Conscience et complexité


« Complexité-Conscience » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Depuis des dizaines de millénaires, l’espèce humaine « évolue », multiplicité mouvante, emplie d’espoirs et d’effrois, traversée de savoirs et d’ignorances, constellée de vertus et de manques. Les individus qui la composent vivent au jour le jour des vies singulières, dont la durée est insignifiante au regard des temps cosmologiques. Le contenu de ces vies, les plus glorieuses comme les plus humbles, s’ajoutent au trésor commun de l’espèce. Celle-ci, poursuivant ses propres objectifs (la survie biologique ? La maximisation des divergences évolutives ?), reste indifférente aux destins particuliers. L’humanité représente décidément pour elle-même une entité étrange, indéfinissable. Son essence, son origine et sa raison d’être restent obstinément obscures pour ceux-là mêmes qui la constituent. Les humains ne connaissent ni l’essence de leur être individuel, ni celle de leur espèce. Les générations continuent de naître, et s’écoulent dans l’océan des siècles. A quelle fin ? Dans l’abîme cosmique, les galaxies elles-mêmes ne sont jamais que des lucioles plongées dans la nuit. Face à l’univers, qu’est-ce donc qu’un homme ? Les hésitantes lumières de quelques consciences humaines pourront-elles pénétrer un jour les confins de l’espace, ou contempler la fin des temps ? Tissés d’obscur et d’absence, les humains sont égarés dans un monde beaucoup trop vaste, indifférent à leurs désirs, inflexible devant leurs prières. Piégés par les héritages, submergés par le nombre, épuisés d’impuissances, la torpeur de leurs rêves ne leur permet pas de diriger leur volonté. De leurs fourmillements désordonnés, de leurs agitations contingentes, n’émerge en fin de compte qu’une mobilité exténuée, une inertie incertaine. Les consciences humaines, plus isolées que solidaires, plus séparées qu’unies, plus limitées que libérées, renoncent souvent à se dépasser elles-mêmes. Elles se sentent cernées par un monde clos, des frontières scellées, des esprits murés, et se résignent à cette double séquestration (physique et métaphysique). Elles se tassent dans l’ombre et la nuit. Pourtant, les humains ont bien des soifs, et des rêves latents : ils veulent par exemple se distinguer (dans les foules), s’accomplir davantage (contre d’inévitables inachèvements), se justifier (malgré l’injustice et l’inégalité). Ils jouissent malgré tout de quelques puissances : ils pensent, ils réfléchissent, ils aiment, ils haïssent, ils s’allient, ils se battent, ils conquièrent, ils bâtissent, ils découvrent, ils désirent franchir toujours plus de mers océanes. Après quelques millénaires, il n’y a pas si longtemps de cela, l’Homme se crut soudain « moderne », et commença alors à comprendre qu’il n’était plus, cosmiquement et ontologiquement, au centre de l’Univers… Aujourd’hui, l’affaire est entendue, il se sait relégué dans un coin abscons d’une galaxie marginale, perdue dans quelque superamas. Il s’est désormais tellement persuadé de son insignifiance, que celle-ci n’a même plus de sens pour lui. Il n’a plus de « centre » autour de quoi tourner. Il est fort possible en effet que la notion de « centre », dans un univers en expansion (vers quoi?), n’ait pas réellement de sens. Il est aussi possible que la notion même de « sens » n’ait plus non plus sa place dans un cerveau de plus en plus dépassé par tous les « dépassements » subis au cours de ses périodes de conscience. Et que dire des autres « dépassements » dont il lui paraît bien qu’il lui faudra les subir à l’avenir? Si les mots « centre » et « sens » ne veulent donc rien dire, peut-être faudrait-il user d’autres métaphores, par exemple des figures plus explicites du « déplacement » et du « dépassement » ? Celles de la danse, du saut, de la plongée ? Ou de l’exil et de l’extase ? L’Homme est à l’évidence, pour longtemps encore, coincé sur un étroit et quelconque corps (céleste), à la fragile écorce (terrestre). Il est aussi enfermé en son moi, voilé d’ombres. Il se plaît en conséquence à se fantasmer comme un migrant en puissance, s’orientant sur quelques étoiles, galactiques, ou psychiques. Le philosophe ou le psychologue diagnostiquera cet élan intime de l’âme comme un désir métaphysique d’émigration. L’âme, dont la nature profonde est de se mouvoir toujours, pousserait l’homme à ne pouvoir se satisfaire de quelque « centre » ou de quelque « sens » que ce soit. Sur une planète bondée, surpeuplée, rendue invivable par la violence, l’injustice et la misère, il va falloir tenir compte de l’effervescence biologique et sociale qui résulte déjà de cette compression humaine, de cet entassement, de cet écrasement du nombre, de cet afflux sans fin des foules. Il n’est pas question ici de tomber dans l’anthropocentrisme. Les forces actives derrière ces processus ne sont pas spécifiques à l’humanité. Dans l’entièreté du cosmos, ils ne sont certes pas réservés à la seule planète Terre, mais partout répandus. Ils sont de facto de nature universelle. La pesanteur et la gravitation, les mouvements de translation et de giration, la multiplication des multitudes, la totalisation des totalités, et les compressions qui en résultent, sont des phénomènes d’une banalité cosmique. Il y a certainement, de par les vastes mondes, d’innombrables formes d’évolution, fort différentes sans doute de la nôtre, mais analogues en leurs principes à celles qui façonnent l’Anthropocène : accroissement, compression, complexité, conscience, convergence. De l’existence de ces analogies trans-cosmiques, pourrait surgir l’idée que l’Univers tout entier travaille en tous les lieux qui le composent à fabriquer d’autres « centres » et d’autres « sens ». Ces fabrications entrent peut-être en compétition, d’un point de vue plus élevé encore, qui sait ? Cette guerre des « sens » et des « centres », à l’intérieur même du cosmos, se fait naturellement dans l’immanence, puisque la transcendance est désormais non grata. La science et la philosophie « modernes », que toute idée de transcendance révulse, ont réduit l’Homme à une sorte de machine neuronale et biochimique, certes éminemment complexe, mais essentiellement déterministe, enchaînée aux causes et aux effets. Or, la « modernité » a imposé sa « mode ». Dans les laboratoires, les universités et tous les centres de la doxa épistémologique, sont donc ignorées les leçons des grandes traditions religieuses (la chamanique, la sumérienne, la védique, l’égyptienne, l’akkadienne, la juive, la bouddhiste, la chrétienne, pour en citer quelques-unes, parmi les plus saillantes). Cette « mode » méprise aussi les intuitions visionnaires des poètes ou des mystiques. Tout cela n’est que vain bavardage, babillage d’esprits faibles, disent les « modernes ». Seule compte la certitude des nombres et des faits, la beauté austère et froide des théories et des équations. Il n’y a plus de « Grand Récit » convaincant de l’histoire du Monde, ou de sa Genèse. L’Homme ne serait rien que l’objet non identifiable d’une suite de hasards heureux ou malheureux, soumis aux mors du matérialisme et du déterminisme. Il n’y a que la règle, et jamais d’exception. Il n’y a plus de place pour la singularité de l’espèce humaine. On voit seulement sa banalité cosmique, sa trivialité relative. Même dans le petit monde bariolé de la Biosphère, tous les vivants semblent au fond se ressembler, le ver de terre, le coléoptère et la panthère. Tous les êtres vivants partagent nombre de gènes, et de multiples traits comportementaux, la génération, la croissance, la « conscience », puis le dépérissement et la mort. La Terre garde encore la trace de ces étapes naturelles de l’évolution. Dès la fin du Tertiaire apparurent des animaux « pensants ». Ils étaient dotés d’une sorte de « proto-conscience », préparant la voie des premiers Primates puis des Hominidés et des Hominiens. Il faut dire que la « conscience » est sans doute, sous différentes formes, les plus modestes, comme les plus élevées, chose universellement partagée. Cela n’est pas encore rigoureusement prouvé, mais tout pointe vers ce constat, et il faudrait commencer à en tirer les conséquences. Certes, en chaque homme, une conscience singulière, dotée d’une essence propre, invisible, reste tapie, à l’affût. Mais il faut aussi prendre en compte toutes les myriades de consciences, de par le monde, plus ou moins élevées, plus ou moins volontaires, et qui sont aussi sont capables de s’agréger, de tisser des nœuds, de trame et de chaîne, dans la toile mentale, mondiale. Cette Noosphère putative ne cesse de recouvrir la Biosphère de fins voiles de conscience émergente… Il faut se rendre à l’évidence, l’Homme avec sa « conscience » n’est pas un « accident » du hasard des choses, mais l’un des résultats avérés de forces immenses et pénétrantes, agissant à l’échelle cosmologique, mais aussi au cœur de la matière. Il est le produit d’innombrables transformations énergétiques et de mutations continues, à l’œuvre depuis des milliards d’années, à des échelles insoupçonnables et suivant des logiques parfaitement inconcevables… Parmi les principes fondateurs de l’univers qui ont abouti à l’émergence de la conscience, il importe de rappeler ici que sont constamment à l’œuvre la Quantification de toutes les énergies et la Gravitation, « courbant » l’espace-temps. Depuis l’aube du monde, l’énergie primordiale, celle qui devait irradier l’ensemble de l’existant, a pris des formes granulaires, corpusculaires, photoniques, atomiques. Des premiers états quantiques, produisant particules, corpuscules, atomes, devaient découler dans la suite des temps une infinie variété de combinaisons et de recombinaisons, une valse sans fin de ré-arrangements, une danse continue de quantiques mixtions. D’autre part, les forces de la Gravitation, d’une autre nature que quantique, jouèrent aussi leur partition dans l’immensité cosmique. Sous leur influence à longue portée, la Matière s’agrégea en amas, en galaxies, en étoiles, en planètes. Les forces électro-magnétiques, quant à elles, agirent sans relâche dans les soupes chimiques ainsi densément concentrées. S’y formèrent des molécules toujours plus longues, plus entortillées, plus enveloppantes, comme si elles cherchaient à fabriquer le nid souple, vibrant, de leurs ardentes couvaisons. S’ouvrit alors largement le riche royaume de la chimie organique, où se complurent à l’association et à l’interaction des myriades d’atomes et de molécules, se liant organiquement en gigantesques macromolécules et en protéines de plus en plus protéiformes (c’est le cas de le dire). De celles-ci, surgirent les premières tentatives de proto-vie, puis les composants nécessaires à ce qui devait alimenter les probabilités d’apparition d’autres formes de vie plus élaborées, des formes sans cesse naissantes, d’une inépuisable variété, qui finirent par aller du ciron au potiron, et de la phalène à la baleine.

Ce qui est le plus frappant, dans cette histoire totale, c’est que l’on a pu mettre directement en parallèle (et en synchronicité) la complexité du vivant qui se révèle à l’échelle biologique, et la complexité de l’univers qui se lit à l’échelle cosmologique. En effet, les ordres de grandeur qui interviennent dans la gamme des entités biologiques, depuis les plus simples (les virus) jusqu’aux plus complexes (le cerveau humain), sont analogues aux ordres de grandeur qui séparent les particules élémentaires des superamas galactiques. Surprenant, non ? Autrement dit, le rapport entre la complexité d’un cerveau humain et celle d’un simple virus est analogue au rapport entre la complexité de l’univers entier et celle un seul électroni… De là, on est incité à généraliser, et à supposer que les phénomènes de la vie et de la conscience observés ici-bas dépendent en fait de forces qui intéressent le cosmos tout entier, dans une sorte d’intégration totale. Ces forces universelles, capables de porter la matière à de très hauts degrés de concentration et d’arrangement internes, sont aussi celles qui peuvent affecter les fines structures de nos cerveaux. Étonnant, non ? Il est donc tentant de supposer que, partout dans l’univers où de tels degrés de concentration pourraient apparaître, il faudrait légitimement s’attendre qu’existent des formes de vie et de conscience semblables à celles que nous connaissons sur cette Terre. Plus vraisemblablement même, pour une forte proportion d’entre elles, ces formes de vie et de consciences pourraient s’avérer très supérieures aux nôtres. Il ressort de tout ceci que le niveau de conscience est, partout dans l’univers, le marqueur principal du niveau de complexité atteint par son substrat matériel, provisoire, par exemple celui du système nerveux et cérébral, dans le cas de l’espèce humaine.

La compression générale, dont la Gravitation universelle est une cause efficiente, et un symbole, peut s’interpréter comme un moyen de conserver ensemble, à l’intérieur d’un monde gravitationnellement clos, un nombre astronomique d’éléments constamment réorganisés et réarrangés, et cela pendant des temporalités immenses. Mais comment expliquer que les combinaisons les plus complexes et, de ce fait, les plus prometteuses pour l’avenir, puissent se conserver, perdurer et continuer d’évoluer dans un monde soumis à tant de forces et à tant de pressions, en dépit de leur rareté et de leur fragilité intrinsèques ? Pour dénoter la ténacité dont font preuve de simples molécules, des cellules et divers organismes, quant à survivre et à subsister, on a proposé les expressions de « gravité de deuxième espèce » et de « gravité de complexité ». Tous les êtres veulent persévérer dans leur être, selon la formule spinozienne. Mais la science moderne vit encore sous le signe trop exclusif de l’entropie, de l’usure et de la désintégration universelle, qui contredit à long terme cette persévérance. Il me semble qu’il serait temps de reconnaître, perpendiculairement à l’immanence de l’entropie, ce courant irrésistible de résistance, de complexification et de conscience croissantes. Ce courant de « complexité-conscienceii » se révèle dans l’espèce humaine par l’augmentation continuelle des capacités neuronales et cognitives, mises en évidence par le cerveau humain, sur les temps longs. Plus généralement, il se retrouve dans toutes les autres formes de conscience supportées par les systèmes nerveux présents dans la Nature, et, par évidente conjecture, dans le Cosmos.

Un jour, toutes ces formes de conscience seront appelées à dialoguer, d’une manière ou d’une autre, et à s’unir contre le néant.

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iCf.P. Teilhard de Chardin. L’Apparition de l’Homme. « Les trois peurs de l’espèce humaine et leur remède ». Ed. du Seuil, Paris, 1956, p. 301

iiJ’emprunte cette expression à Teilhard de Chardin.

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