Toute langue a son génie, ses secrets. Quiconque parle une langue, fût-ce excellemment, ne la connaît jamais vraiment, absolument, intégralement. On la parle, et on frôle à tout moment ses abîmes, on survole ses cimes, sans le savoir, en aveugle, en ignorant. Rien de surprenant à cela. L’homme est à lui-même une énigme.
Trois exemples tirés d’une langue ancienne tenteront de montrer les implications considérables de ce constat.
Le verbe hébreu נָהַר (nahar) signifie « luire, briller de joie »i. Le mot נָהָר (nahar) qui en dérive signifie « torrent, fleuve ». Au féminin, ce mot devient נָהָרָה (nahara) et signifie « lumière ». Et dans une vocalisation différente, attestée en chaldéen, נָהִירוּ (nahiru) signifie « sagesse ».
La lumière, la joie, l’eau vive et la sagesse paraissent en hébreu tissées ou nimbées d’une même substance, pourrions-nous dire.
Le fait curieux, c’est que la langue grecque, de façon tout-à-fait indépendante, aime aussi allier le sens de la lumière, l’idée de la joie et l’apparence de l’eau, comme dans cette expression d’Eschyle dans le Prométhée enchaîné : ποντίων τε κυμάτων άνήριθμον γέλασμα, «le sourire innombrable des vagues marines».
Dans d’infimes hasards heureux, telle ou telle langue, comme par inadvertance, révèle son génie propre.
Voyons un autre exemple, basé sur les glissement des sens et les ruptures qu’ils permettent. En hébreu biblique, l’adjectif עָמֵק (‘ameq) signifie « profond, impénétrable », comme lorsque Isaïe parle d’un « langage inintelligible »ii, ou bien lorsque le Psalmiste ou Job en font un attribut du « cœur »iii. Avec la vocalisation עֵמָק (‘emaq) le mot signifie « vallée », ce qui pourrait être une sorte de métonymie de la ‘profondeur’, ou bien au contraire un antonyme de l’ ‘impénétrabilité’, comme dans ce verset : « Il n’est pas un dieu des vallées ».iv Les mots ont leur propre vie, une certaine liberté de permuter leurs lettres, pour jouer avec l’esprit de ceux qui les parlent. Il suffit de modifier la dernière lettre du mot עָמֵק pour en inverser (profondément) le sens : עמּה signifie « près de, vis-à-vis, contre ». Est-ce un encouragement à penser, fût-ce inconsciemment, que l’idée de ‘profondeur’ n’est pas incompatible avec celle de ‘proximité’ ?
Un troisième exemple fera peut-être ressortir les capacités intrinsèques d’un mot à témoigner à lui tout seul du rêve secret de la langue, et de ceux qui la parlent. Ainsi le verbe עָלַם (‘alam) signifie « cacher, être ignoré ». Comme substantif, le même mot עָלַם signifie « éternité ». Enfin, le mot עֶלֶם (‘elem) signifie « enfant ».
Si l’on enlève les signes de vocalisation (apparus d’ailleurs fort tardivement dans l’histoire de la langue hébraïque), on a le mot עלם, dont seul le contexte livre le sens : ‘cacher’, ‘éternité’ ou ‘enfant’.
Mais si l’on pose cette phrase imaginaire : עלם עלם עלם, comment la comprendre ? ‘L’enfant a caché l’éternel’ ? ‘L’éternel a ignoré l’enfant’ ? ‘L’enfant caché – l’éternité’ ? ‘L’enfant – l’éternité ignorée? Ou encore cette trinité aux allures de mystère à décoder : ‘L’Éternel – L’Enfant – Le Caché’.
Dans toutes les langues, sans doute, et par nature, abondent de telles surprises, piquantes, profondes ou confondantes. Il n’est pas possible, malheureusement, de les recenser toutes, faute d’un savoir et d’un temps infinis. Ce sont des pépites dormantes, oubliées, jusqu’au moment où le sort ou le poète leur permettent de s’évader de leur gangue verbale. Or obscur, lumière sous le boisseau, elles témoignent, improbables, mais sûres, du mystère – de sa présence, et de son présent.
iCf. Is 60,5
iiIs 33,19
iiiPs 64,7. Jb 12,22
iv1 R 20,28
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