Vers de terre


« Vers en soie » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

Un jour, Teresa compara l’âme à un ver à soie. C’est un savoir de sériculture : restant longtemps inactifs sur les feuilles de mûrier, les vers à soie (Bombyx mori) gardent initialement la forme de « petits grains », que Teresa considérait comme autant de « semences », mais qui sont en réalité des œufs. Quand le ver à soie sort de l’œuf, il doit subir encore quatre mues. Le ver (la chenille) grignote les feuilles, grandit, tisse son cocon de soie, pour s’y enfermer. En ce cocon, le ver se métamorphose en chrysalide. Aux premières chaleurs de l’été, advient l’éclosion. « Au lieu du ver gros et hideux, il sort de chacun des cocons un petit papillon blanc, d’une beauté charmantei. » C’est là une image de ce qui arrive à l’âmeii. La vie humaine est en effet comme celle du ver. Tout comme le ver à soie « se convertit en un beau papillon blanciii », quand le cocon de notre vie est terminé d’être filé, nous devons mourir, pour naître dans une grande blancheur, sous une autre forme.

Cette métamorphose est un grand mystère. Que devient le « soi » de l’homme, sortant de la soie de sa vie ? S’abîme-t-il dans une grandeur qui le dépasse entièrement ? Ou s’élève-t-il ? Puisque ces questions le dépassent, la seule chose qui importe est de continuer de frayer sa voie vers l’avantiv.

Il vient des « ailes » soudainement à ce qui n’était qu’un ver, une larve rampante. Jusqu’où volera le papillon éclatant de blancheur ? Après être resté serré dans son étroit cocon, va-t-il oser monter vers les hauteurs  ? Question purement rhétorique, naturellement. Mais l’étonnant, c’est que bien d’autres métamorphoses l’attendent. Pour les décrire, d’autres métaphores sont nécessaires. On doit changer de registre. Après le ver et le papillon, voilà l’image de la fiancée (« spirituelle ») et de l’union. Cette image est certes bien trop « grossièrev ». Cependant, comment dire autrement qu’il faut alors que « l’amour s’allie à l’amour » ? Cette « union », d’ailleurs, ne dure que le temps d’un regardvi. Tout est encore en commencement. Il est temps que l’âme sorte réellement de son sommeilvii. Il est temps qu’elle entre dans cet autre lieu, que Teresa appelle les « sixièmes demeures », et qu’elle s’y « réveille viii». Alors, l’âme se sent « blessée d’une manière très suaveix ». Son « Époux céleste » la « transperce » d’une « flèchex ». « Elle sent tout à coup un embrassement délicieux, comme si soudain on répandait en abondance un parfum dont l’odeur pénétrerait tous les sensxi. » C’est alors qu’elle désire « jouir de Dieuxii ».

Comme on peut s’y attendre, ce genre d’expérience, rapportée par ces mots-mêmes, suscita « les railleries des confesseurs »xiii. Mais Teresa de Ávila ne s’en émut guère. Il s’agissait, précisa-t-elle, essentiellement de « visions intellectuelles ». Il était question d’entendre, à l’improviste, des paroles « en des profondeurs de l’âme, si intimes et si secrètesxiv ». Elles ont pour objet des choses auxquelles on n’a jamais pensé. « Une seule de ces paroles comprend en peu de mots ce que notre esprit ne saurait composer en plusieursxv. » Le sens qu’elles expriment est parfaitement distinct, et « l’âme n’en perd pas une syllabe ». Les ravissements qu’elles procurent sont de plusieurs sortes. Teresa les décrit avec des métaphores conjugales, faute d’en trouver de meilleures : il y a le « désir de posséder l’Époux », « le courage de s’unir à un Souverain tel que lui et le prendre pour époux », d’« accepter l’union divine », et de « conclure ces fiançaillesxvi ». Que les esprits sarcastiques ne s’y méprennent pas : « Je parle de ravissements, qui soient bien des ravissements et non des faiblesses de femmexvii. » Ils ne sont en rien comparables à un « évanouissement » ou une « perte de connaissance » : ils sont un « éveil xviii» aux choses divines.

On le sait, Teresa, sans cesse, dut affronter ses confesseurs, certes pieux, parfois doctes, mais souvent sceptiques ou ironiques. Elle évoqua aussi par avance les objections qui pourraient lui être faites par ses lecteurs, et usa d’une évasive sincérité, non dénuée de provocation. « Mais, me direz-vous, si les facultés et les sens sont tellement absorbés qu’on peut les dire morts, comment l’âme peut-elle comprendre cette faveur ? Je n’en sais rien, vous répondrai-je ; et peut-être personne n’en sait-il plus que moixix. » Certaines des visions dont elle eut la faveur pouvaient être contées. Pour d’autres, les plus élevées et les plus « intellectuellesxx », les mots lui manquaient. Ceci ne doit pas étonner. Moïse lui-même ne raconta de sa vision du buisson ardent que ce qu’il voulut bien en rapporter, ou plutôt, ce qu’il fut autorisé à en direxxi. Les « vers à soie » ne sont jamais que des « vers de terrexxii », ne l’oublions pas. Comment imaginer qu’ils puissent un jour voler vers l’immensité ? Et pourtant! Qu’on se le dise…

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iThérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.164

ii« Ce qui arrive à ce ver est l’image de ce qui arrive à l’âme ». Ibid. p.165

iii« Meure ensuite, meure notre ver à soie, comme l’autre, quand il a terminé l’ouvrage pour lequel il a été créé. Alors nous verrons Dieu, et nous nous trouverons aussi abîmées dans sa grandeur, que ce ver l’est dans sa coque […] Il meurt entièrement au monde , et se convertit en un beau papillon blanc.» Ibid. p.167

iv« Cette âme ne se connaît plus elle-même. Entre ce qu’elle était et ce qu’elle est, il y a autant de différences qu’entre un vilain ver et un papillon blanc […] L’âme que Dieu a daigné élever à cet état verra de grandes choses, si elle s’efforce d’aller plus avant. » Ibid. p.168

v« Vous avez souvent entendu dire que Dieu contracte avec les âmes des fiançailles spirituelles […] Cette comparaison, je l’avoue, est grossière. Mais je n’en sais point qui exprime mieux ma pensée que le sacrement de mariage […] Ici c’est l’amour qui s’unit à l’amour, et toutes ses opérations sont ineffablement pures, délicates, suaves. […] Or, selon moi, l’union ne s’élève point jusqu’aux fiançailles spirituelles. » Ibid. p.189

vi« Tout se passe très vite, parce qu’il n’y a pas là à donner et à recevoir. Ce n’est qu’une vue de l’âme ; l’âme ne fait que voir d’une manière mystérieuse qui est son futur époux. Ce que les sens et l’intelligence ne lui apprendraient pas en des années et des siècles, elle le voit d’un regard. » Ibid. p.190

vii« Une âme qui prétend à être l’épouse d’un Dieu, et à qui ce Dieu s’st déjà communiqué par de si grandes faveurs, ne saurait, sans infidélité, s’abandonner au sommeil. » Ibid. p.195

viii« Notre-Seigneur la réveille tout à coup comme par un éclair ou par un coup de tonnerre. » Ibid. p.216

ixIbid. p.216

xIbid. p.218

xiIbid. p.221

xiiIbid. p.222

xiiiIbid. p.229

xivIbid. p.232

xvIbid. p.233

xviIbid. p.238

xviiIbid. p.239

xviii« Ceci n’est pas comme un évanouissement où l’on est privé de toute connaissance, tant intérieure qu’extérieure. Ce que je sais, moi, des âmes ainsi ravies, c’est que jamais elles ne furent plus éveillées aux choses de Dieu. » Ibid. p.240

xix Ibid. p.240

xx« Quand l’âme est ainsi enlevée, Notre-Seigneur lui découvre, en des visions imaginaires, quelques-uns de ses secrets, des choses du ciel, par exemple ; ces visions-là, on peut les raconter, et elles demeurent tellement gravées dans la mémoire qu’on ne saurait jamais les oublier. Quand les visions sont intellectuelles, l’objet en est quelquefois si élevé, que les mots manquent pour le traduire. » Ibid. p.241

xxi« Moïse ne put pas dire tout ce qu’il avait vu dans le Buisson ; il dit seulement ce que Dieu lui permit d’en rapporter » Ibid. p.242

xxiiIbid. p.243

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