

Dans une célèbre upaniṣad, l’ensemble de tous les êtres de l’univers est comparé à une sorte de « miel », lequel serait aussi une figure du Soi universel. La métaphore du « miel » s’appliquant au Soi ainsi qu’à tous les êtres existants, laisse entendre qu’ils sont en effet tous liés, indissolublement, à l’image de l’essentielle onctuosité du miel, lui donnant sa consistance, souple, mobile, étendue, son goût et son odeur, et s’unifiant par elle-même. « Le Soi (ātman) est le miel (madhu) de tous les êtres, tous les êtres sont le miel de ce Soi. Cet Homme qui, dans le Soi, est étincelant et immortel, et l’Homme qui, au plan individuel (ātman), est le Soi, étincelant et immortel — c’est lui qui est le Soi (ātman), il est immortel, il est brahman, il est le Tout. En vérité, ce Soi (ātman) est le souverain de tous les êtres, le roi de tous les êtres. De même que tous les rayons sont fixés au moyeu et à la jante d’une roue de char, ainsi tous les êtres, tous les dieux, tous les mondes, tous les souffles, tous ces êtres (ātman) sont fixés à ce Soii. » Le miel (madhuii) symbolise ici le contact psychique, mais aussi objectif, de tous les êtres de l’univers entre eux, leur interdépendance complète. L’interaction « objective » de toutes les choses et de tous les êtres est ainsi affirmée, et elle s’étend d’ailleurs aux liens avec le Soi, qui porte le nom commun ātman mais aussi le nom propre Puruṣa. Le mot sanskrit puruṣa, पुरुष, a plusieurs niveaux de sens : l’homme par opposition à la femme ; l’être humain ; l’Homme primordial au temps de la création. Dans le Veda, Puruṣa est aussi le nom qui personnifie l’Être, l’esprit divin, ou encore le macrocosme. Il est à noter que, d’un point de vue étymologique, c’est le mot puruṣa quiest à l’origine du mot français « personne ». D’un point de vue philosophique, le puruṣa représente l’homme qui est à la recherche de la « connaissance », non pas à l’extérieur, mais en lui-même, au-dedans de son for intérieur, dans le secret de sa propre « citadelle ». Cette « citadelle » est le lieu du Soi, le Soi sans attaches qui y poursuit librement et invisiblement sa voie, et franchit les différentes étapes de la connaissance. « Le puruṣa est habitant de citadelle, il est dans toutes les citadelles. Mais la citadelle peut l’abriter sans qu’il soit connuiii ». Considérant que le mot sanskrit pur, पुर्, est aussi la première syllabe de puruṣa, et qu’il signifie précisément « rempart ; citadelle, ville fortifiée ; cité », on devine là l’existence d’un jeu de mots entre pur et puruṣa. L’homme (puruṣa) est, par exemple, explicitement comparé à une « citadelle » (pur), dans la Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad. « Il devint un oiseau, entra dans les citadelles (puraḥ-sa), comme Homme, puruṣa (pur-u-sa), il entra dans les citadelles. En vérité, cet Homme (puruṣa) est le résidant de citadelle dans toutes les citadellesiv.»

Or il se trouve que j’ai découvert récemment, dans un ouvrage de Marie-Louise von Franzv, l’une des plus proches collaboratrices de C.G. Jung, un « modèle structurel de l’inconscient » ayant précisément la forme d’une citadelle, avec ses nombreux remparts. La « conscience du moi », notée A, se tient en dehors des remparts de cette cité fortifiée, et se présente non pas comme une entité unique, mais comme autant de groupes armés se lançant dans un assaut, que l’on devine extrêmement difficile, contre la forteresse de l’Inconscient. On découvre dans le modèle proposé quatre sortes d’inconscients défendant la citadelle : 1° l’inconscient personnel, noté B, se tenant sur les hautes tours des murailles, et semblant repousser les tentatives des A, 2° l’inconscient de groupe, noté C, se tenant derrière les B, 3° l’inconscient des grandes unités nationales, noté D, et enfin 4° l’inconscient que forment les structures archétypiques universelles, noté E. Ce dernier, à la différence des A, des B, des C et des D, ne forme qu’une entité unique, soudée, et occupe le centre même de la citadelle.
Alors que la métaphore védique du « miel » est toute de douceur, et de suavité, la métaphore non moins védique de la « citadelle » évoque la bataille, les attaques et la résistance. Évidemment, toute velléité de mettre en opposition ces deux métaphores, tendant à les présenter comme contradictoires, serait superficielle. Elles sont beaucoup plus complémentaires qu’exclusives l’une de l’autre. Mais comment interpréter la profusion des A, des B, des C et des D, en tant qu’elle fait ressortir l’unité de l’E ? L’inconscient représente la somme totale des structures archétypiques et psychiques universelles, que l’humanité entière partage avec elle-même. Lorsqu’un moi « travaille » sur son propre inconscient et atteint par exemple le niveau C, il commence à entrer en contact avec l’inconscient associé à son groupe humain proche (famille, amis,…). Lorsqu’il atteint le niveau D, il entre en résonance avec les grandes unités inconscientes des nations, qui, pour le meilleur ou pour le pire, vont l’emporter dans leurs propres dérives, leurs décadences ou leurs progrès. Il peut aussi finir par atteindre le niveau le plus profond (ou le plus central dans le modèle de la citadelle). Dans ce dernier cas, le moi individuel ne se change ou ne se transforme pas seulement lui-même, mais il exerce aussi en retour une influence invisible sur tous les êtres humains, qui participent de l’humanité entière. En appui à cette idée d’interconnexion universelle, on peut ici citer Confucius : « L’homme noble demeure dans sa chambre. S’il prononce bien ses paroles, il trouve un assentiment à une distance de plus de mille millesvi. » L’inconscient universel est bien comme une sorte de « miel » qui nous contient tous, nous colle et nous maintient tous ensemble dans la glu mielleuse du monde. Ce miel un bien commun qui non seulement nous nourrit et nous fait vivre, mais c’est aussi un bien que nous ne cessons jamais d’alimenter (ou de détruire en partie) par les moindres de nos actions et par les moindres de nos pensées, et de nos désirs, ici-bas.
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iBṛhadāraṇyaka-upaniṣad, 2,5,14-15. Traduction d’Alyette Degrâces, Les upaniṣad, Fayard, 2014, p. 252-253
iiLe mot sanskrit madhu signifie « douceur, miel, sucre ; breuvage enivrant ». Le mot medha, avec la même racine mais une autre vocalisation, signifie « jus, moelle, sève , essence », acceptions assez proches de « miel ». Mais medha signifie aussi , par extension et anagogie, « victime sacrificielle ; sacrifice, oblation », prenant un sens religieux. Le mot medhā, très proche de medha, signifie « vigueur intellectuelle ; intelligence ; prudence, sagesse ». Le mot composé puruṣamedhá , littéralement l’« oblation de la personne » désigne le rituel védique du sacrifice humain (symbolique), c’est-à-dire l’entrée volontaire du « renonçant » dans son renoncement (à tous les biens, à tous les rites, et à tous les « feux », ceux du foyer comme ceux du sacrifice).
iiiCommentaire d’Alyette Degrâces à propos des deux versets : « Il devint un oiseau, entra dans les citadelles (puraḥ-sa), comme Homme, puruṣa (pur-u-sa), il entra dans les citadelles. En vérité, cet Homme (puruṣa) est le résidant de citadelle dans toutes les citadelles» (Bṛhadāraṇyaka-upaniṣad, 2,5,18). Cf. sa traduction, Les upaniṣad, Fayard, 2014, p. 253, note 1090.
ivBṛhadāraṇyaka-upaniṣad, 2,5,18. Traduction d’Alyette Degrâces, , Les upaniṣad, Fayard, 2014, p. 253
vMarie-Louise von Franz. Âme et archétypes. Traduit de l’allemand et de l’anglais par Jeanne Kohli-Dangel, Monique Bacchetta et Etienne Perrot. La Fontaine de Pierre, 2020, p. 79
viCité dans le Yi King, version de Richard Wilhelm, traduit par Etienne Perrot , Librairie de Médicis, 1973, p. 272 (Commentaire sur l’hexagramme 61). Cité par Marie-Louise von Franz, ibid. p.82
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