5,2). Le Vav est appelé Esprit, et il est dénommé fils de Yod Hé. Le (final) est appelé Âme et il est dénommé fille. Ainsi y a-t-il Père et Mère, Fils et Fille. Et le secret du mot Yod Hé Vav Hé est appelé Adam. Sa lumière se répand en quarante-cinq éclats, et c’est le chiffre d’Adam mah, ‘quoi ?’i» Les mots hébreux employés pour distinguer ces différentes sortes de ‘soufflesii’ sont nefech (l’âme), roua (l’esprit), et nechama (‘souffle’). Le ‘souffle du souffle’ désigne la ‘fine pointe’ de la nechama, son essence. Sans forcer sur l’interprétation, on pourrait considérer ces quatre ‘souffles’ comme autant de niveaux de ‘conscience’, qui ont chacun leur fonction spécifique. L’âme-nefech est en l’homme ce qui ‘désire’. Elle est intimement liée au corps qu’elle anime. Elle est ‘subsumée’ sous l’esprit-roua qui ‘cherche’, qui ‘s’éveille’ et qui ‘étudie’. Au-dessus, il y a la puissance supérieure du souffle-nechama, qui pousse l’homme à la ‘Sagesse’. La Sagesse est la ‘mère de l’esprit’. Encore au-dessus, il y a le ‘Souffle du souffle’, le souffle de l’amour, nommé aussi le ‘père de l’esprit’. « ‘Mon âme (nefech) te désire la nuit, et mon esprit (roua) te cherche au-dedans de moi’ (Isaïe 26,9). ‘Mon âme te désire’ : le Saint, béni soit-il, déposa deux bonnes couronnes en l’homme, pour qu’il en use dans ce monde : ce sont l’âme et l’esprit. L’âme pour la conservation du corps, grâce aux commandements auxquels elle l’incite. L’esprit, pour l’éveiller à la Torah et pour le guider en ce monde. Si l’âme réussit dans les commandements et si l’esprit parvient à lui faire étudier la Torah, alors une entité plus noble encore descend sur lui, en fonction de sa conduite. Avec ces deux âmes, l’homme chemine dans ce monde, faisant usage d’elles. L’âme (nefech) ne subsiste dans le corps que par l’incitation de l’esprit qui la surplombe. Quand l’homme parvient à servir et à rendre un culte à son Maître avec ces deux âmes, d’en haut s’éveille sur lui une sainte impulsion, qui s’établit sur l’homme et l’entoure de tous côtés, elle l’incite à la Sagesse supérieure pour le rendre digne d’être dans le Palais du Roi. Cette impulsion qui réside sur lui provient d’un lieu élevé. Quel est son nom ? Nechama (‘souffle’). Le souffle est une puissance supérieure à celle qui est appelée esprit. En effet le Saint béni soit-il a destiné celui-ci à l’usage de ce monde tandis que le souffle incite sans cesse à l’usage d’en haut. Il incite l’homme au repentir et aux bonnes actions. C’est une puissance d’en haut, puissance de repentir, mère de l’esprit, et l’esprit est un fils pour elle. Au-dessus de ce souffle il en est qui l’aime. Et quel est son nom ? Le Souffle du souffle. Il est appelé père de l’esprit, il incite l’homme à la crainte, à l’amour, à la Torah, au commandement, qui procèdent respectivement du père, de la mère, du fils et de la fille : Yod père, mère, Vav fils, fille. Et c’est le Tétragramme (YHVH) plénieriii. » Le Nom divin, יְהוָה, YHVH, le Tétragramme qui est dit ‘indicibleiv’, peut donc être interprété comme étant le symbole de quatre sortes de ‘spirations’ — les deux sortes d’‘aspirations’ de l’homme au divin et les deux formes d’‘inspirations’ du divin en l’homme. Pour traduire ces spirations en images plus parlantes pour l’intellect humain, le Zohar utilise les métaphores de la génération (paternité, maternité, filiation), et les figures de Père, Mère, Fils et Fille.

A peu près à la même période (le 13e siècle) et dans la même région du monde (l’Europe occidentale), le christianisme scolastique a théorisé des idées analogues quant aux ‘spirations’, ‘processions’ et ‘générations’ divines. « La procession du Verbe en Dieu prend le nom de ‘génération’, et le Verbe qui procède, celui de ‘Fils’ » écrit Thomas d’Aquinv. Cependant, plusieurs différences entre les approches de la cabale juive et de la scolastique chrétienne, valent d’être notées. Le symbole chrétien des spirations divines est trinitaire (Père, Fils, Esprit), et non pas quaternaire (Père, Mère, Fils, Fille) comme dans le Zohar. Le symbole chrétien évacue toute référence au féminin, alors que le symbole juif donne une part égale aux métaphores masculines et féminines. Enfin, le symbole chrétien s’applique à la Divinité elle-même (les relations de spiration sont internes, propres à Dieu, et forment la substance de sa Trinité), alors que dans le symbole du Zohar, les spirations nouent et lient la Divinité à l’Homme. Thomas d’Aquin explique que deux ‘processions’, l’une d’intelligence et l’autre de volonté (ou d’amour), ‘procèdent’ de Dieu: « Il y a deux processions en Dieu : celle du Verbe et une autre […] La procession du Verbe appartient à l’acte d’intelligence. Quant à l’opération de la volonté, elle donne lieu en nous à une autre procession : la procession de l’amour, qui fait que l’aimé est dans l’aimant, comme la procession du Verbe fait que la chose dite ou connue est dans le connaissant. Dès lors, outre la procession du Verbe, est affirmée en Dieu une autre procession : c’est la procession de l’amourvi. » La « procession du Verbe » est appelée métaphoriquement « génération », pour correspondre à l’image du Père qui « engendre » son ‘Fils’ (le Verbe « engendré »). Cependant, la « procession de la volonté », ou « procession de l’amour », ne peut pas être qualifiée de « génération ». Pourquoi ? La métaphore de la génération implique une relation de similitude ou de ressemblance entre l’engendreur et l’engendré, tout comme le fait de comprendre ou de connaître implique une relation d’assimilation entre le connaissant et le connu, c’est-à-dire entre l’intelligence et la chose intelligible. Par contraste, la métaphore de l’amour, ou de la volonté, ne s’inscrit pas dans la similitude mais vise l’altérité, la différence a priori qui existe entre l’aimant et l’aimé, ou entre le voulant et le voulu. « Entre l’intelligence et la volonté, il y a cette différence que l’intelligence est en acte du fait que la chose connue est dans l’intellect par sa similitude ; la volonté, elle, est en acte, non parce qu’une similitude du voulu est dans le voulant, mais bien parce qu’il y a en elle une inclination vers la chose voulue. Il en résulte que la procession qui se prend selon le caractère propre de l’intellect est formellement assimilatrice, et pour autant il est possible qu’elle soit une génération, car celui qui engendre, c’est le semblable à soi-même qu’il engendre. A l’inverse, la procession qui se prend sous l’action de la volonté, ce n’est pas sous l’aspect d’assimilation qu’elle nous apparaît, mais plutôt comme une impulsion et mouvement vers un terme. C’est pourquoi ce qui, en Dieu, procède par mode d’amour ne procède pas comme engendré, comme fils, mais bien plutôt comme souffle. Ce mot évoque une sorte d’élan et d’impulsion vitale, dans le sens où l’on dit que l’amour nous meut et nous pousse à faire quelque chosevii. » Mais y a-t-il à l’œuvre, en Dieu, seulement la procession de l’Intelligence (et du Verbe) et celle de la Volonté (et de l’Amour) ? Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres sortes de « processions » ? Thomas d’Aquin soulève, rhétoriquement, cette interrogation. « Il pourrait sembler qu’en Dieu il n’y ait pas seulement quatre relations réelles : paternité et filiation, spiration et procession. En effet, on peut considérer en Dieu des relations de connaissant à connu, de voulant à voulu : relations réelles, à ce qu’il semble. Il y a donc plus de quatre relations réelles en Dieu ». Mais aussitôt il réfute cette hypothèse : « Il semblerait plutôt qu’il y en a moins que quatre. Car selon Aristoteviii, ‘c’est un seul et même chemin qui va d’Athènes à Thèbes et de Thèbes à Athènes’. pareillement, c’est une seule et même relation qui va du père au fils : celle qu’on nomme ‘paternité’ ; et qui va du fils au père : on la nomme alors ‘filiation’. A ce compte, il n’y a pas quatre relations en Dieuix. » Alors, combien y a-t-il de « personnes » (ou, ce qui revient au même, de « relationsx ») en Dieu ? Pour les Chrétiens, il y en a trois (Père, Fils, Esprit)xi, alors que les Juifs cabalistes disent qu’il y en a quatre (Père, Mère, Fils, Fille).

Malgré l’apparente familiarité des métaphores utilisées, si anthropomorphiques, il faut souligner que ces questions restent extraordinairement difficiles. D’où la nécessité d’avancer avec prudence. « Des formules inconsidérées font encourir le reproche d’hérésie, dit S. Jérômexii. Donc, quand on parle de la Trinité, il faut procéder avec précaution et modestie : ‘Nulle part, dit S. Augustin, l’erreur n’est plus dangereuse, la recherche plus laborieuse, la découverte plus fructueusexiii.’ Or dans nos énoncés touchant la Trinité, nous avons à nous garder de deux erreurs opposées entre lesquelles il faut nous frayer une voie sûre : l’erreur d’Arius qui enseigne, avec la trinité des Personnes, une trinité de substances ; et celle de Sabellius, qui enseigne, avec l’unité d’essence, l’unité de personne. Pour écarter l’erreur d’Arius, on évitera de parler de ‘diversité’ ou de ‘différence’ en Dieu ; ce serait ruiner l’unité d’essence. Mais nous pouvons faire appel au terme de ‘distinction’, en raison de l’opposition relative ; c’est en ce dernier sens qu’on entendra les expressions de ‘diversité’ ou ‘différence’ des personnes […] ‘Chez le Père et le Fils, dit S. Ambroise, la déité est une et sans divergencexiv’. Et d’après S. Hilairexv, il n’y a rien de séparable en Dieu. Pour écarter d’autre part l’erreur de Sabellius, nous éviterons le mot singularitas (solitude), qui nierait la communicabilité de l’essence divine : d’après S. Hilaire en effet, c’est un sacrilège d’appeler le Père et le Fils ‘un dieu solitaire’. Nous éviterons aussi le terme ‘unique’, qui nierait la pluralité des Personnes ; S. Hilairexvi dit ainsi que ‘solitaire’, ‘unique ‘ sont exclus de Dieuxvii.» Dans cet épais buisson de difficultés, une constante demeure : l’impossibilité de parvenir par la seule raison naturelle à la connaissance de la Trinité. S. Hilaire écrit : « Que l’homme se garde bien de penser que son intelligence puisse atteindre le mystère de la génération divinexviii ! » Et S. Ambroise abonde en ce sens : « Impossible de savoir le secret de cette génération. La pensée y défaille, la voix se taitxix. » Thomas d’Aquin explique : « Par sa raison naturelle, l’homme ne peut arriver à connaître Dieu qu’à partir des créatures. Or les créatures conduisent à la connaissance de Dieu, comme les effets à leur cause. On ne pourra donc connaître de Dieu, par la raison naturelle, que ce qui lui appartient nécessairement à titre de principe de tous les êtres […] La raison naturelle pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l’unité d’essence, et non ce qui a trait à la distinction des Personnesxx

Un. Deux. Trois. Quatre ? Ces quatre nombre « naturels » sont encore beaucoup trop élémentaires, au fond. S’ils ont pour avantage de ne pas trop égarer le chercheur par leur simplicité apparente, et si les métaphores qu’ils incarnent sont en réalité moins numériques que symboliques, ils ne font cependant qu’effleurer la profondeur du mystère.

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iLe Zohar. Le Livre de Ruth. 78 c. Traduit de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1987, p. 82-83. (J’ai légèrement modifié la traduction en employant le mot « souffle » à la place du mot « respir » choisi par C. Mopsik).

iiA la place du mot « »souffle » peuvent aussi être employés les mots « respir » ou « spiration ».

iiiLe Zohar. Le Livre de Ruth. 82 c. Traduit de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1987, p. 125-126

iv Le Tétragramme n’est en fait que relativement « indicible ». Il ne peut être prononcé à voix haute, – sauf une fois l’an, par le Grand prêtre, dans le Saint des saints du Temple de Jérusalem. Il n’est donc pas essentiellement ou absolument indicible. Son énonciation est réservée au Grand prêtre, dans certaines occasions.

v S. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 27 Art. 2, Rép.

viS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 27 Art. 3, Rép.

viiS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 27 Art. 4, Rép.

viiiAristote, III Phys. III 4 (202 b 13)

ixS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 28 Art. 4, Contr.

xComme déjà dit, pour Thomas d’Aquin : « Nous avons montré que le terme ‘personne’ signifie en Dieu la relation en tant que réalité subsistant dans la nature divine. » S. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 30 Art. 1, Rép.

xi« On lit dans la 1ère lettre de S. Jean (5,7) : ‘Ils sont trois qui témoignent dans le ciel : le Père, le Verbe et le Saint-Esprit.’ Et si l’on demande : Trois quoi ? On répond : Trois Personnes, comme S. Augustin l’expose. Il y a donc seulement trois personnes en Dieu. » S. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 30 Art. 2, Contr.

xiiCf. Pierre Lombard, Sent. IV, D.13, ch.2

xiiiS. Augustin, De Trinit. 3. PL 42, 822. BA 15,97

xivDe Fide I, 2. PL 16,555

xvDe Trin. VIII PL 10,233

xviIbid. PL 10,233

xviiS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 31 Art. 2, Rép.

xviiiDe Trin., II.. PL 10,58

xix De Fide I, 10. PL 16,555

xxS. Thomas d’Aquin. Somme théologique I, Q. 32 Art. 1, Rép.

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