
Au 19e siècle, le bouddhisme népalais se divisait en quatre grandes écoles philosophiques, les Svābhāvikas, les Āiçvarikas, les Kārmikas et les Yātnikas. La plus ancienne de ces écoles était celle des Svābhāvikas, les philosophes de la « Nature » (Svabhāva, littéralement : « ce qui se produit par soi»). Ce mot s’entendait au sens de la Nature existant par elle-même, comme cause première, absolue, du monde, mais aussi au sens de la nature propre de chaque être – ce qui constitue ce que chaque être est, en essence. Conformément à l’orientation fondamentale du bouddhismei, les Svābhāvikas nient l’existence de tout principe spirituel autonome, ainsi que la réalité de l’âme. Ils ne reconnaissent que le principe de la matière, qu’ils assimilent à celui de la Nature.
En revanche, l’école des Āiçvarikas, ou « théistes » (Īśvara = le « Seigneur »), admettent l’existence d’un Dieu, doté d’une essence intelligente. Les uns le considèrent comme la Divinité unique, et le nomment aussi Ādibuddha (littéralement : « le Bouddha suprême »). Pour d’autres, il est le premier terme d’une dualité dont le second terme est le principe matériel qui lui est coexistant et coéternel, et que l’on vient de voir agir au sein de la Nature.
Les deux autres écoles du bouddhisme népalais, celle des Kārmikas, les sectateurs de l’« action », et celle des Yātnikas, les sectateurs de l’« effort »ii, s’apparentaient à l’école « théiste » des Āiçvarikas, mais s’en différenciaient par le besoin de combattre des formes de quiétisme, lesquelles privaient l’homme à la fois de liberté et de responsabilité, et enlevaient aussi à la cause première tout rôle direct dans le monde.
Petite parenthèse historique : ces éléments d’information sur le bouddhisme tibétain ont été initialement collectées par le Père François-Horace de la Penna, missionnaire au Tibet dans la première moitié du 18e siècle, et mort à Patan au Népal, en 1847. Il avait rassemblé un ensemble de textes sur les divers systèmes de croyances bouddhistes au Tibet et au Népal, et sur leurs divers emprunts ou additions au Panthéon brahmanique. Ses travaux, ainsi que ceux, plus pionniers encore, du Père Agostino Antonio Georgi (1711-1797), auteur de l’Alphabetum Tibetanum (1762), furent repris et longuement commentés par Brian Houghton Hodgsoniii au 19e siècle. Cet ethnologue et naturaliste britannique avait été envoyé comme administrateur colonial au Népal de 1820 à 1843. Il y étudia la littérature bouddhiste, népalaise et tibétaine, dont il fit copier et parvenir 270 volumes aux institutions savantes en Grande-Bretagne, ainsi que 147 volumes à la Société asiatique, fondée en 1822 à Paris par l’orientaliste Eugène Burnouf. Cette généreuse donation permit à ce dernier de documenter son Introduction à Histoire du Bouddhisme indien. L’une des annexes de ce livre traite des multiples noms des Dieux chez les Bouddhistesiv.
Après avoir lu les livres d’orientalistes comme Hodgson, Burnouf, Abel-Rémusat, ou Isaak Jakob Schmidt, j’ai été pris d’une certaine perplexité quant au jugement assez répandu, assimilant le bouddhisme à une forme d’« athéisme ». D’un côté, il est vrai que cette opinion se justifie si l’on se réfère aux principaux textes du bouddhisme primitif et aux paroles mêmes du Bouddha, prônant la « grande extinction » (ce qui est le sens premier du mot nirvāṇa). D’un autre côté, cet athéisme supposé ne me semble pas cadrer avec les textes conservés par les Bouddhistes népalais et tibétains, dont certains ont des accents fortement teintés de théisme, comme on va le voir dans cet article.
De la lecture des sources évoquées ci-dessus, il ressort que, pour les Bouddhistes, les cieux qui s’élèvent au-dessus de la terre sont fort nombreux (au moins dix-huit). Les premiers se trouvent sur les flancs et au sommet du fabuleux mont Mêrou, lequel est à la fois la partie la plus élevée du monde terrestre et le point central du ciel visiblev. Le premier ciel est habité par des génies dont le prince est nommé Gnod-sbyin lag-na gjong-thog en tibétain. Gnod-sbym signifie un « esprit malin », et lag-na gjong-thog désigne un être imaginaire qui tient une bassine dans ses mains. Le Père Agostino Georgi présente ces génies comme occupés à écoper avec leurs bassines l’eau que la mer projette sur le mont Mêru. Le second ciel est habité par des Garuḍas, des oiseaux divins. Le prince qui les gouverne se nomme Pran thog, ou encore Phreng thogs, ce qui signifie « celui qui tient une guirlande ». Ce terme correspond, selon Eugène Burnouf, au sanscrit Sragdhara.
Le troisième ciel est le séjour des êtres qui portent en tibétain le nom de Riag myos, « buveurs et stupides », selon le Père A.A. Georgi. Ces deux monosyllabes se traduisent littéralement par « continuellement enivrés ». Burnouf estime que ces génies toujours ivres sont les Nâgas, des Dragons, lourds et ignorants, que l’on trouve aussi chez les Bouddhistes du Sud.
Le quatrième ciel est habité par les êtres que le P. Georgi nomme les Lha ma yin, c’est-à-dire « ceux qui ne sont pas des Dieux ». En d’autres termes, ces êtres sont des Asuras. Les Asuras sont en effet les ennemis des Dêvas, les Divinités lumineuses dont les Bouddhistes acceptent la notion, empruntée aux anciennes conceptions brahmaniques.
Après les Gnod-sbym, les Garuḍas, les Nâgas et les Asuras, la liste des divinités proprement dites commence avec les Tchaturmahārādjikas, expression sanskrite qui signifie les « quatre (tchatur) grands (mahā) Rois (rādja) ». Les Tibétains les désignent par le nom de Rgyel-tchhen-bji, ce qui signifie la même chose. L’idée même des « quatre grands Rois », gardiens des quatre points cardinaux, est une idée purement indienne, brahmanique. Les Bouddhistes l’ont adoptée telle quelle, mais ils y ont associé la croyance que ces quatre Dieux occupent le degré inférieur d’une échelle composée de six niveaux, qui regroupent tous les Kāmāvatcharas, les « Dieux du désir »vi. Ils habitent la région que les Bouddhistes de toutes les écoles nomment Kâmadhâtu (la région du « désir », Kāma). Au-dessus des quatre grands Rois, le P. Georgi place les Gsum-btchu-rtsa-gsum, « les trente-trois Dieux ». Ces Dieux sont ainsi nommés parce qu’ils gouvernent l’univers, lequel est composé de trente-trois parties (Trayastriṃśa, en sanskrit), à savoir, cinq cieux, huit mers, sept montagnes d’or, douze continents, et une muraille de fer, selon le P. Georgi. Eugène Burnouf estime que cette explication a été inventée après coup par les Tibétains. Il est fermement convaincu que les Trayastriṁśas des Bouddhistes sont exactement les mêmes trente-trois Dieux du Brāhmanisme, ces anciennes Divinités élémentaires et atmosphériques de l’Inde. Pour les Bouddhistes comme pour les Brāhmanes, Indra est le Roi de ces trente-trois Dieux. Le P. Georgi donne à Indra le nom de Kia-cjin, ce qui s’écrit en tibétain Brgya-byin. Ce titre correspond à celui de Śatamanyu (« Celui qui éprouve cent passions, ou cent fureurs ») ou à celui de Śatakratu (« Celui qui a pratiqué cent sacrifices »), nom donné à Indra par les Brāhmanes. Les Bouddhistes ont conservé les quatre catégories dont se composent ces trente-trois Divinités. Les huit Vasus sont les huit Dieux dispensateurs de tous les biens. Les onze Rudras sont les onze Divinités redoutables. Les douze Ādityas sont les douze manifestations du soleil, et les deux Aśvins sont les deux Divinités toujours jeunes. On les invoque aussi dans les Védas ainsi que dans le Zend Avesta.
Juste au-dessus des trente-trois Dieux, c’est-à-dire au troisième étage de la « région des désirs », se tiennent les Yāmas, que le P. Georgi nomme Thob-bral-ba, « ceux qui sont à l’abri des querelles ». On retrouve le nom Yāma chez les Bouddhistes mongols, qui le traduisent par « exempts de combats », selon Isaac Jakob Schmidtvii . Les Bouddhistes chinois pensent que les Yāmas sont ainsi nommés parce qu’ils « mesurent leurs jours et leurs nuits sur l’épanouissement et la clôture des fleurs de lotus », au dire d’Eugène Burnouf. Le mot sanskrit Yāma offre, il est vrai, une large gamme de sens : « contrôle, coercition ; abstinence, ascétisme ; suppression ; veille, garde nocturneviii », ce qui permet nombre d’interprétations.
Le quatrième étage de la « région des désirs » est habité par les Tushiṭas, que les Tibétains nomment Dgah-ltan. Le mot sanskrit Tushiṭa signifie « les satisfaitsix ». J.-P. Abel-Rémusat l’assimile au « ciel de la connaissance suffisantex ». Les Bouddhistes font de ce quatrième étage le séjour privilégié des Tushiṭas, mais aussi le lieu où vient renaître celui qui n’a plus qu’une seule existence à passer sur la terre, parce qu’il est destiné à devenir un Bouddha parfaitement accompli. Il doit encore, pour ce faire, redescendre une dernière fois parmi les hommes pour les aider à se sauver.
Le cinquième étage de la « région des désirs » est le séjour des Dieux nommés Hphrul-dgah. Le P. Georgi a traduit ce nom en latin: gaudium ingens ex prodigiis (« Joie immense venant des prodigesxi »). Isaac Jakob Schmidt l’écrit Nirmâṇavati, d’après la transcription des Mongols, et il le traduit de cette manière : « la région de ceux qui trouvent leur plaisir dans leurs propres transformations ou productionsxii ». Eugène Burnouf préfère traduire Nirmâṇarati par : « ceux qui trouvent leur volupté dans leurs transformations miraculeuses ». On retrouve là l’idée bouddhiste d’une puissance surnaturelle des Dieux : ils peuvent revêtir toutes sortes de formes. Selon Abel-Rémusat, ce ciel a été ainsi nommé parce que les désirs nés des cinq sens y ont été convertis en plaisirs purement intellectuels.
Le sixième étage de la « région des désirs » est habité par les Dieux nommés Gjan-hphrulnbang-bye, que le P. Georgi traduit ainsi : prodigiorum virtute dominantes (« Ceux qui dominent par la vertu des prodiges »). Abel-Rémusat propose : spiritus permutans alienaxiii (« L’esprit convertissant autruixiv »). En sanskrit, l’expression équivalente, Paranirmita vaśavartin, pourrait se traduire, selon Burnouf : « ceux qui disposent à leur gré des formes qu’ont revêtues les autres ». Cette proposition de traduction me semble un peu absconse. Isaac Jakob Schmidt traduit pour sa part : « La région de celui qui agit, suivant sa volonté, sur les transformations des autres », ou encore « la région de celui aux ordres duquel sont toutes les formes, celui qui agit sur toutes les formesxv ». Schmidt fait de ce ciel le séjour de Māra, le Dieu de l’amour et de la passion. Avec ce sixième étage se termine la première des trois régions, celle des désirs et de la concupiscence. Rappelons à nouveau que toutes ces Divinités appartiennent en propre au système bouddhique.
Maintenant, il faut entrer dans une nouvelle région où habitent des êtres plus parfaits encore. Immédiatement au-dessus des Divinités auxquelles on attribue la puissance de transformer à leur gré les autres créatures, viennent les Brahmā kāyikas, c’est-à-dire « ceux qui forment la suite de Brahmā». C’est le nom des Dieux dont Brahmā est le chef, la « troupe de Brahmā» (Brahmā parichadyāḥ). Au-dessus d’eux, il y a les Brahmā purōhitas, « les ministres de Brahmā », ou « ceux qui marchent devant Brahmāxvi», en tibétain Tshangs-pa mdun-na hdon. Au-dessus de ces derniers, on trouve les Mahābrahmās, « les grands Brahmās », en tibétain Tshangs-pa-tchhen-po. On voit que le domaine de Brahmā s’élargit considérablement par la multiplication de ces figures divines qui l’approchent, l’entourent, l’accompagnent, et héritent même de son nom. Les « grands Brahmās »peuplent le ciel supérieur, et leur noms de Brahmās montre que leur sainteté les a élevés à ce très haut rang. Ces innombrables troupes de Brahmās n’empêchent pas que dans les livres bouddhistes du Népal, l’existence d’un Brahmā unique et d’un rang bien plus élevé encore, ne soit à tout instant rappelée. Ce Brahmā est le Brahmā sahāṃpati, « le Brahmā, souverain des êtres qui souffrent ». Il est le Brahmā suprême, bien supérieur à tous les autres Brahmās. On ne peut s’empêcher de voir une analogie avec la pluralité des Élohim subsumés sous l’unique YHVH, dans la Bible hébraïque. Dans le bouddhisme tibétain fourmille, d’un côté, un tohu-bohu de Brahmās, issus d’ères métamorphiques, de strates anciennes, de révélations sédimentaires, formant comme un palimpseste d’intuitions multiséculaires. De l’autre, subsiste l’idée irrésistible d’un Brahmā unique, transcendant tout le reste, idée sans doute la plus ancienne de toutes, certainement la plus originaire, et qui fut encore empruntée par les Bouddhisme au Brahmanisme, pour être mise en scène au-dessus de toutes les multiplicités. Tous les cieux bouddhiques sont peuplés par des êtres qui servent le Brahmā sahāṃpati ; ils constituent par leur ensemble, l’écrin aux infinies facettes, seul digne de l’honneur dû à la grandeur du Dieu suprême.
Mais tout ce que l’on vient de dire n’est encore qu’une entrée en matière. La route est encore longue. Bien d’autres cieux vont être révélés. Tous ces Dieux dont on vient de parler ne relèvent que du premier degré de la Dhyāna (en sanskrit, « méditation, contemplation ») ; ils forment le groupe divin dit de la « première contemplation ».
Immédiatement au-dessus des Mahābrahmās se placent les Dieux dits de la « seconde contemplation », laquelle comprend aussi trois niveaux. Le caractère commun de ces Dieux est leur « lumière », l’éclat de laquelle possède de multiples degrés. Le premier niveau est occupé par les Parīttābhas, qu’on nomme en tibétain Od-bsal, « ceux qui ont une faible lumière ». Au-dessus de ces Dieux, dont la radiance est « limitée », on trouve les Apramāṇābhas, c’est-à-dire « ceux dont l’éclat est incommensurable ». Jean-Pierre Abel-Rémusat traduit en latin : fulgens sine finexvii, « fulguration sans finxviii ». Enfin, au-dessus encore, au troisième et dernier étage de cette sphère, viennent les Ābhāsvaras, « ceux qui sont tout éclat ». Le Ji yao 集要, ou Vocabulaire bouddhique pentaglotte, les rend en tibétain sous la forme Od-gsal, « ceux qui ont un éclat resplendissant ».
Il est temps d’entrer à présent dans la région de la « troisième contemplation ». Ici, les Dieux ont pour attribut commun la vertu et la pureté. Au premier niveau de cette région, ils ont pour nom Parīttaśubhas, « ceux dont la pureté est limitée ». Au-dessus, se trouvent les Apramāṇa śubhas, « ceux dont la vertu est incommensurable ». Le troisième niveau est habité par les Çubhakritsnas, « ceux qui sont toute pureté », « ceux qui ont une pureté absolue ».
Au-dessus de la sphère du troisième Dhyâna, se déploie encore la région de la quatrième contemplation, qui comporte huit degrés selon Burnoufxix. Le premier degré est occupé par les Anabhrakas ou « ceux qui sont sans nuages ». Ensuite viennent les Puṇyaprasavas, dont le nom est susceptible de plusieurs interprétations : « ceux qui naissent de la pureté », « ceux qui produisent la pureté », « ceux dont les productions sont pures ». Au troisième niveau de la sphère de la quatrième contemplation, se trouvent les Vrihatphalas, « ceux qui ont les grandes récompenses », puis viennent les Avrĭhas, dont le nom n’est pas clair pour Burnouf. Il propose les traductions suivantes : « ceux qui ne croissent pas », « ceux qui ne font pas d’efforts ». Pour Abel-Rémusat, c’est « le ciel où il n’y a pas de réflexion, c’est-à-dire où les dieux, pendant toute la durée de leur vie, sont exempts du travail de la penséexx ». Encore au-dessus viennent les Atapas, « ceux qui n’éprouvent pas de douleurs. ». Isaac Jakob Schmidt traduit ce nom par « les Dieux exempts de souffrance ». Au sixième niveau, il y a les Sudrĭças, « ceux qui voient bien ». Abel-Rémusat traduit en latin: spiritus bonus vivus (ceux à « l’esprit bon et ardent »). Au septième niveau demeurent les Sudarçanas, « ceux qui sont beaux à voir ». J.-P. Abel-Rémusat commente: c’est « le ciel des dieux qui voient admirablement tous les mondes répandus dans l’espace; celui des dieux pour qui tout est présent et manifeste, sans restriction et sans obstaclexxi ». Au-dessus de ces Dieux, B.H. Hodgson place les Sumukhas, « les Dieux au beau visage ». Enfin, au huitième niveau, se trouvent les Akaniṣṭhas, « les plus élevés », littéralement « ceux qui ne sont pas les plus jeunes, ou les plus petits » (en sanskrit, kaniṣṭha est le superlatif de kanā, « jeune, petit »), en tibétain, Og-min, « ceux qui ne sont pas inférieurs ». Abel-Rémusat traduit ici par princeps supremus, le «chef suprême ».
Après cette longue montée à travers ces « cieux » successifs, au nombre de dix-huit, il faut souligner que pour les premiers, ceux qui s’étagent entre les « quatre grands rois » et les « grands Brahmās », ce sont les conceptions brahmaniques qui dominent. Ensuite, tout est bouddhique, jusqu’aux Akaniṣṭhas (et au-delà). Les Bouddhistes ont en effet introduit deux ordres de Divinités jusqu’alors inconnues, dont la puissance, la perfection, la lumière et la pureté augmentent à chaque niveau. Les quatorze cieux bouddhiques, s’ajoutant aux quatre cieux de brahmaniques, constituent le monde des « formes », divisé en quatre sphères de contemplation. Mais il faut encore citer les Dieux qui résident dans le monde « sans forme », le monde de l’immatériel et du vide. Jean-Pierre Abel-Rémusat le décrit ainsi : « Dans le monde des êtres immatériels, il y a encore quatre classes de Dieux: ceux qui, fatigués des liens de la substance corporelle, résident dans le vide ou l’immatériel ; ceux qui n’ont de lieu [substratum] que la connaissance, parce que le vide est encore trop grossier pour eux ; ces Dieux qui n’ont pas de lieu ; et les derniers de tous, placés au sommet du monde des êtres immatériels, qui n’ont ni les attributs des Dieux non pensants et sans localité, ni ceux qui appartiennent aux Dieux dont la connaissance est l’unique localité : définition qui ressemble trop à du galimatias pour que j’entreprenne de l’éclaircir en cet endroitxxii ».
Du galimatias ? Ou est-ce un raffinement ultime de la pensée bouddhique la plus authentique ? Pour sa part, Isaac Jakob Schmidt a formulé une théorie philosophique de cette région « sans forme » : l’infinité de l’espace et l’infinité de l’intelligence y sont dépassées, ou plutôt couronnées, par un ciel dans lequel il n’y a plus désormais ni idées ni absence d’idéesxxiii. Cette double négation peut nous renvoyer, me semble-t-il, à l’un des plus célèbres hymnes spéculatifs du Véda, l’Hymne à la Création ou Nâsadîya sûkta :
Ni le non-Être n’existait alors, ni l’Être.
Il n’existait l’espace aérien, ni le firmament au-delà.
Qu’est-ce qui se mouvait puissamment ? Où ? Sous la garde de qui ?
Était-ce l’eau, insondablement profonde ?
Il n’existait en ce temps ni mort, ni non-mort ;
Il n’y avait de signe distinctif pour la nuit ou le jour.
L’Un respirait de son propre élan, sans qu’il y ait de souffle.
En dehors de Cela, il n’existait rien d’autrexxiv.
Il faut enfin noter l’absence, dans cette longue série de cieux et de Dieux, des êtres quintessentiellement bouddhiques, qui sont bien au-dessus des Dieux : à savoir les Bodhisattvas et les Bouddhas. « Il faut remarquer que cette longue classification ne comprend pas les Bodhisattvas, ni surtout les Bouddhas, dont les perfections morales et intellectuelles sont infiniment au-dessus de celles de tous les dieux des divers ordresxxv ».
Pourquoi infiniment au-dessus ? Les Dieux ne sont pas éternels. Ils doivent naître et mourir comme les autres êtres, bien que pouvant vivre pendant des périodes immenses. Indra, roi des Dieux du Sou Mêru, vit 36 millions d’années. Un « grand Brahma » vit la durée d’une « révolution du monde », soit un milliard et trois cents millions d’années. Un Dieu de la quatrième contemplation (un Dieu « exempt de pensée ») vit cinq cents de ces « révolutions du monde ». Et un Dieu du dernier niveau du monde immatériel vit quatre vingt mille « révolutions du monde »xxvi. Malgré ces immenses échelles de temps, il leur advient « des signes de décadence qui leur annoncent une fin plus ou moins prochainexxvii ». Au bout d’un certain temps, ils ne chantent plus aussi joyeusement, la lumière qui émane d’eux s’affaiblit, leur vue perd de son acuité. Ce ne sont là que de petits signes avant-coureurs. Cinq autres grands signes indiquent leur mort prochaine : leur robe commence à se tacher d’elle-même, les fleurs dont ils sont couronnés se fanent, de leurs corps émanent des odeurs de transpiration, ils exhalent des vapeurs fétides, et enfin, ils commencent à s’ennuyer dans le ciel qui leur a pourtant été source de tant de délices…
Toutes les conceptions que l’on vient d’évoquer sont-elles contemporaines du Bouddha Śākyamuni, ou plus tardives ? Eugène Burnouf renonce à trancher ce point. On peut seulement dire que ces conceptions sont anciennes dans le Bouddhisme, car elles appartiennent aux deux grandes écoles, lesquelles n’ont commencé à se séparer du tronc commun que trois siècles avant notre ère. La plus notable est la croyance aux quatre niveaux de contemplation que Śākyamuni et ses premiers disciples sont réputés avoir franchis successivement. Chaque niveau de contemplation, chaque Dhyāna, correspond à un genre de spéculation philosophique, auquel les divers Dieux ont en quelque sorte lié leurs noms, supposément parce qu’ils s’y sont livrés de préférence. Et il y a cet au-delà de toutes les contemplations : il y a cette idée que le Bouddha finira par s’unir à la Prajñā pāramitā, au Nirvāṇa parfait. Pour les Bouddhistes, la création de tous les mondes n’est pas l’œuvre d’un Dieu créateur, elle est le résultat nécessaire de la conduite des êtres moraux qui les habitent, et qui les transforment en se transformant.
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iCf. Dhammapada, Prajna Paramita, Dīghanikāyo, Majjhimanikāyo, Saṁyuttanikāyo, Aṅguttaranikāyo, Khuddakanikāyo, Lankavatara Sutra…
iiPar action, il faut entendre l’action morale accompagnée de conscience (conscious moral agency), et par effort, l’action intellectuelle accompagnée de conscience (conscious intellectual agency), selon B.H. Hodgson. Essayson the Languages, Literature, and Religionof Nepaland Tibet.Ed.Trübner. Londres, 1874
iiiB.H. Hodgson. Essayson the Languages, Literature, and Religionof Nepaland Tibet.Ed.Trübner. Londres, 1874
ivEugène Burnouf. Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien. Paris, 1876. Note IV (Second mémoire, section II, page 180, note 1).
vSelon la définition donnée par Jean-Pierre Abel-Rémusat (le premier sinologue de la sinologie française).
vi« Quelque supérieurs que soient les dieux aux passions humaines, il en est une dont ils ne sont pas complètement exempts, au moins dans les régions inférieures. Ceux qui habitent dans les deux étages terrestres, sur les flancs et au sommet du mont Sou Merou, c’est-à-dire les rois des quatre points cardinaux et les trente-trois, ne sont pas étrangers à la distinction des sexes : aussi s’unissent-ils à la manière du siècle. Les dieux du Yâma se propagent par de simples embrassements ; ceux du Tous’ita, par l’attouchement des mains. Ceux du ciel de la joie de la conversion ont si peu de désirs, qu’ils se bornent à des sourires qu’ils échangent entre eux. » Note de Jean-Pierre Abel-Rémusat à propos du chapitre XVII du livre de Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki, ou Relation des royaumes bouddhiques, p.145
viiIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, t. I.
viiiGérard Huet. Dictionnaire Héritage du Sanskrit.
ixMonier Monier-Williams, A Sanskṛit-English Dictionary. Oxford, 1960 (1re édition 1899).
xChy Fa Hian. Foě Kouě Ki, ou Relation des royaumes bouddhiques. Trad. Jean-Pierre Abel-Rémusat. p.145
xiMa traduction.
xiiIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 24, et t. IV, p. 216.
xiiiVocabulairebouddhique pentaglotte, Traduction manuscrite en latin du Ji yao 集要 par Jean-Pierre Abel-Rémusat. sect. 49, n° 6.
xiv« Et enfin les dieux du sixième ciel, où l’on convertit autrui, n’éprouvent presque aucun sentiment de concupiscence; les regards mutuels sont les seules marques de désir qu’ils s’adressent les uns aux autres, et ce moyen suffit à leur propagation ». Note de Jean-Pierre Abel-Rémusat à propos du chapitre XVII du livre de Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki, ou Relation des royaumes bouddhiques, p.145
xvIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoires de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, t. II, p. 24, et t. IV, p. 216.
xviLe mot sanskrit purōhita signifie « ministre ; appointé ; celui qui marche devant le roi ».
xviiVocabulairebouddhique pentaglotte, Traduction manuscrite en latin du Ji yao 集要 par Jean-Pierre Abel-Rémusat.
xviiiMa traduction.
xixMais Abel-Rémusat en compte neuf. « Les dieux de la quatrième contemplation [sont] répartis dans neuf cieux différents. Celui d’en bas est appelé sans nuage, parce que les dieux qui l’habitent n’ont plus besoin de l’appui que les nuages prêtent aux dieux inférieurs. Le ciel immédiatement supérieur est celui de la vie heureuse. On trouve ensuite, en remontant, celui des grandes récompenses; le ciel où il n’y a pas de réflexion, c’est-à-dire où les dieux, pendant toute la durée de leur vie, sont exempts du travail de la pensée; le ciel sans fatigue, le ciel où les dieux ont atteint le terme de la pensée, pures intelligences sans soutien, sans localité, libres, exemptes de trouble; le ciel des dieux qui voient admirablement tous les mondes répandus dans l’espace; celui des dieux pour qui tout est présent et manifeste, sans restriction et sans obstacle; enfin l’Aghanichtâ, ou le ciel des dieux qui ont atteint le dernier terme de la ténuité de la matière […] Quelques-uns placent, au-dessus de l’Aghanichtâ, le ciel du suprême seigneur, Mahêśwaravasanam ». Cf. Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki, ou Relation des royaumes bouddhiques, p.145-146
xxNote de Jean-Pierre Abel-Rémusat à propos du chapitre XVII du livre de Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki, ou Relation des royaumes bouddhiques, p.146
xxiIbid. p.146
xxiiFoě Kouě Ki, p. 146.
xxiiiIsaak Jakob Schmidt (1779–1847). Mémoire de l’Académie des sciences de S.-Pétersbourg, t. I, p. 101 et 102. Voyez encore le même recueil, t. IV, p. 217.
xxivRg-Veda X, 129, 1-2. Trad. L. Renou
xxvJean-Pierre Abel-Rémusat. Chy Fa Hian. Foě Kouě Ki, ou Relation des royaumes bouddhiques, p.146
xxviIbid. p.146
xxviiIbid. p.147
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